Campus n°137

«En 2030, 100 personnes vivront sur la Lune»

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Un demi-siècle après l’arrivée d’Apollo 11 sur le sol lunaire, l’homme s’apprête à y faire son retour, mais cette fois pour s’y installer durablement. Entretien avec Bernard Foing, astrophysicien à l’Agence spatiale européenne et directeur du groupe international lunaire ILEWG.

Le 21 juillet 1969 à 2 h 56 GMT, le vaisseau spatial américain Apollo 11 dépose Neil Armstrong et Buzz Aldrin sur le sol de la Lune pour ce qui est la première visite de l’être humain sur un objet non terrestre. Cinquante ans après cet événement suivi en direct par des millions de téléspectateurs, plusieurs programmes scientifiques ou commerciaux ambitionnent de franchir une étape supplémentaire en rendant possible une présence permanente sur notre satellite naturel. Entretien avec Bernard Foing, responsable de l’exploration lunaire au sein de l’Agence spatiale européenne.

Campus: Où étiez-vous le soir du 21 juillet 1969?

Bernard Foing: J’étais dans un camp de vacances en Haute-Savoie, pas très loin de Genève. J’étais déjà intéressé par l’astronomie à l’époque et je me rappelle avoir passé plusieurs soirées à la campagne, allongé sur le sol pour regarder la Lune et les étoiles. Dans mon souvenir, nous étions tous très excités ce soir-là par la perspective de ce qui allait se passer. D’autant que nous avions reçu l’autorisation exceptionnelle de nous lever au milieu de la nuit pour suivre la retransmission de l’arrivée du premier homme sur la Lune sur le téléviseur noir-blanc de la colonie.


Malgré l’énorme retentissement de cet événement, aucun homme n’a foulé le sol de la Lune depuis la fin du programme Apollo en décembre 1972, pourquoi?

Parce que ces missions, qui ont permis de montrer au monde entier la supériorité technique des Américains, ont un coût exorbitant. Le budget d’Apollo est ainsi estimé à 150 milliards de dollars actuels, ce qui reste tout de même largement inférieur au coût humain et financier de la guerre du Vietnam qui a suivi. Mais aussi parce qu’une fois cet exploit accompli, l’intérêt des gouvernements s’est porté vers d’autres types de programmes tels que l’exploration du système solaire, avec l’envoi de la sonde Voyager en 1977, ou la construction de la Station spatiale internationale, qui a été mise en orbite en 2000.


Lancée en 2003 par l’Agence spatiale européenne, la mission Smart-1, dont vous étiez le directeur scientifique, a largement contribué à relancer l’intérêt pour la Lune. En quoi consistait-elle?

L’idée générale était de tester un nouveau type de sondes spatiales plus petites et moins coûteuses que celles dont on disposait jusque-là. Smart-1 a d’abord été placée en orbite autour de la Terre avant de gagner celle de la Lune d’où elle a procédé à de nombreuses observations scientifiques. Les données ainsi récoltées ont permis d’apporter de précieuses informations sur la topographie, les ressources ou les différences de luminosité qui existent sur notre satellite naturel, où certaines régions, dont le « pic de lumière éternelle », profitent d’un ensoleillement de 100 % durant l’été et de 80 % durant l’hiver. Cette mission nous a aussi dotés d’une expertise que nous avons ensuite pu partager avec des pays comme les États-Unis, la Russie, la Chine, le Japon ou l’Inde.


Tous ces pays ont depuis lancé des missions vers la Lune. Avec quels résultats?

Dans le cadre du programme « Chang’e », la Chine, avec laquelle l’ESA collabore étroitement, a lancé plusieurs sondes vers la Lune depuis 2007. Les deux premières sont restées en orbite. Chang’e 3 a déposé un lander et un rover sur sa surface et Chang’e 4 a donné lieu au premier alunissage sur sa face cachée. L’étape suivante, programmée pour la fin de cette année, consiste à rapporter des échantillons sur Terre. En collaboration avec l’ESA, l’Inde a envoyé une première sonde en orbite en 2008 et s’apprête, après plusieurs reports, à lancer une nouvelle mission (Chandrayaan-2) qui devrait cette fois mener des explorations au sol. Enfin, la Russie projette, là encore avec le soutien de l’ESA, de lancer prochainement un engin capable de mesurer la distribution des glaces à proximité du pôle Sud lunaire.


Qu’en est-il du programme américain de portail en orbite lunaire («Lunar Orbital Platform-Gateway»)?

Annoncé par la Nasa en 2017, mais pas encore approuvé, ce projet pourrait inclure l’ESA, ainsi que les agences spatiales canadienne, russe et japonaise. Son but est un peu différent puisqu’il vise à installer une petite station orbitale autour de la Lune qui pourrait servir de base a des voyages plus lointains, par exemple en direction de Mars. Cependant, le vice-­président Pence a récemment annoncé le retour des Américains sur la surface lunaire pour 2024, ce qui va modifier et accélérer les plans.


