Le national-socialisme face au vertige de la liberté
En libérant l’individu, la modernité a-t-elle favorisé l’émergence du nazisme ? C’est l’idée qu’a défendue l’historien français Johann Chapoutot dans le cadre de la conférence d’ouverture de l’édition 2018 du Festival Histoire et Cité.
Campus : Les conditions qui ont permis l’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933 sont, selon vous, à chercher bien au-delà de la crise des années 1930 ou du Traité de Versailles. Jusqu’où faut-il remonter le fil ?
Johann Chapoutot : La vision qui domine en Allemagne au début des années 1930 est que l’histoire nationale est constituée d’une longue suite de désastres depuis le XVIe siècle. Après la Réforme, qui marque la fin d’un premier monde, survient en effet la Guerre de Trente Ans (1618-1648) qui va vider l’Europe centrale de près de 50 % de sa population, puis les guerres de la Révolution et de l’Empire et enfin le premier conflit mondial, dans lequel 2 millions et demi d’Allemands – civils inclus – vont trouver la mort. À cela s’ajoutent les mutations convulsives de la modernisation, l’hyperinflation et la grande crise de la fin des années 1920, avec ses presque 20 millions de chômeurs, le retour de la tuberculose et de la famine. Face à cette succession de malheurs qui semble ne jamais vouloir finir, beaucoup de citoyens allemands ont le sentiment qu’ils sont maudits et qu’ils ne s’en sortiront jamais.
Ce sentiment est-il accru par l’émergence des démocraties modernes qui prennent corps en Europe dans la seconde partie du XIXe siècle ?
La démocratie, c’est Rousseau et le Contrat social. Autrement dit, c’est l’idée que la société humaine ne se définit ni par la tradition, ni par la religion, ni par la biologie mais par des choix effectués par des individus libres. C’est donc un monde dans lequel il n’existe plus de transcendance divine ou politique imposant de vivre de telle ou telle manière. Chacun est responsable de ce qu’il fait de son existence et c’est une responsabilité qui est terrible.
Dans quelle mesure ?
Comme l’ont montré de nombreux philosophes du XXe siècle, qui sont à la fois contemporains et analystes du phénomène, à l’instar d’Heidegger, de Sartre ou de Camus, il y a quelque chose de vertigineux dans la conquête de la liberté. Et c’est d’autant plus vrai que celle-ci s’accompagne très concrètement de phénomènes culturels et sociaux de déracinement – exode rural, industrialisation, urbanisation, prolétarisation – qui se traduisent tous par une forme d’émancipation par rapport à la famille, au village ou à la paroisse.
Ce mouvement est général à l’Europe. Qu’est-ce qui fait la spécificité de l’Allemagne ?
Ces évolutions ont pris plus d’un siècle à se déployer dans des pays comme la France ou la Grande-Bretagne. En Allemagne, le décollage industriel et démographique ne s’amorce véritablement qu’à partir de 1870 et tout se passe ensuite très vite. C’est quelque chose qui a profondément marqué les contemporains. Et ce n’est pas un hasard si la sociologie en tant que discipline scientifique naît en Allemagne à ce moment précis puisque c’est alors qu’apparaît, de façon assez brutale, ce qui est son objet d’étude, à savoir la société comprise comme l’addition des hommes libres.
Concrètement, comment se manifeste ce désarroi ?
Par le développement d’un discours qui met en avant la nostalgie de l’avant et qui oppose la société contemporaine – avec tous ses problèmes – et la communauté des pères fondateurs. En corollaire se mettent en place des politiques gouvernementales dont le principal objectif est de « fixer les masses » qui, par définition, sont perçues par les élites comme étant dangereuses et incontrôlables. D’où l’appel à un renouveau religieux qui se traduit notamment par une alliance entre l’État et les églises protestantes. À cela, s’ajoute la militarisation de la société dont la première manifestation est l’introduction de la conscription obligatoire. Dans ces années-là, pour être quelqu’un en Allemagne, il faut avoir porté l’uniforme et pour espérer décrocher un poste de cadre, il faut au moins avoir des galons d’officier de réserve. Or, être militaire, dans l’Allemagne de cette époque, c’est abdiquer sa liberté pour se contenter d’obéir aux ordres.
Comment les nazis sont-ils parvenus à tirer avantage de cette situation ?
Comme beaucoup d’autres au même moment – en Allemagne comme ailleurs –, les nazis ont une vision du monde qui est fondée sur la biologie et l’idée de race. Selon cette perspective, il n’y a pas de liberté dans la nature. Ce sont les plus forts qui gagnent et les autres sont condamnés à disparaître. Le problème, c’est que de nombreux penseurs, à l’image du philosophe munichois Oswald Spengler, sont convaincus que l’Occident est en pleine décadence culturelle et biologique et que sa civilisation est vouée à l’extinction. Les nazis défendent au contraire l’idée qu’il est possible de s’en sortir. Puisque les causes du mal sont connues, il suffit d’agir afin de régénérer la race aryenne et de lui offrir le fameux espace vital dont elle a besoin pour s’épanouir.
