« Mourir est une perte. Vivre trop longtemps aussi »
Ezekiel Emanuel, directeur du Département d’éthique médicale et des politiques de santé à l’Université de Pennsylvanie, a décidé de renoncer à toute action médicale visant à prolonger sa vie au-delà de 75 ans. Entretien
Quand et comment mourir? C’est cette question fondamentale que l’oncologue et philosophe américain Ezekiel Emanuel a décidé de traiter de façon provocante dans un article paru dans la revue The Atlantic sous le titre Why I hope to die at 75 (Pourquoi j’espère mourir à 75 ans). Directeur du Département d’éthique médicale et des politiques de santé à l’Université de Pennsylvanie et ancien conseiller spécial pour la politique de santé à la Maison-Blanche, il est venu préciser sa pensée lors d’une conférence publique donnée à l’Université de Genève au printemps.
Campus: Lorsque vous aurez 75 ans, que ferez-vous pour préserver votre santé?
Ezekiel Emanuel: A partir de cet âge, je refuserai les médications, les interventions et examens médicaux dont l’objectif consisterait à prolonger ma vie. Je continuerai à accepter des traitements visant à réduire d’éventuelles souffrances, mais c’est tout. Concrètement, si je brise ma hanche, j’accepterai qu’on me la répare. En revanche, en cas de cancer, je ne prendrai pas de chimiothérapie et si j’attrape une pneumonie, je déclinerai les antibiotiques. Quand j’étais interne à l’hôpital, j’ai passé beaucoup de temps à maintenir en vie à coups d’antibiotiques de vieilles personnes ayant contracté cette maladie. Je ne souhaite pas vivre la même chose.
Etes-vous conscient que ce choix peut choquer alors que beaucoup d’efforts sont déployés pour prolonger la vie?
Il s’agit d’une question existentielle. Veut-on vivre plus longtemps ou veut-on vivre mieux? Si le choix est posé de cette manière, je suppose que la plupart des gens opteront, comme moi, pour la seconde possibilité, à savoir plus de qualité de vie plutôt que plus de quantité de vie. Pourtant, aux Etats-Unis, et probablement aussi dans les autres pays occidentaux, l’allongement continuel de l’espérance de vie (qui dépasse désormais les 80 ans) est perçu comme une bonne chose. Il existe dans mon pays un spécimen assez répandu que j’appelle l’«Américain immortel». Il a plus de 65 ans, prend des pilules et de la nourriture anti-âge tous les jours et fait de l’exercice physique sans fin. Il tente à tout prix de correspondre à l’image que l’on diffuse dans la presse à travers des articles sur les personnes âgées en pleine forme et très actives ou encore des publicités de l’Association américaine des retraités qui vante les bénéfices d’une vie longue et pleine de loisirs. On trouve des livres (des best-sellers) qui promettent des recettes pour vivre jusqu’à 110 ans. Vivre le plus longtemps possible est devenu une obsession, une idéologie contre laquelle je me bats. Car ces images idéalisées de la vieillesse ne correspondent pas à la réalité. En fait, plus on vieillit, moins on a de chances de vivre une vie de qualité.
Qu’est-ce qu’une vie de qualité?
Il s’agit d’une vie qui a du sens. Selon moi, cela nécessite au moins trois ingrédients de base: un travail satisfaisant, des relations sociales ainsi qu’une certaine dose de loisirs. Ces derniers ne sont pas indispensables, mais ils rendent la vie plus riche. Seulement, pour rassembler ces trois ingrédients, il faut disposer d’un minimum de capacités physiques et mentales. La vieillesse se caractérise malheureusement par l’apparition et/ou l’aggravation d’infirmités de toutes sortes: perte de la mobilité et des facultés mentales, augmentation du nombre de cas de démence et de la morbidité, chute de la créativité. Et c’est précisément autour de 75 ans, en moyenne, que la situation se péjore sur tous ces fronts en même temps.
Pouvez-vous préciser?
Prenez le nombre de nouveaux cas de maladie d’Alzheimer. La courbe se met à grimper de manière très brutale vers 75 ans. Autre exemple: dans les années 1980, le chercheur américain James Fries a prédit, pour les décennies qui allaient suivre, la «compression de la morbidité». Selon lui, la population, en vieillissant, deviendrait plus saine, qu’avoir 75 ans correspondrait à la cinquantaine d’autrefois, que les maladies apparaîtraient plus tard, etc. En réalité, c’est le contraire qui est arrivé. L’espérance de vie a certes augmenté en moyenne de trois mois par année. Mais dans ce nombre il y a aussi des mois supplémentaires vécus avec une maladie ou une infirmité. Une étude a montré qu’en 1998, 28 % des Américains de plus de 80 ans vivaient avec une limitation fonctionnelle, c’est-à-dire qu’ils ne pouvaient pas marcher un demi-kilomètre, monter dix marches ou encore s’agenouiller sans équipement spécial. Ce chiffre a bondi à 42 % en 2006. Des vies ont été sauvées au cours de ces vingt ans, mais elles se sont traduites par un plus grand nombre de survivants de maladies cardiovasculaires, cérébrales et autres, avec les séquelles qui les accompagnent. Il est très intéressant de remarquer que, dans le portrait de l’Américain immortel, il n’est jamais question de ces millions de personnes âgées confinées dans des établissements de soin ou à leur domicile, incapables de s’occuper d’elles-mêmes. Bien sûr, personne ne souhaite finir ainsi. Pourtant, nous serons bien plus nombreux à partager ce sort qu’à vivre en pleine forme jusqu’à 90, 100 ou 110 ans.
