Campus
L'invité | CLAUDE HAGEGE
«L’anglais est une langue dont les ambiguïtés sont parfois dangereuses»
Claude Hagège conteste la position dominante dont jouit actuellement l’anglais dans le monde. Une situation qu’il juge injuste, illégitime et nuisible tant à la diversité culturelle qu’à la créativité scientifique
Claude Hagège est sur le sentier de la guerre. Courtois mais déterminé, le linguiste français, professeur au Collège de France et auteur d’un célèbre Dictionnaire amoureux des langues, s’est lancé dans une croisade aux accents donquichottesques : lutter contre la pensée unique et ce qui constitue selon lui son corollaire, à savoir la situation dominante dont jouit aujourd’hui la langue anglaise dans l’ensemble du monde. Un message porté avec conviction par son dernier livre destiné au grand public (Contre la pensée unique, Odile Jacob, 2012) et qui était également au centre de la conférence qu’il a donnée à l’Université lors de la leçon d’ouverture de l’année académique. Entretien.
Campus : Votre dernier livre est un appel à la résistance contre les méfaits de la pensée unique qui, selon vous, gangrène aujourd’hui l’ensemble de la planète. Quelles en sont les principales manifestations ?
Claude Hagège : Le monde contemporain paraît aujourd’hui figé dans un mode de pensée caractérisé par un consensus mou qui donne congé à l’esprit critique. Les projets intellectuels de haute volée se heurtent à la médiocrité ambiante. L’uniformisation s’installe dans les goûts, dans les idées politiques, dans la vie quotidienne, dans les loisirs, dans la conception de l’existence…
En quoi la situation de domination dans laquelle se trouve la langue anglaise est-elle responsable de cet état de fait ?
Je ne suis pas un adversaire de la langue anglaise en tant que telle. Cependant, elle est le principal vecteur de la pensée néolibérale et de la culture qui en est solidaire. Or, cette culture n’est pas soluble dans la diversité malgré ce que l’on essaie parfois de nous faire croire au travers du mythe de la mondialisation.
Pouvez-vous préciser ?
La globalisation renvoie à la mise en commun des échanges commerciaux permettant aux économies de la plupart des pays, dont les pays émergents, d’avoir leur place au soleil et aux sociétés d’évoluer. C’est une réalité du monde contemporain que je ne récuse pas. En revanche, lorsque l’on regarde comment les choses ont évolué depuis que le concept de mondialisation est apparu dans les années 1980, on s’aperçoit que le sens que ce mot recouvre, dans la quasi-totalité des emplois qu’on en fait, est celui d’américanisation.
Vous expliquez que ce processus de domination n’a rien de fortuit dans la mesure où il est la conséquence d’un projet politique mûrement réfléchi…
La volonté explicite de répandre dans tout l’univers, par une sorte d’activisme international, la culture américaine – et donc la langue anglaise qui lui sert de véhicule – est à peu près aussi ancienne que le pays lui-même. Cependant, c’est surtout dans les décennies qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale qu’elle s’est manifestée concrètement en dehors du territoire américain au travers, notamment, d’un grand nombre d’institutions et d’organismes dont l’objectif consistait à établir l’hégémonie planétaire de l’anglais, comme la CIA (Central Intelligence Service) ou l’USIA (United State Information Agency), le Peace Corps ou l’US Agency for International Development.
A cet égard, vous stigmatisez l’attitude de l’Union européenne, que vous accusez de complicité avec les Etats-Unis en vue d’affaiblir la souveraineté des pays d’Europe. N’est-ce pas aller un peu loin ?
Je ne le crois pas dans la mesure où, à partir du moment où l’hégémonie de l’anglais est devenue suffisamment forte pour être sûre, il est apparu aux responsables américains qu’il était désormais inutile d’investir dans de véritables actions politiques pour la soutenir. Dès lors, les institutions américaines qui avaient pour fonction principale de répandre les modes de pensée et d’expression des Etats-Unis ont pris moins d’importance car le relais avait été pris par les autorités locales. C’est vrai en Extrême-Orient, qui constitue aujourd’hui un des principaux pôles d’américanisation du monde, et c’est également vrai au sein de l’Union européenne qui mène des actions très précises en faveur d’une pensée unique soutenue par une langue unique.
Par exemple ?
L’administration de l’Union européenne exige aujourd’hui que les candidatures de ses futurs employés soient rédigées en anglais. Cela donne à cette langue une place de plus en plus forte de manière tout à fait illégale, puisque le français et l’anglais sont, dans les statuts du Traité de Rome, sur un pied d’égalité.
La domination de l’anglais vous paraît d’autant moins légitime que c’est une langue qui est nettement moins répandue qu’on le prétend généralement…
En effet. Les médias ont largement contribué à grossir l’importance réelle de l’anglais. Dans les faits, on estime aujourd’hui que les chaînes télévisées à vocation planétaire, comme CNN par exemple, disposent d’une audience potentielle de 54 millions de téléspectateurs, soit moins de 1 % de la population mondiale.