Cette lecture biologique a également l’avantage de légitimer l’élimination des opposants et des populations juives…
La race germanique étant vue comme une espèce animale qui doit lutter pour sa survie, elle n’a pas à avoir d’empathie ou de sentiment envers les espèces concurrentes. Un civil ou un enfant juif, c’est d’abord un juif, disent les nazis. Même s’il semble inoffensif en apparence, c’est une menace bactériologique, quelque chose d’infectieux qui finira par vous détruire comme le montre toute l’histoire depuis l’Antiquité : des Perses enjuivés qui ont in fine détruit la Grèce au complot juif de la Première Guerre mondiale, en passant par les Carthaginois alliés aux juifs qui ont détruit Rome… En ce sens, la vraie lâcheté ne consiste pas à abattre un homme désarmé mais à le laisser vivre.
La tâche n’est pas pour autant facile et les difficultés rencontrées par les exécutants de la « Solution finale » sont d’ailleurs bien documentées par les historiens…
Il ne faut jamais perdre de vue que des politiques ultra-criminelles comme la Shoah n’ont pas impliqué que les 25 000 Allemands qui en ont été les exécutants immédiats. Il n’y a pas de Shoah sans gendarmes et préfets français. Il n’y a pas de Shoah sans nationalistes lituaniens. Il n’y a pas de Shoah sans oustachis croates. Il n’y a pas de Shoah sans policiers hongrois. Ceci étant, ceux qui ont directement participé à l’élimination des civils ont effectivement connu des problèmes, surtout lorsqu’ils rencontraient sur le front de l’Est des juifs parlant allemand dont certains avaient servi sous l’Empire austro-hongrois ou étaient décorés de la Croix de fer pour s’être battus dans l’armée allemande au cours de la Première Guerre mondiale. D’où la nécessité pour les nazis de rappeler sans cesse la noblesse de leur mission aux contingents envoyés sur le front de l’Est. Tâche dans laquelle ils ont été bien aidés par Staline.
Que voulez-vous dire par là ?
La répression terrible exercée par le Commissariat du peuple aux Affaires intérieures – c’est le sens de l’acronyme NKVD – dans les prisons ou au sein des collaborateurs potentiels a laissé derrière elle des monceaux de cadavres qui ont achevé de convaincre les soldats allemands arrivant sur place qu’Hitler avait raison et que les « judéo-bolcheviques » n’étaient qu’un ramassis de barbares sanguinaires.
Quand on a été si loin dans l’horreur, un retour en arrière est-il possible ?
Les idéaux des nationaux-socialistes ne sont hélas par morts avec Hitler. Un de mes derniers livres, La Loi du sang*, commence par une scène qui se passe en 1949. Des pédiatres d’un hôpital de Hambourg sont traduits par les autorités britanniques devant une juridiction pénale pour avoir tué 18 enfants par injection. Face à leurs juges, la défense des médecins consiste à nier l’humanité de leurs victimes et les prévenus sont finalement relaxés. Parmi eux se trouve un grand pédiatre, le professeur Werner Catel, que l’on retrouve en 1961 dans le grand hebdomadaire de centre-gauche Der Spiegel pour une interview sur le thème du devenir des malades incurables. Il y prône leur élimination en se fondant sur les mêmes arguments que ceux utilisés durant le procès de 1949. Ce fait montre qu’en Allemagne, un certain nombre de médecins mais aussi de juristes, de policiers ou de militaires n’ont jamais changé de point de vue malgré la défaite. Après 1945, ils sont simplement devenus les camarades de jeu d’Interpol et de l’OTAN. On les a recyclés pour faire barrage au communisme. Et on n’a pas eu grand problème à le faire parce qu’ils faisaient partie d’une sorte d’écosystème intellectuel et culturel trouvant des ramifications dans tout l’Occident, de la France à la Grande-Bretagne, en passant par la Suisse ou les pays scandinaves.
Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
On voit la même peur de la liberté, le même besoin de se rassurer par la communauté dans les phénomènes actuels de radicalisation religieuse ou culturelle. La « manif » dite « pour tous » en France, avec ses 2 millions de personnes dans la rue, c’est la peur de la liberté. Le djihadisme, c’est la peur de la liberté. Quand on s’engage dans une croisade religieuse ou identitaire, on exprime au monde que l’on n’est pas libre et qu’il existe un Dieu qui a décidé pour soi qu’une famille c’était un papa et une maman ou qu’il fallait éradiquer les infidèles. À un degré de violence moindre, le darwinisme social reste par ailleurs une veine structurante de notre géologie contemporaine. Il défend l’idée qu’il faut être un battant parce que la vie est un combat dans lequel il y a les gagnants et les perdants. En France, on a pu entendre un chef d’État dire que l’on peut croiser dans un hall de gare ceux qui ont réussi et « ceux qui ne sont rien ». Curieux propos : l’État de droit, et singulièrement en France, n’affirme-t-il pas que chaque être humain est quelque chose, même quand il n’a pas « réussi » socialement ?
Propos recueillis par Vincent Monnet
*« La Loi du sang. Penser et agir en nazi », par Johann Chapoutot, Gallimard, 570 p.