Campus n°142

«Tant de candidats vaccins ont échoué que je suis devenue prudente»

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La virologue française Françoise Barré-Sinoussi, prix Nobel de médecine 2008 pour la découverte du virus du sida en 1983, recevra le titre de Docteure « honoris causa » de l’UNIGE le 9 octobre lors de la cérémonie du « dies academicus ». Entretien.

Campus : Vous étiez en première ligne dans la recherche sur le VIH/sida il y a bientôt quarante ans. Vous avez également présidé, entre mars et juillet 2020, le Comité analyse recherche et expertise (CARE) chargé de conseiller le gouvernement français sur les axes prioritaires en matière de recherche sur un tout autre virus : le SARS-Cov-2. Pouvez-vous tirer des parallèles entre les deux événements ?
Françoise Barré-Sinoussi : L’épidémie actuelle me rappelle celle des années 1980 dans la mesure où il s’agit d’une infection émergente qui, comme le sida, touche les populations les plus précaires, par exemple les migrants. Mais il y a davantage de différences que de similitudes. Ce n’est pas du tout le même type de virus ni les mêmes modes de transmission. Au début de l’épidémie de VIH, un diagnostic d’infection était une sentence de mort, alors que la grande majorité des personnes infectées par le SARS-Cov-2, notamment les jeunes, ne développe pas de symptômes. J’observe également que le Covid-19 a généré une mobilisation des ressources scientifiques et technologiques massive tandis qu’au début des années 1980, nous n’étions qu’un petit nombre de clinicien-nes, de chercheuses et de chercheurs à nous intéresser au VIH. Nous avons tout de même avancé assez rapidement pour l’époque. Le virus a été découvert en 1983, le premier test diagnostique mis sur le marché en 1985. C’était un record. Avec le SARS-Cov-2, c’est allé encore plus vite. Un test a été développé en à peine deux mois. Le génome a déjà été séquencé des milliers de fois et six vaccins candidats se trouvent en essai clinique de phase III. C’est vrai qu’il n’y a toujours pas de traitement contre le Covid-19 mais il a tout de même fallu près de quinze ans pour en développer un contre le VIH. Les premières combinaisons thérapeutiques efficaces ont été obtenues en 1996. Cela dit, il y a une chose que je regrette dans le cas du Covid-19.


De quoi s’agit-il ?

Les autorités et la communauté scientifique n’ont pas noué assez de relations avec la société civile. Le VIH nous a appris que lorsqu’on travaille de manière très proche avec les associations de patients, on peut être beaucoup plus efficace. Une plus grande implication de la société civile fait d’ailleurs partie des recommandations que le CARE et d’autres ont transmises au gouvernement français.


Les associations de patients atteints du Covid-19 n’ont peut-être pas eu le temps de se mettre en place...

Ce sont les mêmes qui existent déjà pour d’autres maladies. Les associations impliquées dans l’épidémie de sida, par exemple, sont habituées à s’adapter à d’autres pathologies. Elles travaillent depuis plusieurs années aussi sur les hépatites virales. Certaines d’entre elles se sont immédiatement mises à la disposition des patientes et des patients lorsque le Covid-19 est apparu. Elles possèdent notamment le savoir-faire pour s’occuper des populations les plus précaires touchées par le virus. Elles l’ont d’ailleurs fait il y a quelques années pour le virus Ebola.


Toute nouvelle maladie entraîne son lot de controverses sur d’éventuels traitements. Qu’en pensez-vous ?

Je trouve que les controverses qui s’étalent sur la place publique, en particulier celle sur l’hydroxychloroquine sont surtout alimentées par les médias et les réseaux sociaux. C’est regrettable. La controverse a toujours existé dans le milieu scientifique. Elle fait partie de la science et contribue à ses progrès. Mais la façon dont elle a été présentée par les médias a eu comme résultat de semer la confusion dans le grand public.


Que pensez-vous de l’efficacité de l’hydroxychloroquine ?

Pour la vaste majorité de la communauté scientifique internationale, il ne fait aucun doute que cette substance n’a montré, à ce jour, aucune efficacité contre le Covid-19. Il y a encore des études en cours, c’est vrai. Il ne faut fermer aucune porte. Mais durant les mois où je présidais le CARE, j’ai vu passer un nombre considérable d’études sur ce médicament. Aucune n’a décelé de manière convaincante le moindre effet bénéfique. On sait en revanche qu’il comporte des risques non négligeables de toxicité cardiaque. Il est donc déraisonnable de l’administrer à un grand nombre de patients.