En tant que linguiste, vous expliquez par ailleurs que l’anglais n’a pas forcément le profil idéal pour servir de langue véhiculaire. Quels sont ses inconvénients principaux ?
Tout d’abord, contrairement à ce que l’on prétend généralement, c’est une langue qui est ardue à apprendre. Tout le monde s’accorde sur le fait que sa prononciation est difficile. Mais l’anglais foisonne aussi de construction comme les « phrasal verbs », soit des verbes accompagnés de préposition, dont il est impossible de déduire le sens en analysant ses composants (par exemple « to do someone in », pour « tuer »). Sans parler des très nombreux verbes d’action qu’elle comporte, notamment pour décrire les déplacements. Enfin, l’anglais est une langue dont les ambiguïtés sont parfois dangereuses.
C’est-à-dire ?
Je me contenterai d’un exemple, tiré de l’aviation, domaine dans lequel l’usage de l’anglais est la règle. L’histoire se déroule lors d’un vol intérieur quelque part aux Etats-Unis. Au moment où l’appareil survole la région des Everglades, en Floride, l’opérateur de la tour de contrôle donne au pilote l’ordre de tourner à gauche (« turn left »), ordre qu’il répète à plusieurs reprises avant d’indiquer au pilote qu’il doit s’exécuter sur le champ. Or pour ce faire il utilise l’expression « turn left, right now » que le pilote interprète comme « tournez à gauche, à droite maintenant ». Résultat : l’appareil s’est abîmé dans les marécages causant la mort de la plupart des passagers.
Qu’en est-il dans le domaine scientifique où la plupart des grandes revues sont éditées dans la langue de Shakespeare ?
Un nombre croissant de chercheurs non anglophones prend aujourd’hui conscience du fait que leurs homologues anglophones sont puissamment avantagés par l’emploi très répandu de l’anglais dans les publications, les laboratoires, les assemblées savantes, etc. Une conséquence grave de cet état de choses est la menace de détérioration du tissu scientifique des langues autres que l’anglais, dans la mesure où l’innovation terminologique, support essentiel de la créativité scientifique, pourrait être sacrifiée à la domination d’une terminologie exclusivement anglaise. Un autre problème est lié au fait que si, dans la langue maternelle du scientifique, le développement d’une série d’arguments rigoureusement ordonnés va de soi, il est, en revanche, sérieusement compromis lorsque ce dernier emploie une langue qui ne lui est pas aussi naturelle. Il va donc être conduit à simplifier et à priver de ses nuances les plus fines son mode de raisonnement et de présentation, ce qui ne peut produire que des effets négatifs, en particulier quand le sujet est complexe.
Vous affirmez également que la situation monopolistique dont jouit actuellement l’anglais constitue un frein à la créativité. Quels sont les arguments qui soutiennent ce point de vue ?
La Grèce antique était un agrégat extrêmement fragmenté de cités très jalouses de leur indépendance et dotées chacune de son organisation sociale propre, de sa Constitution, de ses particularités culturelles. Or c’est à cet ensemble hétéroclite que le monde doit d’innombrables découvertes, c’est à ses savants que l’on peut imputer, pour la première fois, la définition de la méthode scientifique. La rivalité entre les cités grecques, l’absence de structure commune qui aurait figé cet ensemble si divers en un Etat unique, tel est le secret du « miracle grec ». Telle est également la clé du succès de l’Italie de la Renaissance, de l’Allemagne du Saint Empire ou de la Suisse actuelle.
Chaque langue véhiculant sa propre manière de concevoir le monde, vous prônez un usage plus systématique de la traduction. Une méthode dont les bénéfices sont, selon vous, largement supérieurs aux coûts. Dans quelle mesure ?
Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire des langues d’Europe, la traduction, à commencer par celle de la Bible à partir du latin et du grec, a été une activité fondatrice. La traduction met en relief les différences entre les langues et même les exalte par le fait même qu’elle suppose leur reconnaissance et un traitement adapté. Il s’ensuit que la traduction est l’activité humaine qui permet de définir le concept de communication en son sens le plus profond: elle s’efforce de rendre exactement, dans toutes les nuances les plus fines, ce que dit un texte de départ et place donc chacun des interlocuteurs sur un pied d’égalité.
A la fin de votre ouvrage, vous relevez que l’emprise de l’anglais sur le monde est en train de diminuer, notamment sous l’impulsion d’Internet…
Plusieurs indicateurs semblent en effet montrer que la langue anglaise, qui est aujourd’hui, de loin, la plus répandue des langues véhiculaires que le monde ait jamais connues, va perdre ce rôle au bénéfice d’un retour de la babélisation qui a régné autrefois. A cet égard, et contrairement à ce qui était attendu, il s’avère que le développement induit par Internet n’est pas un processus de concentration, mais au contraire de diversité : dans les dix dernières années, les langues qui ont connu la croissance la plus rapide en termes de présence en ligne sur la Toile sont en effet l’arabe, le chinois, le portugais, l’espagnol et le français.
Propos recueillis par Vincent Monnet