« Internet a constitué un ‘booster’ pour Daech »
«Monsieur terrorisme» de l’Union européenne, Gilles de Kerchove, était de passage à Genève dans le cadre d’une conférence proposée par le Global Studies Institute. L’occasion de revenir sur l’évolution du terrorisme au cours de ces dernières années et de présenter les moyens développés par l’Europe pour s’y opposer.
Campus : Le terrorisme que l’on connaît aujourd’hui en Europe est le fait de petits groupes ou d’individus isolés qui sont par définition difficiles à repérer. Comment lutter contre un tel ennemi ?
Gilles de Kerchove : Nous sommes confrontés à deux phénomènes qui, bien que liés, sont distincts. Le premier est celui des ressortissants européens qui partent en Syrie ou en Irak pour rejoindre l’État islamique et dont certains reviennent pour perpétrer des attaques terroristes, comme on l’a vu au Bataclan ou dans le cas de l’attentat-suicide de l’aéroport de Bruxelles en mars 2016. Le second est celui des « loups solitaires » qui se radicalisent de façon endogène sur le territoire européen et qui passent à l’action de manière individuelle sans liens avec des organisations telles que Daech ou Jabhat al-Nosra, la filiale syrienne d’Al-Qaïda. Et chacun de ces deux phénomènes appelle des réponses spécifiques.
Lesquelles ?
En ce qui concerne les combattants étrangers, on a sans doute tardé à réagir puisque près de 5000 citoyens européens sont parvenus à rejoindre la Syrie ou l’Irak pour combattre au côté du califat au cours des quatre ou cinq dernières années. Depuis, cependant, les États les plus concernés par ce phénomène (comme la France, la Belgique, l’Allemagne ou les Pays-Bas) ont alloué des moyens importants pour parvenir à identifier de manière précoce les candidats au départ. La formation des gardes-frontières a ainsi été revue, des contrôles systématiques des bases de données utilisées pour le contrôle des citoyens européens aux frontières extérieures ont été introduits, l’échange d’informations a été augmenté et le contrôle des passagers aériens va être intensifié, notamment avec l’entrée en vigueur du PNR (pour Passenger Name Record) en mai 2018. Ce registre oblige désormais les transporteurs aériens à communiquer les noms, ainsi que d’autres informations, des passagers venant des pays tiers aux autorités des pays européens de destination. À cela s’ajoute le fait que, depuis deux ans, la Turquie a fortement renforcé le contrôle de sa frontière avec la Syrie, ce qui complique considérablement les passages.
L’évolution de la situation sur le terrain, marquée par le recul militaire de Daech, a-t-elle également joué un rôle ?
La fin de l’État islamique a en effet entraîné un changement de stratégie de la part de Daech puisque aujourd’hui, la propagande de cette organisation ne consiste plus à inviter les personnes radicalisées à rejoindre le califat, mais à agir dans leur propre pays de manière individuelle. D’où l’émergence, ces dernières années, de ces fameux « loups solitaires » qui nous ont forcés à nous concentrer sur la détection de ce qu’on appelle des « signaux faibles » et qui ont considérablement compliqué notre travail.
Dans quelle mesure ?
Il est plus facile de repérer un individu qui adhère à une organisation terroriste, qui noue des contacts et qui voyage qu’une personne qui opère en solitaire. Il faut donc se concentrer sur les maigres indices qui peuvent laisser deviner qu’un processus de radicalisation est en cours.
Comment ?
L’idée générale est qu’une personne qui se radicalise va changer ses habitudes. Le premier travail des polices et des services de renseignement, c’est donc de former les acteurs de première ligne – travailleurs sociaux, éducateurs de rues, enseignants, îlotiers – à repérer ces transformations au sein des communautés dans lesquelles ils sont intégrés. En complément, certains services travaillent actuellement au développement de systèmes de détection électroniques basés sur l’analyse des « Big Data » au travers d’algorithmes qui, si les indicateurs choisis sont suffisamment fins, pourraient apporter de bons résultats.
Certains États, comme la France, ont également mis en place des plateformes téléphoniques afin de soutenir les familles confrontées à la radicalisation d’un proche. Ce type de mesure est-il réellement efficace ?
À titre personnel, je dois avouer que j’étais un peu sceptique lorsque cette initiative a été prise par le ministre français Bernard Cazeneuve. Mais je dois reconnaître aujourd’hui que cela a été une source de renseignements considérable et que c’était donc une bonne idée.
Quel rôle jouent les nouvelles technologies et en particulier les réseaux sociaux dans ce combat ?
Internet a très certainement constitué un booster pour Daech. Outre le fait de disposer d’un territoire sur lequel l’organisation a pu bénéficier de moyens considérables par l’exploitation du pétrole ou par l’extorsion, la principale différence entre Daech et Al-Qaïda, c’est sans doute une bien meilleure maîtrise de la communication stratégique sur Internet.
