Campus n°119

«Dans le passé, la mer est montée de 16 mètres en trois siècles!»

d’inestimables trésors scientifiques renseignant sur le climat du passé, la biodiversité des bactéries de l’extrême, l’activité volcanique et les risques de tremblements de terre se cachent dans la croûte océanique. Explications avec Gilbert Camoin, un chercheur qui aime forer des trous dans les roches

Forer dans les fonds océaniques n’est pas une sinécure. Il faut parfois traverser des milliers de mètres d’eau avant de pouvoir creuser des centaines ou des milliers de mètres supplémentaires dans la roche. Sans compter qu’il s’agit ensuite de récupérer intactes les carottes retirées du sous-sol afin d’en tirer toutes les informations scientifiquement utiles. Le défi technologique est donc de taille, d’autant plus que l’environnement est parfois extrême, comme celui des Pôles ou de la haute mer. Mais le jeu en vaut largement la chandelle, estime Gilbert Camoin. Ce géologue français, directeur de recherche au CNRS est aussi le directeur de l’European Consortium for Ocean Research Drilling (ECORD). Il était présent à Genève à l’occasion du Congrès international de sédimentologie qui s’est tenu à l’Université fin août. Rencontre.

Campus: Quel est le rôle d’ECORD?

Gilbert Camoin: ECORD est un consortium européen qui regroupe les efforts dans le forage océanique scientifique. Seize pays européens (dont la Suisse) ainsi que le Canada et Israël en sont membres. Il représente une des trois composantes d’un programme plus vaste, l’IODP (International Ocean Discovery Program), qui compte également les Etats-Unis (associés au Brésil, l’Inde, la Corée, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et la Chine) et le Japon. Chacun de ces trois opérateurs fournit de l’argent, des bateaux et des équipes techniques capables de forer sous les océans dans différents environnements, d’en retirer des carottes et d’envoyer différents instruments dans les trous pour y mesurer des paramètres physiques, chimiques ou biologiques.

Ces trois opérateurs sont-ils concurrents?

Ils sont plutôt complémentaires. Le navire américain JOIDES Resolution est capable de forer entre 100 et 5000 mètres de profondeur d’eau et, à partir de là, de creuser des trous de 1000 à 4000 mètres de plus. C’est une technologie proche de celle de l’industrie pétrolière. Les Japonais, eux, possèdent le Chikyu qui est un monstre de technologie de 210 mètres de long et qui peut forer des puits de 1000 mètres par plus de 8000 mètres d’eau. Il a réalisé une telle prouesse il y a deux ans, dans la zone de l’épicentre du tremblement de terre de mars 2011 qui a provoqué un énorme tsunami et l’accident nucléaire de Fukushima.

Qu’en est-il des Européens?

ECORD est spécialisé dans des environnements où les deux autres partenaires ne sont pas capables de forer, c’est-à-dire sous de faibles profondeurs d’eau (entre 0 et 100 mètres), typiques des récifs coralliens ou des marges continentales, ou dans les régions polaires. Nous ne possédons pas un seul bateau, mais nous louons des navires ou des plateformes en fonction des besoins de chaque mission. Nous disposons également de nos propres outils de forage qui peuvent être installés sur n’importe quel navire océanographique d’Europe. Depuis 2003, ECORD a ainsi réalisé des missions dans la banquise de l’océan Arctique, dans les eaux peu profondes autour de Tahiti, au large de la côte du New Jersey et dans la Grande Barrière de Corail australienne. L’expédition la plus récente en mer Baltique s’est terminée en novembre 2013.

Pourquoi investir de l’argent public dans les forages océaniques?

Je pense que le contribuable y trouve globalement son intérêt. Ces missions scientifiques permettent d’abord l’étude – fondamentale – de la croûte terrestre proprement dite dont 75 % se situent sous les océans et les mers et auxquels les géologues n’ont pas d’autres accès. L’objectif est de mieux comprendre la formation de cette croûte (c’est d’ailleurs grâce à cette technique que l’on a pu démontrer la théorie de la tectonique des plaques) mais aussi les phénomènes volcaniques qui lui sont associés. Il s’agit ensuite d’améliorer les connaissances liées aux risques de tremblements de terre et de tsunami qui concernent potentiellement de larges populations. On peut ajouter l’étude de la biodiversité, celle du passé, fossilisée dans les couches géologiques, mais également celle d’aujourd’hui, notamment des bactéries vivant parfois très profondément dans la croûte terrestre. Et enfin, les forages océaniques ouvrent autant de fenêtres sur le climat du passé et donc sur les changements qu’il est susceptible de subir dans le futur. Un thème d’une grande actualité.

Le Congrès international de sédimentologie qui s’est tenu à Genève cet été et auquel vous avez participé a attiré de nombreux participants. Les Chinois, notamment, sont venus en force: ils représentaient près du tiers des contributions dont la quasi-totalité se concentrait sur la recherche de nouveaux gisements d’hydrocarbures (pétrole ou gaz). ECORD est-il lui aussi impliqué dans cet effort?

Non. La sédimentologie s’intéresse à tous les processus concernant la mise en place des sédiments et leur transformation en roche ce qui en fait, c’est vrai, la science de base pour étudier des ressources comme l’eau, les minerais ou le pétrole. De plus, en forant au fond des océans, nous nous trouvons fatalement à l’avant-garde des connaissances scientifiques dont ont besoin les pétroliers ou les miniers pour la découverte de nouveaux gisements. Mais nos missions, financées par de l’argent public, suivent exclusivement notre propre programme scientifique et n’obéissent à aucune commande venue du monde industriel. Cela dit, nous publions tous nos résultats. Ils sont donc accessibles gratuitement pour n’importe quel citoyen, y compris les PDG des compagnies pétrolières.

