Campus n°139

« Le monde se porte mieux, c’est un fait »

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Steven Pinker, professeur de psychologie à l’Université Harvard, a donné cet automne une conférence intitulée « Pourquoi notre monde se porte mieux », dans le cadre de la remise des prix de la Fondation Latsis. Explications.

Campus : Vous estimez que le monde ne s’est jamais porté aussi bien. Pourtant, les changements climatiques sont perçus par une partie de la population comme l’un des dangers les plus menaçants pour l’humanité. Et, à en croire l’actualité, il ne semble pas que les choses aillent beaucoup mieux sur ce front.


Steven Pinker : Le monde est un endroit compliqué. On ne peut pas le simplifier en disant que tout va très bien ou que tout va mal. Pour ma part, je prétends que le monde se porte mieux tout en admettant qu’il existe toujours de graves menaces qui pèsent sur notre société. En l’occurrence, les progrès dans le bien-être de l’individu ont été possibles notamment grâce à l’utilisation d’énergies fossiles telles que le charbon et le pétrole qui ont envoyé dans l’atmosphère – et continuent de le faire – assez de gaz à effet de serre pour dérégler le climat à l’échelle globale. Cela dit, je considère les changements climatiques, tout comme les armes nucléaires d’ailleurs, comme des problèmes, certes non résolus, mais qui peuvent l’être. Certaines tendances montrent d’ailleurs que l’on est sur le bon chemin.


Lesquelles ?

Par exemple, la quantité de CO2 produite par habitant, après avoir augmenté depuis la révolution industrielle, diminue désormais régulièrement grâce à l’utilisation d’énergies alternatives et à l’efficience énergétique. Depuis plusieurs décennies, chaque dollar de produit intérieur brut (PIB) créer dans le monde entraîne de moins en moins d’émissions de gaz à effet de serre. Ce qui me permet de constater que la croissance économique n’entraîne pas une augmentation linéaire de la pollution atmosphérique.


Oui, mais il y a de plus en plus d’habitants sur Terre et de plus en plus de dollars de PIB produits chaque année. Est-ce que cela ne compense pas les baisses ?

En effet. Même si la population mondiale pourrait atteindre un pic en 2070 déjà puis commencer à diminuer, cela ne suffira pas. L’objectif n’est pas seulement de diminuer mais de réduire à zéro les émissions de CO2. Pour y parvenir, il existe des stratégies visant à décarboner notre société comme la taxation du CO2, le développement de technologies qui n’émettent pas de gaz à effet de serre, voire en absorbent, etc. L’approche que je propose consiste à trouver, grâce à la raison, aux sciences et aux progrès des solutions aux problèmes qui se dressent devant nous. Il est évident que chaque solution amène de nouveaux problèmes et que ceux-ci ne se résoudront pas tout seuls.


Pensez-vous que Greta Thunberg, la militante suédoise de 16 ans qui lutte contre le réchauffement climatique, fasse partie de la solution ?

Greta Thunberg a réussi à mettre en évidence le fait que les actions des personnes actuellement au pouvoir, qui ont entre 40 et 80 ans, vont affecter la vie des jeunes qui ont moins de 20 ans aujourd’hui et qu’il est essentiel de changer l’ordre des priorités de manière à prendre davantage en considération les générations futures. Elle est très efficace pour mettre la pression sur les décideurs. Par contre, la vision assez commune dans les milieux écologistes selon laquelle la croissance économique et celle du bien-être sont incompatibles avec la préservation de l’atmosphère me paraît dangereuse. Quand vous donnez le choix entre la croissance et la décroissance, la plupart des gens, en particulier dans les pays pauvres, choisissent la première option en acceptant les risques qui vont avec. L’Inde, la Chine et l’Indonésie, encore considérées comme des pays en développement, ne vont – et ne doivent – pas rester pauvres pour que les pays riches puissent conserver leur niveau de vie. On enlèverait ainsi tout espoir à ces populations d’améliorer leurs conditions de vie. Il faut plutôt trouver un moyen de continuer à tirer bénéfice de l’énergie à disposition sans détruire la planète.