Sous l’ère du Covid-19, la science avance dans l’urgence. On voit parfois des résultats scientifiques diffusés par communiqués de presse avant même de passer par la procédure de relecture par les pairs et la publication dans des journaux de référence. Qu’en pensez-vous ?

Je peux comprendre le côté positif d’un tel système de prépublication. Il permet, en cette période d’urgence sanitaire, d’informer au plus vite les autres scientifiques des avancées dans le domaine. Mais cette manière de faire me gêne aussi beaucoup. Je trouve que la communication devrait être mieux régulée et coordonnée pour être la plus fiable possible. Le problème actuel, qui n’existait pas dans les années 1980, c’est que tout est amplifié par les réseaux sociaux qui sont de grands diffuseurs de théories fumeuses, non vérifiées, voire carrément fausses. Ce qui est souvent source d’angoisses.


Croyez-vous qu’un vaccin contre le SARS-Cov-2 puisse être finalisé avant la fin de l’année ?

Il y a actuellement six essais cliniques en phase III, c’est-à-dire que l’on mesure l’efficacité du produit chez un nombre important de participants qui ont commencé à être recrutés dans plusieurs pays. On peut espérer obtenir de toutes premières informations d’ici à la fin de l’année mais les résultats complets ne seront très certainement pas disponibles avant 2021. Cela ne veut pas dire que les vaccins seront efficaces pour autant. Quand j’entends la presse ou même certains chercheurs s’émerveiller du fait que tel ou tel vaccin entraîne une très bonne réponse immunitaire, je m’interroge. Rien ne dit que cette réponse soit protectrice. Tant que je n’ai pas vu les résultats d’efficacité, je ne me prononce pas. Je suis devenue très prudente depuis les échecs successifs de candidats vaccins contre le VIH en termes d’efficacité alors que certains étaient pourtant prometteurs en ce qui concerne leur capacité à provoquer une réponse immunitaire.


Pourquoi est-ce si difficile de développer un vaccin contre le sida ou contre le SARS-Cov-2 ? Il en existe pourtant déjà beaucoup contre d’autres virus.
Il n’y en a pas tant que cela. La liste des maladies infectieuses sans vaccin est beaucoup plus longue que celle pour lesquelles on en a. Cela dit, les décennies de recherche d’un vaccin contre le VIH nous ont appris beaucoup. Notamment sur le fait que l’on ne savait pas suffisamment de choses en matière de physiopathologie de l’infection et de mécanismes de protection immunitaire. Il y a toujours un grand besoin de recherche fondamentale pour mieux comprendre les réservoirs viraux et les mécanismes de la latence virale, c’est-à-dire le fait que le virus reste dormant dans les cellules des patient-es alors même qu’ils sont sous traitement. Il nous faut mieux comprendre aussi la réponse immunitaire et le contexte inflammatoire. Ce dernier point est d’ailleurs commun avec le SARS-Cov-2. On sait en effet qu’il joue un rôle dans la sévérité des maladies, notamment du Covid-19. Et dans le cas du VIH, on a remarqué que les patient-es sous traitement antirétroviral conservent un fond de réponse inflammatoire, lui-même associé à la persistance du virus.


Vous avez reçu en 2008 le prix Nobel. Comment avez-vous vécu la nouvelle ?

J’étais en mission au Cambodge. Le téléphone a sonné alors que j’étais en pleine réunion de travail concernant un grand essai thérapeutique chez des patients cambodgiens co-infectés par le VIH et la tuberculose. C’était un moment très émouvant. D’abord parce que mon mari était décédé quelques mois auparavant et que j’étais au Cambodge, entre autres, pour me changer les idées. Ensuite, parce que, dès que la nouvelle s’est ébruitée, des Cambodgiens avec qui nous travaillions sont arrivés avec des bouquets de fleurs. Parmi eux, plusieurs vivaient avec le VIH. Ils me sont tombés dans les bras en pleurant et en me disant : « Si nous ne vous avions pas connue, nous ne serions pas vivants. » Ce prix Nobel n’est pour autant pas seulement le mien. Il récompense un combat mené depuis de nombreuses années par la communauté VIH, qui regroupe sans faire de distinction les chercheurs et chercheuses, les patient-es, le personnel soignant. J’ai vite réalisé que j’avais un lourd fardeau sur les épaules et que je me devais d’être la voix – une voix – de cette communauté, notamment pour plaider sa cause dans les pays qui ont une politique répressive vis-à-vis des populations touchées par le VIH ou auprès des responsables politiques pour obtenir un financement de la recherche. Et ce prix m’a en effet ouvert certaines portes.


