Campus
n°106 décembre 2011-janvier 2012
L'invité | Bruce Alberts
«La revue «Science» devra évoluer d’une manière ou d’une autre»
Biochimiste de formation et actuel rédacteur en chef de la revue «Science», Bruce Alberts était de passage à Genève en septembre, invité par le Pôle de recherche national «Biologie chimique». Rencontre
La revue «Science» est une référence dans le monde scientifique. Cela implique-t-il une responsabilité particulière?
Bruce Alberts: Le journal Science se doit de publier les meilleurs articles scientifiques, mais il doit aussi s’assurer que le processus scientifique se poursuive convenablement. Dans une édition spéciale parue en février, nous avons évoqué le problème des données scientifiques qui accompagnent les articles et qui sont parfois générées en quantités astronomiques. Ces données sont d’une grande importance pour la recherche car elles permettront aux générations suivantes de scientifiques de les explorer et de construire de nouvelles connaissances. Elles sont tout aussi essentielles pour la société actuelle, notamment pour répondre à des épidémies, gérer les ressources, agir face aux changements climatiques ou encore améliorer les transports. C’est pourquoi les journaux scientifiques doivent contribuer à trouver des solutions pour stocker ces informations et permettre aux chercheurs d’y avoir accès. Ce qui devient de plus en plus difficile.
Parce qu’il y en a trop?
En effet. Dans le domaine de la physique des hautes énergies, au CERN notamment, les physiciens ont tendance, par manque de place, à oublier ou jeter les données inexploitées produites par les expériences. En génétique, les chercheurs séquencent de plus en plus de génomes et collectent des quantités incroyables d’informations qui ne sont pas toujours immédiatement utilisables. La gestion de ces millions de milliards de données et leur transfert d’un point du globe à un autre coûtent de l’argent. Qui va payer?
Que peut faire un journal comme «Science»?
Nous participons à cet effort. Mais quand les fichiers de données sont trop gros pour notre serveur, nous devons renoncer. Dans ce cas, nous avons un accord qui oblige le laboratoire à l’origine de la recherche à se charger lui-même de conserver et de rendre accessibles ces informations. Nous acceptons une copie de secours du fichier, juste au cas où. Mais nous n’avons pas les moyens de gérer l’ensemble de ces données.
En tant que revue de référence, vous devez recevoir de nombreuses propositions d’articles. Quel pourcentage en publiez-vous?
Nous publions environ 5% des papiers qui nous sont soumis.
Comment assurez-vous la qualité scientifique de leur contenu?
Nous avons un processus en deux phases. Nous disposons d’abord de 150 scientifiques volontaires [dont fait partie Emmanouil Dermitzakis, professeur à la Faculté de médecine, ndlr], qui constituent le comité de lecture. Ils lisent jusqu’à sept articles par semaine. Nous leur demandons de passer une demi-heure ou une heure sur chaque contribution et de nous indiquer si ce qui est écrit est correct, important et suffisamment intéressant pour paraître dans notre journal ou encore s’il est préférable de le rediriger vers une publication plus spécialisée. En cas d’acceptation, ils doivent encore nous indiquer le nom de certains experts qui pourraient relire le papier plus attentivement et donner finalement le feu vert. Ce système d’évaluation par les pairs, ou peer review, fonctionne assez bien même s’il n’est pas parfait. Parfois, nous manquons de bons articles.
Privilégiez-vous certains sujets plutôt que d’autres?
Nous sommes un journal lu par un lectorat très large. Il comprend la communauté scientifique mais aussi les milieux d’affaires, du droit, etc. Nous devons donc publier un certain nombre de papiers susceptibles d’intéresser tout le monde. Les sujets les plus appréciés sont l’origine de l’homme, les sciences de la Terre, les changements climatiques, l’astronomie, etc. Nous faisons un compromis entre l’importance scientifique de l’article et l’intérêt général qu’il peut susciter.
Que pensez-vous des journaux libres d’accès sur Internet?
