Campus n°116

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L'invité | Carl Hart

«Il faut apprendre à vivre avec la drogue»

Carl Hart, professeur à l’Université de Columbia à New York, tient un discours qui tranche avec la politique de son pays en matière de toxicomanie. Il était invité par le Groupement romand d’étude des addictions, le Département de sociologie, les Hôpitaux universitaires de Genève et l’Association Première Ligne

Que pensez-vous de la politique suisse en matière de drogue dite des «quatre piliers» qui met l’accent sur les aspects de santé publique tout en punissant le trafic de stupéfiants ?

Les programmes de prescription des opioïdes (héroïne, méthadone…) mis en place en Suisse sont des modèles pour le reste du monde. En outre, les derniers débats en matière de libéralisation du cannabis [un groupe d’élus genevois de tous les partis hormis l’UDC a fait une proposition dans ce sens au mois de décembre dernier, ndlr] montrent qu’il y a chez vous une réévaluation constante du rapport entre les risques et les bénéfices des politiques en matière de drogue. Si seulement d’autres pays pouvaient être aussi raisonnables. Je suis également impressionné par le nombre de personnes, dans votre pays, qui acceptent de baser leur opinion sur des preuves et modifient leur opinion à la lumière de nouvelles données scientifiques.

De quelles données parlez-vous ?

La plupart des affirmations répandues dans l’opinion publique concernant la drogue sont dépourvues de base scientifique. On prétend, par exemple, que la consommation de méthamphétamine, une substance que j’ai beaucoup étudiée, altère les facultés cognitives, empêche le raisonnement rationnel ou toute réaction en situation d’urgence et comporte un risque d’overdose dès la première prise. J’ai administré à mes patients des milliers de doses de drogues (méthamphétamine, cocaïne, héroïne…). Je n’ai jamais rien observé de tel. Aucun d’entre eux ne s’est mis à ramper pour récupérer des particules de drogues tombées sur le sol. Aucun ne s’est mis à délirer ou à divaguer. Aucun n’a supplié pour avoir une nouvelle dose. Et aucun n’est jamais devenu violent.

Le fait d’administrer des drogues dures à vos patients ne pose-t-il pas des problèmes éthiques ?

Ce qui ne serait pas éthique, ce serait de ne pas mener ce genre d’études. Elles ont fourni un grand nombre d’informations sur les véritables effets de la drogue qui ont des implications importantes en termes de santé publique et de traitement des dépendances. Malheureusement, aucune d’entre elles n’a été intégrée dans les programmes officiels.

Selon vous, la méthamphétamine ne serait donc pas une drogue particulièrement pernicieuse…

Du point de vue chimique, la méthamphétamine n’est rien d’autre qu’une amphétamine à laquelle est ajouté un groupe méthyl. L’amphétamine est consommée assez communément (aux Etats-Unis du moins) par les étudiants et les militaires. Ils restent ainsi éveillés pour étudier ou combattre plus longtemps. La presse populaire et scientifique a spéculé sur le fait que ce groupe méthyl supplémentaire rendait la méthamphétamine plus nocive. Ce qui est faux.

Pourquoi ?

Nous avons comparé les effets de l’amphétamine et de la méthamphétamine [un article est paru dans la revue Addiction du mois d’avril 2012]. Nos patients étaient tous des usagers de drogue réguliers, répondant aux critères psychiatriques d’abus de substance ou de dépendance. Résultat: il n’y a pas de différences significatives entre les deux drogues tant du point de vue objectif (pression artérielle et rythme cardiaque) que subjectif (effet ressenti par les usagers). De plus, nous avons observé que les patients sous drogue obtiennent souvent de meilleures performances dans la réalisation de certaines tâches cognitives. Ce que montrent d’ailleurs de nombreuses autres études.

Qu’en est-il du point de vue neuronal ?