Seriez-vous un optimiste ?

Je ne crois pas. Lorsque je prétends que le monde se porte mieux, je ne fais que constater des faits.


Avez-vous des exemples ?

Grâce aux vaccins, aux antibiotiques ou encore à l’hygiène, l’espérance de vie moyenne mondiale est passée d’une trentaine d’années il y a 250 ans à 71 ans aujourd’hui. L’extrême pauvreté (personnes vivant avec moins de 1,9 dollar par jour) est tombée de 75% au cours des trente dernières années. Les inégalités de richesse entre les pays ont tendance à diminuer. Le nombre de morts dans des guerres a été divisé par 20 depuis la fin des années 1940. La famine, autrefois endémique, a quasiment disparu. Elle ne survient plus qu’en cas de guerre ou de dictature. Il y a de plus en plus de démocraties sur Terre, leur nombre étant passé d’une trentaine dans les années 1960 à plus de 100 aujourd’hui. La peine de mort recule partout, même aux États-Unis où de plus en plus d’États y renoncent. Elle pourrait même disparaître dans un proche avenir comme l’ont fait avant elle le sacrifice humain et l’esclavage. La dépénalisation de l’homo­sexualité progresse, grâce notamment à des lois adoptées récemment au Botswana, en Inde, au Liban ou encore à Trinidad et Tobago. Le taux de violence dans la société a chuté de 30% en vingt ans. Même le Mexique, qui défraye pourtant la chronique à cause de l’extrême brutalité des cartels de la drogue, est moins violent qu’il y a 100 ans. Nous sommes davantage en sécurité que par le passé, que ce soit en voiture, sur le trottoir ou en avion. On meurt moins de catastrophes naturelles grâce à une meilleure prédiction des événements, des infrastructures plus résilientes et une réponse plus rapide et efficace des secours. On devient aussi de plus en plus intelligent. Le taux d’alphabétisation augmente partout où il n’est pas encore proche de 100% et des études montrent que la population mondiale gagne 3 points de QI (quotient intellectuel) tous les dix ans grâce aux progrès réalisés dans l’instruction, la santé publique, la nutrition, etc.


Sommes-nous aussi plus heureux ?

En moyenne, c’est le cas. D’abord, les heures hebdomadaires consacrées au travail ont baissé de 62 en 1850 à 42 aujourd’hui, celles passées à faire le ménage de 60 à 15, permettant à celles de loisir d’augmenter de 30 heures hebdomadaires dans les années 1960 à 40 aujourd’hui. Il existe par ailleurs une forte causalité entre la satisfaction et les revenus. Partout, les riches sont plus heureux que les pauvres. Comme l’humanité s’est enrichie, alors nous devrions être plus heureux. Dans tous les pays qui disposent de données sur le taux de satisfaction sauf aux États-Unis, celui-ci progresse. La Suisse est le cinquième pays le plus heureux de la planète. Plus de 95% de ses citoyens disent qu’ils sont très heureux. Quant aux taux de suicide, il a baissé de 40% au cours des trois dernières décennies. Je précise toutefois que rien dans tous ces exemples ne nous garantit que les choses vont continuer de la même manière. Mais cela s’est passé ainsi dans notre histoire.


Comment se fait-il alors qu’on a souvent l’impression que c’était mieux avant ?