Les gouvernements ne sont plus seuls dans la course, puisque plusieurs entreprises privées développent aujourd’hui des véhicules destinés à voyager dans l’espace (lire ci-contre). Faut-il prendre ces démarches au sérieux?

La perspective d’exploiter les ressources offertes par la Lune attise logiquement certaines convoitises mais cela permet aussi de stimuler l’innovation et, à terme, cela devrait conduire à baisser sensiblement le coût des vols spatiaux.


En tant que directeur du groupe de travail pour l’exploration internationale de la Lune, vous poursuivez également un objectif très ambitieux puisqu’il s’agit rien de moins que d’établir une présence permanente sur notre satellite naturel…

Le concept « Moon Village », qui a été développé pendant une vingtaine d’années avant d’être popularisé par l’ESA en 2015 vise effectivement à installer durablement une communauté internationale d’êtres humains sur la surface de la Lune, au service d’usages et de clients multiples sur Terre.


Selon quel calendrier?

Un premier groupe comprenant six à dix pionniers parmi lesquels on compterait des scientifiques, des techniciens et des ingénieurs pourrait s’installer d’ici à 2030. En 2040, il pourrait s’élargir à une centaine d’individus et on peut raisonnablement imaginer envoyer sur place un millier de personnes à l’horizon 2050, avec des familles et, pourquoi pas, les premières naissances hors du sol terrestre. Personnellement, je serais assez partant, même pour un aller simple. J’y profiterais de ma retraite avec une magnifique vue sur la Terre.


Une telle entreprise ne laisse que peu de place à l’improvisation. Comment s’y prépare-t-on?

Depuis une dizaine d’années, nous avons organisé toute une série de programmes visant à tester des instruments, à valider nos procédures et à former de jeunes professionnels. Pour ce faire, nous avons longtemps utilisé une station située dans le désert de l’Utah avant d’installer cette année à Hawaï une base lunaire sur un site se rapprochant du décor que l’on peut trouver sur la Lune. Ce travail, que je supervise personnellement, est très utile pour simuler ce que serait la vie sur une base lunaire non seulement du point de vue technique mais aussi du point de vue des rapports humains. On peut en effet aussi bien simuler une manipulation qu’analyser la manière dont un équipage international parvient à travailler ensemble, à se distraire ou à se reposer.


Répéter sur la Terre est une chose, construire un village sur la Lune en est une autre…

Effectivement, mais le fait est qu’une partie de ce village est déjà construite à l’heure où nous parlons. Certains éléments ont en effet été lancés par la flottille de sondes que nous avons placées en orbite de la Lune dans la foulée du lancement de Smart-1, ce qui constituait la première partie du programme.


Quelle est l’étape suivante?

Le montage à proprement parler du village robotique que nous avons imaginé il y a quelques années déjà et qui va mobiliser une dizaine d’alunisseurs dans les prochaines années. Une fois que les structures de base auront pu être déployées et que ces habitats seront viables, nous pourrons envisager l’envoi des premiers humains sur place.


La Lune dispose-t-elle de suffisamment de ressources pour permettre la survie de ces colons à long terme?

Sur la surface de la Lune, la température descend à -170° Celsius pendant la nuit, laquelle dure deux semaines. Pour survivre dans de telles conditions, il faut évidemment disposer de beaucoup d’énergie. Pour en obtenir, on peut stocker une partie du rayonnement solaire durant la journée ou exploiter les gaz qui se trouvent proches de la surface. Selon nos estimations, il y aurait par ailleurs dans les régions polaires situées à l’ombre plus d’un milliard de tonnes d’eau, sous forme de glace, dans les deux premiers mètres du sol lunaire. Une fois filtrée pour en expurger les résidus nocifs, cette eau pourrait remplir au moins une part des besoins des astronautes et elle pourrait également être utilisée pour propulser des fusées fonctionnant à l’oxygène ou à l’hydrogène. Cela représenterait une économie considérable puisqu’à l’heure actuelle, il faut compter près d’un million de francs suisses pour transporter un litre d’eau sur la Lune, ce qui fait tout de même cher la carafe.


Propos recueillis par Anton Vos
et Vincent Monnet

 

 

Des privés dans l’espace


Créé en 2007, le concours Google Lunar X Prize prévoyait de verser 20 millions de dollars à la première équipe capable d’envoyer un robot sur la surface de la Lune à condition que celui-ci parcoure au moins 500 mètres et qu’il transmette des vidéos et des images en haute résolution. Il s’est achevé en 2018 sans connaître de vainqueur, mais quelques concurrents poursuivent leurs travaux à l’heure actuelle.
La société Blue Origin, fondée en 2000 par Jeff Bezos, le patron d’Amazon, planche sur un véhicule pouvant remplacer la navette spatiale américaine. Elle a réalisé un premier vol commercial pour le compte de la Nasa en janvier dernier.
Après avoir réussi à envoyer une voiture en orbite autour de la Terre, Space X, la firme fondée par Elon Musk, est, quant à elle, devenue au mois de mars la première entreprise privée de l’histoire à mettre au point un vaisseau capable d’emporter des astronautes dans l’espace.