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L'invité | Charles Bonnet
Charles Bonnet, le pharaon noir de Satigny
De la restauration de la cathédrale Saint-Pierre à la découverte des pharaons noirs, Charles Bonnet œuvre depuis cinquante ans pour rendre aux vivants une partie de leur passé. Un parcours exemplaire que vient aujourd’hui saluer le Prix de la Fondation pour Genève
Issu d’une famille de viticulteurs de Satigny, vous avez d’abord été formé au métier de vigneron. Pourquoi avoir troqué votre sécateur contre une truelle d’archéologue?
Mon intérêt pour l’archéologie remonte assez loin. Tout jeune, je suivais les conférences données par Louis Blondel sur l’époque romaine et j’ai sans doute aussi été influencé par ma mère qui s’intéressait beaucoup aux princesses burgondes et qui pensait que je devais en retrouver les traces. Cependant, mon père tenait à ce que j’apprenne un « vrai » métier. J’ai donc fait une école d’agriculture puis une haute école de viticulture afin de reprendre le domaine familial. Puis, dès que j’en ai eu l’occasion, je suis parti pour l’Amérique latine où j’ai passé pas mal de temps à visiter les grands sites précolombiens. J’en suis revenu avec l’intention de me spécialiser dans ce domaine.
Vous avez cependant rapidement déchanté…
Le seul enseignement précolombien qui existait dans la région était le cours donné à Lyon par Jacques Soustelle, qui était alors ministre du général De Gaulle. Il m’a convaincu qu’il était impossible de travailler sur l’archéologie précolombienne sans s’installer de l’autre côté de l’Atlantique, ce qui n’était pas vraiment compatible avec la gestion d’un domaine viticole. En 1961, je me suis donc inscrit à l’Université de Genève pour y accomplir un Certificat en études orientales.
A quand remonte votre première fouille ?
J’étais encore à l’Université lorsqu’un de mes cousins m’a invité à examiner des blocs de pierre qu’il avait retrouvés dans son champ et qui lui semblaient étranges. Avec quelques collègues de cours, sans méthode particulière, nous avons creusé un trou et nous avons mis au jour un ensemble de bains romains relativement bien conservé.
Vous dites souvent que vous appartenez à une génération dorée d’archéologues. Pourquoi ?
J’ai assisté à l’invention d’un nouveau métier. Aujourd’hui, l’archéologie de terrain a ses règles, ses principes, ses spécialistes. Dans les années 1960, ce n’était pas le cas. Tout était à faire. A titre d’exemple, Marc-Rodolphe Sauter, qui dirigeait le Service d’archéologie cantonale à l’époque, disposait d’un budget annuel de 4000 francs, ce qui, disait-il, ne suffisait pas à payer la benzine de sa voiture. Aujourd’hui, on parle en millions. D’autre part, j’ai fait presque toute ma carrière dans un contexte de prospérité générale (les Trente Glorieuses) qui a permis de lancer un énorme mouvement de restauration des monuments historiques.
Expert au sein de la Commission fédérale des monuments historiques et archéologue cantonal, vous avez ensuite supervisé de très nombreux chantiers en vous fondant sur une méthode novatrice, l’« archéologie du bâti ». En quoi consiste-t-elle ?
L’idée générale est que lorsqu’on aborde un site archéologique, il ne faut pas se précipiter pour creuser des trous, mais prendre le temps de comprendre de quoi sont faits les restes encore visibles. Avec un peu de savoir-faire, on peut en effet lire sur un mur comme dans un livre. Un autre élément important tient à la restauration qui, jusque dans les années 1960, signifiait souvent la destruction pure et simple du bâtiment concerné. Il a fallu du temps et de la persuasion pour faire comprendre aux architectes que l’on ne pouvait pas utiliser du béton pour intervenir sur une église du Haut Moyen Age.
Vous avez également toujours été très attentif à rendre vos découvertes accessibles au public, pourquoi ?
Si l’archéologie consiste à se précipiter dans le passé pour ne plus en sortir, cela n’a aucun intérêt. Notre travail consiste à tisser des liens entre le monde des morts et le monde des vivants et donc à présenter les vestiges que nous retrouvons à un public élargi.
De ce point de vue, Genève dispose de nombreux sites importants, dont celui de la cathédrale sur lequel vous avez travaillé pendant près de trente ans et qui compte aujourd’hui parmi les sites les plus importants d’Europe de par sa taille et le nombre de visiteurs. Il reste cependant beaucoup à faire…
Ces dernières années ont en effet été marquées par toute une série de découvertes sensationnelles : une tête de pont du XIIe siècle à Carouge, une église et une nécropole du IVe siècle à Saint-Antoine, un four à métal à Saint-Gervais et un four à pain du Ier siècle de notre ère sur le site du Théâtre de l’Alhambra. Ce dernier élément est particulièrement important dans la mesure où il confirme l’hypothèse selon laquelle la ville comptait depuis très longtemps des aménagements conséquents non seulement sur la colline, mais également le long du lac.
La plupart de vos campagnes se sont soldées par des découvertes importantes. Quelle est la part de chance dans la réussite d’un archéologue ?
Ma chance, c’est surtout de m’être d’emblée intéressé à ce que l’on pourrait appeler une sorte de contre-histoire.
C’est-à-dire?