Il faut reconnaître que Daech est parvenue à recruter un certain nombre de jeunes très doués dans l’utilisation des nouvelles technologies et qui disposaient d’une maîtrise technique quasiment hollywoodienne et de grandes connaissances en matière de manipulation de l’intelligence émotionnelle.
Avez-vous les moyens de rivaliser dans ce domaine ?
Nous consacrons beaucoup d’énergie à développer une communication stratégique passant non seulement par les États, mais aussi – et surtout – par la société civile. S’il y a des voix qui veulent s’exprimer dans la communauté musulmane pour contrecarrer le discours de Daech, il faut leur donner les moyens d’être aussi performants.
Les grands opérateurs du numérique se sont parfois montrés réticents à collaborer pleinement avec les services de police. Leur position a-t-elle évolué ?
Il a fallu un peu de temps, mais leur comportement est en train de changer. Les grands opérateurs ont progressivement compris que l’enjeu était extrêmement important et que s’ils persistaient à ne pas vouloir exercer de contrôle sur le contenu qu’ils diffusaient, comme c’est le cas pour n’importe quel média traditionnel, il y aurait un changement de régime juridique.
Qu’avez-vous obtenu ?
La première étape a été de faciliter le signalement des contenus incitant au djihad. Les services de l’Union, dont l’Internet Refferal Unit d’Europol, peuvent désormais s’appuyer sur des opérateurs privés qui sont capables de distinguer ce qui relève simplement du détestable de ce qui relève de l’illégal, sachant que seule la deuxième catégorie doit être sanctionnée. Nous avons également incité les États membres à se doter d’unités de signalement dédiées.
Avec quels résultats ?
Europol, qui dispose de sa propre unité, a déjà signalé près de 40 000 contenus illicites avec un taux de succès de 85 %. C’est un chiffre remarquable quand on sait que lorsque c’est un particulier qui fait la même démarche auprès de Google, par exemple, le contenu concerné n’est retiré qu’une fois sur trois.
Espérez-vous aller plus loin ?
Oui. Nous avons d’ores et déjà demandé aux principaux opérateurs d’Internet de créer une base de données des contenus déjà retirés en leur associant une signature électronique. Cette mesure permet d’empêcher de manière automatique que ceux-ci soient rechargés sur une autre plateforme quelques heures seulement après leur suppression. Enfin, nous souhaitons obtenir de ces sociétés qu’elles mettent en place des algorithmes de détection des contenus illicites sur le modèle de ce qui a été fait pour la pédopornographie, sujet sur lequel nous sommes encore en négociation.
Quelle part accordez-vous à la prévention ?
Le succès de Daech est la conséquence de la rencontre entre une offre et une demande. Et si 35 000 personnes sont venues du monde entier pour rejoindre leur projet mortifère, cela signifie que l’offre apparaissait comme attractive. C’est cela qu’il faut changer.
Comment ?
En mettant en place de nouvelles politiques dans plusieurs domaines. Les facteurs qui expliquent la radicalisation ne sont pas les mêmes pour tout le monde, même s’ils se combinent parfois. Il faut donc agir à la fois sur les causes objectives, comme les problèmes d’intégration, sur le plan idéologique et sur les éléments facilitateurs (Internet, la prison ou la présence de groupes salafistes qui recrutent dans la rue). C’est dans cette perspective que l’Union européenne a entrepris il y a trois ou quatre ans de mettre en réseau des acteurs de terrain – qui sont aujourd’hui près de 3000 – chargés d’identifier les meilleures pratiques. L’UE soutient, par ailleurs, de nombreuses associations de victimes. L’expérience espagnole a en effet montré l’importance de la victime comme « contre discours ». Il est en général assez efficace de confronter les candidats au djihad à la réalité de ce qu’ils font. Souvent, ce qui permet aux terroristes d’être aussi abominablement assassins, c’est le fait d’avoir déshumaniser leurs victimes.
À quel degré la Suisse est-elle associée à ces démarches ?
La Suisse est loin d’être passive sur ce sujet. En tant que membre de l’espace Schengen, elle est pleinement intégrée à son système de sécurité. La conseillère fédérale chargée du Département de justice et police participe à toutes les réunions où se discutent les problèmes liés à la sécurité. La Suisse fait également partie d’un groupe de 16 États plus particulièrement concernés par le terrorisme, du Club de Berne, qui rassemble divers services de renseignement, et de sa filiale dédiée à l’antiterrorisme. Enfin, elle compte parmi les 29 États qui, aux côtés de l’UE, forment le Global Counterterrorism Forum.
Propos recueillis par Vincent Monnet