Selon vous, la créativité est également importante en termes de qualité de vie?
Je ne conçois pas de vie satisfaisante sans un travail ayant du sens et un travail n’a de sens que si l’on peut l’exercer avec créativité. Je ne parle pas seulement des intellectuels ou des artistes, chez qui cet aspect est le plus visible, mais bien de tous les métiers, qu’il s’agisse d’enseignants, de charpentiers, d’ouvriers, etc. Selon plusieurs études sur le sujet, il se trouve que l’on est au maximum de notre créativité vers 45 ans. Après cet âge, c’est le déclin. Et vers 75 ans, on ne fait plus grand-chose de neuf.
Il existe des exceptions pourtant…
Bien sûr, je parle de moyennes. Giuseppe Verdi a composé l’opéra Falstaff alors qu’il avait 80 ans. Goethe a écrit la deuxième partie de Faust – la meilleure – à 82 ans. J’ai moi-même un collègue, économiste de la santé, qui vient de fêter ses 90 ans et avec lequel j’ai encore publié un article récemment. Mais, regardez autour de vous: ce sont des exceptions. Et nous ne pouvons pas tous être des exceptions.
Mais de plus en plus de personnes vivent au-delà de 75 ans sans être malheureuses pour autant…
Il existe en effet des études sur le bonheur et il se trouve que les personnes de plus de 80 ans se révèlent être, parmi toutes les tranches d’âge, celles qui se qualifient elles-mêmes de plus heureuses. Mais ces recherches sont biaisées notamment par le fait qu’elles ne tiennent pas compte de toutes les personnes qui ne sont pas capables de répondre aux questionnaires. Et que font ces personnes âgées heureuses de leur temps? Elles n’ont, dans la majorité des cas, plus de travail et les relations sociales s’amenuisent parce que les proches décèdent. Il ne reste que les loisirs. A mon sens, une telle vie est creuse. Et si, en plus, vous commencez à être limité physiquement ou mentalement, vous courez le risque de devenir un fardeau pour votre entourage. Les chances de vivre jusqu’à 90 ans, de conserver un travail, des relations sociales et des loisirs satisfaisants tout en étant en pleine forme physique et mentale sont très minces. Mourir est une perte, c’est vrai. Mais vivre trop longtemps en est une aussi.
Cela dit, même si vous renoncez aux soins destinés à prolonger votre vie au-delà de 75 ans, il n’est pas dit que vous mourrez à cet âge. Vous pourriez tenir jusqu’à 90 ans, qui sait?
En effet. Je n’espère pas mourir à 75 ans, d’ailleurs. Le titre de mon article paru dans The Atlantic a été choisi par l’éditeur et il ne traduit pas exactement ma pensée. Ce que je voulais dire avec cet article, c’est que j’espère mourir avant d’être trop limité physiquement ou mentalement. Je ne sais pas quand cela surviendra.
Que pensez-vous de l’assistance au suicide?
Je suis contre l’assistance au suicide et l’euthanasie depuis très longtemps. Nous disposons de beaucoup de données sur ce sujet. Je ne connais pas la situation en Suisse mais j’ai bien étudié celle des Pays-Bas. Il en ressort d’abord que les gens qui font appel à ces procédures ne sont le plus souvent pas ceux auxquels on pense, c’est-à-dire des patients avec un cancer en phase terminale ou une autre maladie incurable. Il s’agit en général de personnes dépressives, désespérées et je ne crois pas que la bonne réponse à leur problème soit de les tuer. Ensuite, contrairement à ce qu’imagine la population en général, l’acte du suicide assisté ou de l’euthanasie n’est jamais totalement fiable. Aux Pays-Bas, dans 20 à 25 % des cas, il y a des problèmes. Il n’existe aucune procédure médicale – et cela vaut aussi pour les médecins – qui soit exempte de toute complication. Je ne pense pas que la Suisse fasse exception. Et puis il y a l’effet de la pente glissante. Au début, toute nouvelle procédure médicale ne s’adresse qu’à une petite catégorie de patients avant de s’élargir progressivement à une population plus large. Aux Pays-Bas et en Belgique, on inclut déjà les adolescents dans les programmes d’euthanasie. Je ne crois pas que cela soit acceptable. Enfin, l’assistance au suicide et l’euthanasie ne concernent au maximum que 3 % des personnes en fin de vie aux Pays-Bas et en Belgique et seulement 0,1 % dans l’Etat d’Oregon et en Suisse. Ce n’est pas en se concentrant sur cette petite proportion de la population que l’on peut prétendre prendre soin de l’ensemble des gens qui sont sur le point de mourir.
Vous avez participé à la réforme du système de santé des Etats-Unis, surnommé Obamacare et entrée en vigueur en 2013. Etes vous satisfait du résultat?
La loi est meilleure que ce que quiconque pouvait espérer. En démocratie, aucune loi n’est parfaite, cependant. Elle est toujours le fruit d’un consensus. L’Obamacare a des défauts mais, malgré cela, il a remporté un grand succès. Grâce à lui, 16 millions de personnes ont pu contracter une assurance maladie, le système de santé a vu sa qualité augmenter, les coûts diminuer, le contrôle s’améliorer et de nombreuses innovations se mettre en place. Je suis fier d’y avoir contribué.
Propos recueillis par Anton Vos