A l’aide de la technique d’imagerie cérébrale PET (tomographie par émission de positrons), nous avons mesuré, chez les usagers de drogue (méthamphétamine et amphétamine), une dégradation de 10 à 20 % du transport de certains neurotransmetteurs entre les neurones par rapport à des personnes abstinentes. Ce chiffre ne signifie cependant pas grand-chose. Il représente une moyenne sur des données assez dispersées, et les résultats des deux groupes (drogués ou non) se chevauchent: le cerveau de la majorité des usagers de drogue fonctionne exactement comme celui des personnes de contrôle. Par ailleurs, nous ne savons pas si cette relative dégradation (qui pourrait d’ailleurs être réversible) correspond à une quelconque diminution des facultés cognitives. Il s’agit d’une différence. En neurosciences, une différence n’est pas forcément une pathologie.

Le comportement irrationnel des usagers de méthamphétamine est-il aussi une légende ?

Cette affirmation ne résiste pas à l’épreuve des faits. L’une des procédures de nos expériences consiste à proposer au patient de choisir entre une dose et une somme d’argent et ce à dix reprises au cours de la session. Sans contrepartie monétaire, ils choisissent de prendre la drogue à chaque fois, c’est normal. Si l’on propose 5 dollars, alors une fois sur deux, les patients optent pour l’argent. Et quand on passe à 20 dollars, ils ne prennent jamais la méthamphétamine. En d’autres termes, ces personnes se comportent exactement comme des individus capables d’un raisonnement rationnel.

Ils encaissent peut-être l’argent pour aller acheter leur dose dans la rue ?

Les patients restent tout de même deux semaines à l’hôpital sans pouvoir sortir. De plus, pour certains d’entre eux, nous n’avons pas versé d’argent liquide mais réglé directement certaines de leurs factures privées. Cette expérience montre surtout que les usagers de méthamphétamine, contrairement à l’idée reçue, sont capables d’inhiber leurs pulsions et de reporter à plus tard la gratification immédiate que leur procurerait la drogue. Et même s’ils utilisaient l’argent pour en acheter plus tard dans la rue, cela resterait un comportement rationnel. Le problème, c’est que l’on continue de prétendre le contraire.

D’où vient cette diabolisation de la méthamphétamine ?

C’est un phénomène récurrent à chaque fois qu’une nouvelle drogue apparaît sur le marché. Il est arrivé la même chose avec le crack dont on a dit les pires horreurs. En réalité, le crack n’est rien d’autre qu’une forme légèrement modifiée de cocaïne. Il s’agit donc de la même drogue avec les mêmes effets. Idem pour l’héroïne et la morphine. Dire que la première est plus forte que la seconde n’est simplement pas confirmé par les expériences scientifiques. La seule chose qui peut changer, c’est le mode d’administration et la dose.

Ne minimisez-vous pas les effets des drogues ?

Ce n’est pas mon objectif. L’usage de drogue peut causer du mal. Mais la plupart des problèmes sont dus à l’ignorance. La méthamphétamine perturbe le sommeil et l’alimentation. Les usagers ne devraient pas en prendre avant de manger ou de dormir. Les mélanges sont aussi très dangereux. Il est très rare de mourir d’une overdose d’héroïne seule. Dans la majorité des cas, c’est la combinaison de la drogue avec de l’alcool ou un sédatif qui est mortelle.

Les drogues dures posent tout de même un problème d’addiction…

C’est ce que l’on prétend en effet. En réalité, la grande majorité des usagers de ces drogues (qui mènent des vies normales en dehors de cela) n’ont pas de problèmes de ce genre. C’est donc plutôt du côté des personnes dépendantes elles-mêmes qu’il faut chercher une explication. Et on remarque alors qu’il existe une variété de causes menant à l’addiction : manque d’alternatives intéressantes dans sa vie, troubles psychiatriques, etc. Des éléments qui ont peu à voir avec la drogue elle-même.

De nombreuses études scientifiques démontrent pourtant que les drogues ont des effets pathologiques…

Il faut savoir que 85 % de la recherche mondiale sur les drogues est financée par le National Institute on Drug Abuse (NIDA) dont l’objectif prioritaire est l’étude des effets pathologiques de la drogue. Ces derniers existent et je n’ai pas d’objection à cette mission puisqu’elle vise à maintenir une société plus sûre. Le problème, c’est que la plupart des scientifiques, afin de continuer à recevoir de l’argent, ne se penchent plus que sur cet aspect-là qui devient la seule chose que l’on retrouve dans la littérature scientifique et populaire. On en arrive même à prétendre que le simple usage de drogues illicites est un comportement pathologique.