J’y suis favorable sur le principe. Le problème, c’est qu’il faut assurer leur financement. En général, ces revues font payer l’article aux auteurs ou aux institutions qui les engagent. Le modèle développé par PLoS (Public Library of Science) consiste à publier un journal très sélectif, PLoS Biology, qui coûte cher à la fabrication. Pour diminuer le prix demandé aux auteurs, les éditeurs ont créé une série d’autres titres (PLoS Medecine, PLoS Computational Biology, PLoS Genetics, PLoS Pathogens…) dans lesquels ils peuvent passer un grand nombre de papiers avec comme seul critère qu’ils franchissent le cap de l’évaluation par les pairs. Ils ne donnent que peu de place à des introductions ou des mises en perspective, par exemple. Cela leur permet d’atteindre l’équilibre. Lorsque j’étais président de l’Académie nationale des sciences, les PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences) ont mis au point un modèle intermédiaire. Le journal était libre d’accès sur Internet dans tous les pays à faible revenu. En revanche, dans les pays industrialisés, il fallait souscrire à un abonnement payant ou attendre six mois après la publication pour pouvoir lire gratuitement les articles. Nous avons réussi à trouver l’équilibre tout en offrant un accès libre immédiat dans 146 pays.
Une telle évolution est-elle envisageable pour «Science»?
La revue Science devra évoluer d’une manière ou d’une autre. Les articles sont actuellement gratuitement accessibles une année après leur publication. Nous ne pouvons pas nous lancer dans un modèle comme celui de PLoS car nous ne publions qu’un seul titre et celui-ci compte un nombre d’articles par numéro trop faible pour être rentable. J’aimerais néanmoins essayer de sélectionner des pays dans lesquels le journal serait gratuit, un peu à la manière des PNAS.
Vous avez été nommé «envoyé scientifique» par les Etats-Unis en Indonésie et au Pakistan. En quoi consiste cette fonction?
Ce programme fait suite au discours du président Barack Obama au Caire en 2009. Il y a évoqué la manière dont les Etats-Unis pourraient changer leur relation avec les pays musulmans. Les envoyés scientifiques étaient une des pistes qu’il voulait explorer. Le but du programme consiste à construire des ponts en matière de science entre ces pays et les Etats-Unis. Pour l’instant, j’ai organisé en juillet 2011 une première rencontre de trois jours entre une quarantaine de jeunes chercheurs indonésiens et autant d’Américains. L’opération devrait se répéter chaque année. Je cherche également à faire en sorte que le gouvernement indonésien alloue plus de ressources à la science. Aujourd’hui, il y consacre seulement 0,06% de son PIB, ce qui est vingt fois moins qu’en Occident. Avec l’aide de la Banque mondiale, nous essayons de mettre en œuvre une sorte de Fondation nationale pour la science qui donnerait leur chance aux jeunes chercheurs d’entrer en compétition entre eux et avec les anciens parfois un peu trop bien établis.
Et le Pakistan?
Il est plus difficile de travailler dans ce pays pour des raisons de sécurité. J’essaye néanmoins de faire en sorte que les scientifiques aient plus d’influence sur leur gouvernement. Ils pourraient améliorer la vie du pays en participant davantage à la prise de décision en matière d’environnement et de santé par exemple. Mais ils sont très peu écoutés. J’ai également découvert qu’aux Etats-Unis vivent un grand nombre de scientifiques d’origine pakistanaise , qui désirent aider leur pays et même rentrer au pays pour cela. J’essaye de trouver le moyen de les rendre plus efficaces.
Vous avez travaillé une année à Genève au début de votre carrière de biochimiste. Quels souvenirs en gardez-vous?
Je suis venu ici entre 1965 et 1966 pour accomplir un post-doc et, surtout, suivre Alfred Tissière, un célèbre alpiniste et biochimiste suisse qui avait réalisé du très beau travail sur la structure et la fonction des ribosomes, la synthèse des ARNs messagers et la synthèse de protéines. Je l’ai rencontré à Harvard, où il passait une année dans le laboratoire de Jim Watson, codécouvreur, avec Francis Crick, de la structure en double hélice de l’ADN. Il est ensuite rentré en Suisse et, avec le professeur Edouard Kellenberger, il a fondé à l’Université de Genève en 1964 l’Institut de biologie moléculaire, l’un des premiers au monde. Cela semblait une aventure très excitante et tout un groupe d’Américains, dont moi, ont voulu s’y rendre. C’était une année formidable, pleine d’énergie et d’activité. Jim Watson a passé à son tour une année à Genève à cette époque. Il y avait plein de chercheurs brillants, dont Richard Epstein. Il a bien fallu que je rentre mais je serais bien resté plus longtemps.
Propos recueillis par Anton Vos