Campus
L'invitée | Annette Karmiloff-Smith
«Un jour, il existera une thérapie génique contre le retard mental»
Annette Karmiloff-Smith, du Centre pour le développement cérébral et cognitif à Londres, a donné la leçon d’ouverture du semestre d’automne, clôturant ainsi le centenaire de la Faculté de psychologie et sciences de l’éducation. Elle s’est exprimée sur la part non déterminée du développement cérébral
Campus: Dans le cadre de vos recherches, vous vous intéressez à des maladies responsables de retard mental comme la trisomie 21, le syndrome de Williams ou encore celui de l’X-fragile (lire encadré). Toutes ont une cause génétique avérée. Est-ce un hasard?
Annette Karmiloff-Smith: Non. Nous avons choisi des syndromes dont nous connaissons parfaitement la description génétique. D’autres affections, comme l’autisme ou la dyslexie, ont également un fond génétique mais on ignore encore précisément quels gènes sont impliqués. L’avantage des maladies que j’étudie est que les patients qui en souffrent forment un groupe homogène du point de vue génétique.
Si une maladie possède une cause génétique, le résultat sur le patient n’est-il pas inéluctable, déterminé par l’ADN défectueux?
Non. La génétique est un domaine beaucoup plus complexe qu’on ne le pensait. Une mutation peut certes entraîner un effet physiologique mais l’environnement exerce lui aussi une influence, non seulement sur le comportement de l’individu mais aussi sur le fonctionnement de ses gènes. Des expériences sur des rats ont montré que si la mère caresse beaucoup ses petits, l’expression de certains gènes est modifiée chez les bébés et leur procure une protection – à vie – contre les réactions de stress. En d’autres mots, il ne faut pas oublier l’épigénétique, le domaine qui étudie comment l’environnement et l’histoire individuelle influent sur l’expression des gènes. Sans même parler de l’influence des gènes entre eux, les uns jouant le rôle d’interrupteur pour les autres, par exemple. Il est important que nous n’évitions pas la complexité.
Cela signifie qu’il est possible d’agir sur l’état d’un patient souffrant d’un des syndromes que vous étudiez?
Oui. Pour y parvenir, notre approche consiste à nous intéresser non pas aux points communs entre les patients (comme l’a fait la médecine jusqu’à aujourd’hui) mais aux différences. Et celles-ci sont importantes. Nous avons notamment remarqué chez les enfants trisomiques que les performances que l’on peut atteindre en bas âge en matière d’attention soutenue prédisent non seulement le niveau de lecture mais aussi l’habileté à manier les nombres plus tard dans la vie. Et la variabilité entre les enfants est grande.
Ces différences sont-elles dues à l’environnement propre à chaque individu?
Oui, mais pas seulement. Le reste du génome, en l’occurrence les gènes situés sur d’autres chromosomes que le n° 21, joue aussi un rôle. Mais ce qui est décisif, c’est le développement de la personnalité. Face au défi, certains patients ont des réactions de rejet, d’autres pas, exactement comme dans la population normale.
Votre approche peut-elle déboucher sur une thérapie?
Oui. Et c’est dans la petite enfance qu’il faut intervenir, là où se trouvent les racines du développement ultérieur. Il faut agir non pas directement sur des domaines cognitifs précis mais sur leurs précurseurs comme la mémoire et l’attention, des processus plus généraux qui ont un impact sur la suite du développement. Nous travaillons beaucoup en ce moment avec des expériences (basées notamment sur la méthode de l’oculométrie ou eye tracking en anglais) dans lesquelles l’enfant a le contrôle des opérations. Quand l’enfant est actif au cours d’une tâche, l’apprentissage est meilleur et se généralise.
Quel résultat peut-on espérer obtenir avec ces patients?