Vous avez parlé de biodiversité présente non pas sur mais dans la croûte terrestre. De quoi s’agit-il?

Au milieu des années 1990, les forages océaniques ont mis en évidence l’existence de communautés microbiennes vivant dans les profondeurs de la Terre. Cela a bouleversé nos connaissances sur le fonctionnement biologique de notre planète. On pensait que la plus grande partie de la biomasse se trouvait à l’extérieure de la planète. En réalité, elle est enfermée à l’intérieur.

De quel genre de microbes parle-t-on?

Ce sont des archaebactéries, c’est-à-dire des bactéries très peu évoluées qui ressembleraient à celles qui ont, les premières, colonisé la surface de la Terre. Elles pourraient également avoir des similitudes avec d’éventuelles formes de vie extraterrestres que l’on tente de découvrir sur Mars ou ailleurs. Quoi qu’il en soit, ces archaebactéries vivent dans de l’eau emprisonnée dans la roche, entre 0 et 3000 mètres de profondeur. Elles sont capables de survivre et de se reproduire jusqu’à des températures de 130 °C. Elles se nourrissent non pas d’éléments qui leur viennent depuis le haut mais de nutriments qui remontent d’en bas. De plus en plus d’expéditions sont organisées autour de ce thème, cherchant à mieux comprendre ces bactéries et notamment leur répartition qui n’est, curieusement, pas homogène à travers le globe.

Vous avez dirigé la mission d’ECORD qui s’est rendue à Tahiti en 2005. Qu’y avez-vous trouvé?

Nous avons montré qu’entre 14 600 et 14 300 avant nos jours, la remontée des eaux s’est brusquement accélérée pour atteindre une hausse de 16 mètres en seulement trois siècles. Nous savions, grâce à d’autres forages notamment dans l’île de la Barbade, que le niveau des océans est monté de 120 mètres depuis la dernière ère glaciaire qui prit fin il y a 20 000 ou 25 000 ans. Nous ignorions cependant à quelle vitesse cela s’est déroulé, s’il y avait eu des accélérations, des pauses, etc. Les carottes prélevées dans le corail de Tahiti, dont les données ont pu être datées avec une précision de 15 ans, ont dévoilé cette accélération formidable que l’on a pu relier directement avec un épisode de fonte massif enregistré dans les glaces de l’Antarctique. On sait maintenant que les glaces du pôle Sud ont contribué à 50 % à la hausse des océans depuis la dernière glaciation.

Cette brusque augmentation du niveau des mers est-elle comparable à ce qui se passe aujourd’hui?

L’enregistrement de Tahiti montre qu’il a existé dans le passé une augmentation de 40 millimètres par an sur trois cents ans. Aujourd’hui, nous n’en sommes pas encore là. Les satellites mesurent une hausse de 3 mm par an depuis les années 1990 et les deux tiers de cette valeur sont dus à la dilatation thermique de l’eau sous l’effet du réchauffement global de la planète. Seul un tiers provient de la fonte des glaces. Il se trouve cependant que cette fonte s’accélère, et les prévisions font état d’une courbe non pas linéaire mais exponentielle. En d’autres termes, ces 3 mm par an ne vont pas durer. D’ici à la fin du siècle, on s’attend à une hausse totale du niveau de l’eau de 50 cm à 1 m, selon les modèles.

Comment la vie sur Terre a-t-elle encaissé le choc de cette montée des eaux il y a 15 000 ans?

Il nous manque des éléments pour le savoir. Nous avons pu récolter des données de température et de salinité des eaux grâce à nos forages à Tahiti. Mais il nous faut des mesures semblables tout autour de la planète afin de construire une image globale de l’impact de ces changements. Un seul point ne suffit pas.

La Terre a donc connu des remontées des océans importantes par le passé…

Depuis 800 000 ans, la Terre vit à un rythme de glaciation déglaciation tous les 100 000 ans, grosso modo. Les océans montent et redes­- cendent sans cesse. Il y a 125 000 ans, par exemple, leur niveau était entre 4 et 7 mètres au-dessus de celui d’aujourd’hui. Il était même 60 mètres plus haut qu’aujourd’hui il y a 50 millions d’années. Il n’y avait alors pratiquement plus de glace aux pôles. En Antarctique, le climat était à peu près méditerranéen. On y a trouvé des pollens de palmier.

Quelle est la particularité de l’épisode actuel?

C’est la vitesse à laquelle augmente la température. Grâce aux forages dans les coraux, nous savons qu’au cours des 15 000 dernières années, la température de l’eau a augmenté de 2 °C. L’être humain l’a fait monter de 1,5° en seulement cent ans. C’est tout de même 100 fois plus rapide. Nous sommes pourtant actuellement en période interglaciaire, la dernière déglaciation s’étant terminée il y a 6000 ans. En principe, si l’on garde le même rythme que dans le passé, on devrait gentiment retourner vers le froid dans un ou deux milliers d’années. Un siècle de mesures fiables, c’est encore un peu court sur l’échelle géologique pour tirer des conclusions hâtives mais peut-être bien que les activités humaines seront à même de modifier ce scénario.

Propos recueillis par Anton Vos