Quelle est votre position ?

Dans le passé, j’ai participé à cette déformation de la réalité. J’ai mené une étude au cours de laquelle nous avons remarqué que certains somnifères sont moins efficaces que le cannabis pour l’endormissement. Seulement, ce résultat ne s’est pas retrouvé dans le papier final qui ne s’intéressait qu’au sevrage de la marijuana. En 2009, je suis devenu professeur et j’ai dû faire un choix : craindre de publier ce que disent les données scientifiques ou non? J’ai décidé de ne pas avoir peur. C’est la première fois que je me suis senti un homme libre.

Qu’est-il advenu du financement pour vos recherches ?

Je recevais de l’argent de la part du NIDA. Plus maintenant. Mais je trouve d’autres sources de financement. Et puis, entre-temps, je suis devenu l’un des membres du plus haut comité scientifique du NIDA.

Comment la société devrait-elle gérer le problème de la drogue ?

Aux Etats-Unis, on prétend vouloir éliminer les drogues de la société. Je n’ai jamais rien entendu de plus stupide. Il n’y a jamais eu de société sans drogues et il n’y en aura jamais. Nous devrions donc apprendre aux gens à vivre avec la drogue. Nous devrions nous faire du souci pour les personnes qui en consomment de la même manière que nous nous inquiétons pour celles qui roulent trop vite ou ont des relations sexuelles non protégées. Nous devrions donc aussi informer la population sur ce qu’est véritablement une drogue, expliquer quels sont ses effets et, le cas échéant, à quoi il faut veiller si on en prend, tout comme avec l’alcool, la caféine ou le tabac. Contrairement à une crainte largement répandue, parler plus de drogue, de sexe ou d’alcool ne pousse pas les gens à en consommer davantage.

Quelles objections entendez-vous le plus souvent ?

La plupart du temps, je me heurte à des anecdotes personnelles. Beaucoup de gens connaissent des personnes qui vivent avec ou sont morts de la drogue. Moi aussi, j’ai perdu des amis ainsi. Mais quand je regarde la situation de ces individus de manière objective, je me rends compte qu’ils n’auraient de toute façon pas pu être sauvés. En règle générale, les gens croient savoir de nombreuses choses sur les drogues. Et moi je viens leur dire que c’est faux. Je dois être prudent, car il arrive que mes propos fâchent. Je prétends par exemple que le sevrage de l’héroïne n’est pas si terrible qu’on le dit. Ce n’est pas amusant, c’est vrai, et ça fait mal. Mais une grippe aussi. En tout cas, ce n’est pas mortel.

Etes-vous favorable à une légalisation ?

Aux Etats-Unis, où l’on est encore si ignorant sur la question, il est important d’avancer doucement. C’est pourquoi je préconise la dépénalisation de la consommation de drogue, comme au Portugal. Au lieu d’avoir une ligne dans votre casier judiciaire lorsque la police vous attrape, vous payez juste une amende. Personnellement, je suis ouvert à une légalisation générale, de la production de la drogue jusqu’à sa consommation, comme le propose d’ailleurs votre ancienne présidente de la Confédération Ruth Dreifuss qui siège aussi à la Commission mondiale pour la politique des drogues.

Propos recueillis par Anton Vos

Bio express

Nom: Carl Hart

Naissance : 1966, Miami

Nationalité : Américain

Parcours: Après une jeunesse tumultueuse dans les quartiers pauvres de Miami, il se lance dans les études et obtient en 1991 un Master en sciences à l’Université du Maryland puis, en 1994, un doctorat en neurosciences à l’Université du Wyoming.

Titre: Professeur de psychologie aux Départements de psychiatrie et de psychologie à l’Université de Columbia et directeur des Residential Studies and Methamphetamine Research Laboratories de l’Institut psychiatrique de l’Etat de New York.

Publication récente: « High Price, drugs, neuroscience and discovering myself », Penguin, 2013, non traduit.