Il y a cinquante ans, le Haut Moyen Age était jugé sans intérêt. C’était une période au cours de laquelle il était supposé ne s’être rien passé. Or, plutôt que de suivre les chemins tracés par les archéologues et les historiens de l’époque, j’ai choisi de me concentrer sur ces périodes méconnues. Et cela a fonctionné au-delà de mes espérances, en Suisse, mais aussi au Soudan.
Comment avez-vous décidé de fouiller sur le site de Kerma, dont on était loin de soupçonner l’importance à ce moment?
Avec quelques camarades, nous avions l’habitude de refaire le monde autour d’un café après les cours. Un jour, nous nous sommes dit que nous devrions mettre en pratique ce que nous apprenions en menant nos propres fouilles. L’idée a fait son chemin, nous avons trouvé un financement mais nous nous sommes vite aperçus que les choses seraient très compliquées en Egypte où il y avait déjà des centaines de chercheurs. Le Soudan, au contraire, faisait figure de territoire vierge. Portés par un certain romantisme, nous nous sommes donc lancés dans l’aventure.
Qu’avez-vous trouvé en arrivant sur place ?
Le site de Kerma était connu à cause de la présence d’un bâtiment de briques crues d’une vingtaine de mètres de hauteur que les habitants appellent la Deffoufa. Cet édifice avait été fouillé au XIXe siècle par l’archéologue américain Reisner qui avait conclu qu’il s’agissait d’un palais égyptien.
Sur quelles bases ?
Dans son esprit, il semblait évident qu’un tel édifice ne pouvait être l’œuvre des populations autochtones, considérées comme peu civilisées. C’était donc forcément l’œuvre du grand voisin égyptien.
Une thèse que vous avez mis une vingtaine d’années à démentir ?
Nous nous sommes progressivement aperçus que le site était très ancien et que la Deffoufa avait été reconstruite au moins une trentaine de fois, ce qui plaidait pour une origine ancienne et autochtone. Par ailleurs, nous avons également mis au jour certains éléments – comme des dépôts de fondation – qui indiquaient que nous étions en présence d’un lieu de culte. Cependant, malgré ces preuves, nous avons dû batailler longtemps pour faire accepter cette idée. Pour de nombreux spécialistes, il était en effet impensable que cette région ait pu donner naissance à une telle civilisation. Tout le monde pensait que le royaume de Kouch se trouvait dans un rapport de soumission à l’Egypte. Nos découvertes ont montré qu’il s’agissait en fait d’un Etat bien organisé qui résistait farouchement à l’hégémonie de son grand voisin.
Ce n’est de loin pas la seule découverte que vous avez faite au Soudan…
En effet, aux alentours de la Deffoufa, nous avons aussi dégagé les restes d’une ville qui était la capitale du royaume de Kouch et dont une partie du plan est aujourd’hui visible grâce à nos travaux de restauration. Une immense nécropole a également été retrouvée aux environs.
En 2003, sur le site voisin de Doukki Gel, vous avez exhumé les statues de cinq pharaons noirs. Dix ans après cet événement, alors que vous approchez des 80 ans, qu’est-ce qui vous pousse à continuer vos recherches sur place ?
Une énigme que je suis sans doute le seul à pouvoir résoudre aujourd’hui.
De quoi s’agit-il ?
Nous avons commencé à intervenir à Doukki Gel il y a une vingtaine d’années parce qu’une palmeraie menaçait de détruire le site. Nous y avons découvert un ensemble de temples qui suggéraient l’existence d’une cité égyptienne. Nous avons d’abord pensé que cette ville était le pendant de Kerma. Puis, en creusant un peu plus profond, nous avons retrouvé d’autres vestiges caractérisés par une architecture plus africaine et dont on ne connaît aucun autre exemple pour cette époque (environ 3500 ans avant notre ère). Nous savons aujourd’hui que cette ville comprenait deux enceintes entre lesquelles se trouvaient au moins une dizaine de palais. Mon hypothèse est que ce lieu devait servir de poste de liaison entre la capitale nubienne de Kerma et ses alliés du sud qui y amenaient les forces nécessaires pour combattre les avancées égyptiennes. Tout le défi est maintenant d’en faire la preuve.
Un mot sur votre rapport au Soudan, dont on parle surtout pour une actualité en général assez sombre…
Cela fait cinquante ans que je me rends au Soudan sans interruption et je n’ai jamais eu l’impression d’y être en danger. Ce pays m’a beaucoup donné. C’est un endroit du monde merveilleux où j’ai appris une certaine sagesse. C’est pour moi un privilège de pouvoir y retourner chaque année. Cela me permet d’arrêter ma vie pendant quelques mois, de réfléchir un peu à l’évolution de notre société et de celle qui m’entoure là-bas.
Vous avez déjà reçu de nombreux honneurs. Quel sentiment vous inspire le fait d’être reconnu aujourd’hui par votre ville natale au travers du Prix de la Fondation pour Genève ?
Un grand honneur. Dans mon rôle d’archéologue, j’ai essayé de défendre l’image de Genève à chaque fois que j’ai pu, que ce soit en Suisse ou à l’étranger. Et aujourd’hui, j’ai le sentiment que j’ai le droit de signer ma vie.
Propos recueillis par Vincent Monnet