Qu’ils arrivent à leur potentiel maximum. Ces personnes ne sont pas toujours moins performantes que la population saine. Elles sont parfois même supérieures et souvent différentes. Certains autistes, c’est connu, sont meilleurs que nous dans des tâches spécifiques. Les enfants atteints du syndrome de Gilles de la Tourette (caractérisé par des tics, parfois verbaux), eux, apprennent à se contrôler. Ils font de tels efforts, notamment durant l’adolescence, que quand on leur fait passer des tests sur les fonctions exécutives (qui regroupent des capacités liées à l’anticipation, la planification, l’organisation, la pensée abstraite, l’initiative, etc.), ils obtiennent de meilleurs résultats que les autres enfants du même âge.
Est-il envisageable de corriger un handicap comme celui de la trisomie?
A l’heure actuelle, grâce à l’entraînement cognitif, on ne peut pas le corriger mais l’atténuer. Cela dit, je suis convaincue qu’à l’avenir on pourra agir directement sur les gènes pour soigner ces enfants après, voire même avant leur naissance. De telles interventions ont déjà réussi pour certaines affections (les «enfants-bulle» souffrant d’une grave déficience immunitaire). Cela n’a encore jamais été tenté pour des maladies cognitives mais nous sommes sur la voie. Mon propre laboratoire vient de lancer une étude pour comprendre pourquoi seulement 50% des trisomiques développent les symptômes de la maladie d’Alzheimer après la quarantaine alors que tous, à cet âge, présentent des plaques amyloïdes dans le cerveau, la marque significative de la maladie dégénérescente. Comprendre ces différences au niveau moléculaire, c’est le premier pas vers une thérapie génique ou cellulaire. Le problème est que la génétique est si complexe qu’une intervention de ce type sera de toute façon très risquée dans la mesure où l’on ne connaît pas tous les autres effets non désirés qu’elle pourrait provoquer. C’est pourquoi cela va prendre du temps.
En Chine, un pays avec lequel vous collaborez, le retard mental est considéré comme un problème sanitaire majeur. Pourquoi?
Les bébés souffrant de retard mental sont encore souvent rejetés par leurs parents et placés dans des orphelinats. Une tendance rendue encore plus problématique par la règle de l’enfant unique encore en vigueur. Quand je suis allée en Chine, au milieu des années 1990, l’éducation dans ces orphelinats était peu adaptée. Tous les syndromes étaient regroupés et les enfants recevaient tous le même entraînement, au demeurant minimal. On les laissait végéter en somme. Cela dit, la prévalence des syndromes que j’étudie est la même en Chine que n’importe où dans le monde. Seulement, comme la population totale est énorme, je pensais pouvoir y trouver un échantillon très vaste de patients, ce qui est important en matière de statistiques et de résultats scientifiques. En réalité, ce n’est pas le cas. Cela est dû au fait que la plupart des cas ne sont pas diagnostiqués. Les parents ressentent encore souvent de la honte d’avoir un enfant handicapé. Du coup, je n’ai pas réussi à en trouver plus qu’en Angleterre.
Propos recueillis par Anton Vos
Trois syndromes en brefLe syndrome de Down, ou trisomie 21, est causé par la présence d’un chromosome surnuméraire dans la 21e paire. Responsable de retard mental et d’une modification morphologique particulière, cette affection a une prévalence de 10 cas pour 10 000 habitants. Très liée à l’âge de la mère, c’est la maladie génétique la plus fréquente. Le syndrome de Williams est un retard mental associé à des problèmes cardiaques ainsi qu’à des traits du visage («elfiques») et un comportement particulier. Il est dû à la délétion accidentelle d’un morceau du chromosome 7 comprenant 28 gènes. Sa prévalence est de un cas sur 15 000 personnes. Le syndrome de l’X-fragile entraîne lui aussi un retard mental tout en étant caractérisé par un faciès particulier (visage long, grandes oreilles, front proéminent, menton carré, etc.). Il est dû à une mutation (une répétition anormale d’une petite séquence génétique) sur le chromosome X. La fréquence est variable selon les sources et se situe environ à 1 garçon sur 4000 à 5000 et 1 fille sur 6000 à 8000. |