La plupart des gens ignorent ces faits. C’est dans la nature de la cognition humaine. On se remémore plus facilement les mauvaises choses que les bonnes. À cela s’ajoute la nostalgie qui est un sentiment très puissant. Comme le dit le journaliste américain Franklin Adams, « rien n’est plus responsable du bon vieux temps qu’une mauvaise mémoire ». Quant au journalisme, qui nous tient informé des affaires du monde, son objectif consiste avant tout à rapporter des événements. Les mauvaises choses ont tendance à se passer brutalement. Quand une guerre éclate, elle fait les gros titres. Mais elle n’est jamais remise dans son contexte, à savoir que le nombre de conflits a drastiquement chuté ces dernières décennies et même depuis cinq cents ans, une époque où la guerre était un état perpétuel et la paix de brefs intermèdes. À l’inverse, les bonnes choses sont en général marquées par une absence d’événements ou alors par des changements lents et étalés sur des temps longs. On parle du train qui arrive en retard, jamais de celui qui arrive à temps.


Voulez-vous dire que les journalistes ne font pas correctement leur travail ?

Le biais dont je viens de parler est inhérent à la nature de leur métier. Cela dit, il y en a un autre que j’ai découvert en discutant avec eux et qui est délibéré. Il s’agit de l’impression que le journalisme négatif est sérieux et responsable tandis qu’un article positif relèverait de la propagande gouvernementale, d’une opération de relation publique ou d’un sujet n’ayant aucun intérêt public. Je comprends le raisonnement mais j’estime que cette approche devrait malgré tout être reconsidérée. Lorsque les seules choses qu’elle lit, entend et voit dans les nouvelles sont des échecs et des malheurs, la population risque de devenir cynique vis-à-vis des institutions et de notre démocratie libérale. Elle aura plus tendance à s’ouvrir aux populismes, aux radicaux ou aux nihilistes de tout poil.
Vous êtes plutôt un promoteur des Lumières, si on en croit le titre de votre dernier livre, « Le Triomphe des Lumières » (Éd. Les Arènes, 2018)…
Je prends en effet la défense et je m’engage pour les valeurs des penseurs des Lumières. Je ne veux pas retourner dans le passé et chercher la sagesse dans leurs écrits mais je propose de poursuivre leur projet en s’appuyant sur quatre piliers : la raison (en opposition aux croyances), la science (qui découle du premier et qui nous permet de comprendre le monde), l’humanisme (dont l’objectif moral est de réduire la souffrance et de favoriser l’épanouissement des êtres humains), et le progrès.


Il n’est pas sûr que tous les dirigeants actuels partagent ces valeurs…

En effet. Des chefs d’État tels que Donald Trump (États-Unis), Vladimir Poutine (Russie), Jair Bolsonaro (Brésil), Boris Johnson (Royaume-Uni), Recep Tayyip Erdogan (Turquie) ou encore Viktor Orban (Hongrie) s’inscrivent plutôt dans le courant opposé, celui des Contre-Lumières. Ils se battent pour des valeurs comme la race, la nation, la gloire, la grandeur. Ils valorisent un hypothétique âge d’or plutôt que de regarder vers le futur afin de résoudre les problèmes.


Le populisme séduit malgré tout une bonne partie de la population.

Les populistes peuvent accéder au pouvoir et même en gagner davantage en exploitant les défauts des démocraties, à l’image de Donald Trump qui est devenu président en perdant le vote populaire. Mais on ne peut pas dire que ce soit un succès. Aussi bien aux États-Unis, en proie à une procédure d’impeachment, qu’au Royaume-Uni, empêtré dans le Brexit, le populisme a créé un désordre politique invraisemblable. Cela montre que le monde moderne possède des caractéristiques qui ne semblent pas s’accommoder avec ce mouvement. De manière plus générale, il existe des forces démographiques qui contrent les avancées du populisme. Par exemple, plus on habite près des centres des villes, plus on est éduqué et plus on est jeune, moins on soutient le populisme. Ce dernier est un mouvement profondément contrariant mais, malgré des reculs comme il y en a eu tant dans l’histoire, il y a des raisons de croire qu’il ne représente pas le futur. Je suis convaincu que depuis la Déclaration universelle des droits de l’homme, le monde a choisi son camp. Même si des désaccords persistent sur de nombreux sujets, plus personne ne souhaite revenir en arrière.

Propos recueillis par Anton Vos et Vincent Monnet