Vous devez le prix Nobel, que vous partagez avec le professeur Luc Montagnier, à la découverte du VIH en 1983. Comment y êtes-vous arrivée ?
À l’époque, je travaillais, en tant que chercheuse de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), à l’Institut Pasteur, dans le laboratoire de Jean-Claude Chermann, lui-même administrativement lié à l’unité du professeur Luc Montagnier. Fin 1982, ce dernier a été contacté par Françoise Brun-Vézinet, virologue travaillant à l’hôpital Bichat à Paris avec Willy Rozenbaum, l’un des premiers cliniciens en France à observer la nouvelle épidémie alarmante qui semblait toucher certains homosexuels. Luc Montagnier m’a alors demandé si Jean-Claude Chermann et moi-même serions intéressés de travailler sur un nouveau projet visant à déterminer si le responsable de la maladie n’était pas un rétrovirus.


Pourquoi vous ?

À l’époque, nous travaillions sur les relations entre rétrovirus et cancers et, depuis les années 70, je maîtrisais la technique de détection de l’activité de la transcriptase inverse, témoin de la présence de rétrovirus. Selon les observations cliniques, nous savions que la maladie était associée à une disparition des lymphocytes T CD4+ circulant chez les patients, ce qui rendait l’isolement du virus presque impossible à partir du sang. C’est pourquoi nous avons décidé d’utiliser une biopsie ganglionnaire d’un patient atteint de lymphadénopathie généralisée (c’est-à-dire le développement généralisé de ganglions qui précède le sida). Nous avons obtenu la première biopsie quelques jours après le Nouvel An et nous avons immédiatement isolé et mis en culture les lymphocytes. Après deux semaines, nous avons commencé à détecter une faible activité de la transcriptase inverse. Celle-ci a augmenté de manière significative quelques jours plus tard avant de chuter de façon spectaculaire. Les lymphocytes T en culture du patient étaient en train de mourir. Pour sauver la culture et dans l’espoir de préserver le virus, nous avons décidé d’ajouter à la culture des lymphocytes provenant d’un donneur de sang. Cette idée s’est avérée fructueuse et le virus – toujours présent dans la culture cellulaire – s’est mis à infecter les lymphocytes nouvellement ajoutés. Nous avons rapidement pu détecter à nouveau une activité significative de la transcriptase inverse. C’est ainsi que nous sommes parvenu à isoler le virus pour l’étudier plus en avant.


Quel nom lui avez-vous donné à l’époque ?

Nous l’avons baptisé « virus associé à la lymphadénopathie » (LAV). Charles Dauguet, responsable de la plateforme de microscopie de l’Institut Pasteur, a fourni les premières images du virus en février 1983. Après l’isolement, l’amplification et la caractérisation préliminaire du virus ont rapidement suivi et les premiers résultats ont été publiés dans la revue Science en mai 1983. Au cours des mois suivants, des biologistes moléculaires de l’Institut Pasteur ont déterminé la séquence du génome. Les efforts collectifs de notre groupe et d’autres, ainsi que des clinicien-nes, ont permis de rassembler suffisamment de données pour convaincre la communauté scientifique et les autorités compétentes que le LAV (qui sera plus tard appelé virus de l’immunodéficience humaine, VIH) était bel et bien l’agent étiologique du sida.


Propos recueillis par Anton Vos

portrait historique du VIH



Cette image au microscope électronique à transmission a été prise en février 1983. Elle révèle la présence de formes matures du virus de l’immunodéficience humaine (VIH) dans un échantillon de tissu humain.

Le VIH est un rétrovirus, identifié en 1983 par Françoise Barré-Sinoussi et son équipe de l’Institut Pasteur comme l’agent étiologique du syndrome d’immunodéficience acquise (sida).


Chez un individu infecté, le virus provoque une diminution du nombre de lymphocytes T, des cellules qui jouent un rôle clé dans le système immunitaire. Le patient devient alors susceptible de contracter des infections opportunistes ainsi que certaines maladies.