Campus n°84

L'invitée/Susanne Suter

«En médecine, le début de la vie est plus tabou que la fin

Quelles règles faut-il respecter dans la recherche sur les enfants et les adolescents? Un avant-projet de loi portant sur la recherche sur l’être humain devrait apporter des réponses. Entretien avec Susanne Suter, professeure au Département de pédiatrie

Pour quelles raisons est-il nécessaire d’effectuer des recherches médicales spécifiquement sur les enfants?

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> Susanne Suter: Les enfants ne réagissent pas comme les adultes à la plupart des traitements. Et plus ils sont petits, plus cette différence est grande. Les organes et systèmes vitaux ne sont pas encore mûrs, ce qui change l’action des médicaments. Résultat: certains produits sont mieux supportés par les adultes que par les enfants (même si c’est parfois l’inverse). Au début, on ne le savait pas, et l’on utilisait les médicaments en ajustant simplement le dosage au poids des enfants. Cela a mené à des catastrophes comme celle du chloramphénicol. Dans les années 1940, ce produit a permis de sauver des personnes atteintes de méningites bactériennes graves, mais quand on a commencé à l’administrer à des nouveau- nés, cela a provoqué des décès. Il est donc nécessaire de tester les médicaments chez l’enfant. On s’en passerait volontiers, mais on ne peut pas.

Comment faut-il procéder?

> La première règle est que jamais aucun médicament n’est testé chez l’enfant avant de l’avoir été chez l’adulte. Ensuite, on peut administrer les nouveaux traitements à dose appropriée et étudier leur effet sur les paramètres dont on sait qu’ils sont importants sur le métabolisme de l’enfant. Cela dit, nous manquons cruellement de connaissances en la matière et les pédiatres travaillent beaucoup avec de vieux produits dont les effets et les limitations sont connus depuis des décennies. Mais il arrive que les firmes pharmaceutiques arrêtent la production d’un de ces vieux médicaments et cela nous plonge à chaque fois dans l’embarras. En effet, le nouveau produit qui remplace l’ancien n’a souvent pas été testé sur des enfants, ces derniers ne constituant pas une clientèle intéressante. Les pédiatres n’utilisent donc les médicaments nouvellement venus sur le marché qu’en dernier recours et seulement s’ils ont déjà fait l’objet de tests chez l’enfant publiés dans la littérature scientifique. Malgré ces précautions, les médecins les administreront toujours avec l’idée qu’une mauvaise surprise est possible.

Comment parvenez-vous à avancer malgré ces difficultés?

> Nous travaillons beaucoup en réseau. Grâce à ce système, nous sommes aujourd’hui capables de guérir 80% des leucémies chez les enfants, par exemple. En effet, depuis trente ans, les médecins qui s’occupent de ces maladies dans le monde entier se sont regroupés pour mettre en commun leurs connaissances. Les membres du réseau, dont nous faisons partie, testent des combinaisons de médicaments, sur des périodes et selon des séquences variables. Chaque fois qu’une option se révèle efficace, tout le monde la choisit et laisse tomber les autres. Si chacun avait continué à travailler dans son coin sur ces maladies somme toute assez rares, nous ne serions jamais arrivés à un tel taux de survie. J’ajoute que lorsqu’on traite les adolescents contre certains cancers avec des traitements mis au point dans de tels circuits thérapeutiques, ils ont eux aussi de meilleurs pronostics qu’avec le traitement pour adulte.

Le Parlement devrait ouvrir durant sa session de printemps les débats sur la future loi relative à la «recherche sur l’être humain», donc également sur l’enfant. Cela signifie que ce domaine n’est pas encore réglementé?

> Non. Il existe des dispositions légales sur certains thèmes ainsi que des commissions d’éthique qui assurent le respect de certaines règles au niveau des facultés, des hôpitaux ou des cantons. Mais la Suisse ne dispose pas encore de loi globale traitant de la recherche sur l’être humain de sa naissance à sa mort. Un projet de loi, visant surtout à protéger les patients sans se priver des bénéfices de la recherche, a donc été rédigé. Le Conseil suisse de la science et de la technologie que je préside a été associé à sa mise en consultation.

Etiez-vous satisfaite de cet avant-projet de loi?

> Nous avons étudié le texte avec les représentants de l’Académie suisse des sciences médicales et il nous est apparu qu’il comportait une faiblesse pour ce qui concerne l’enfant et l’adolescent. Ces derniers étaient trop peu considérés selon leur âge. Or, tous les pédiatres vous le diront, il ne faut pas sortir l’enfant ou l’adolescent du contexte de vie approprié à son âge. Un nourrisson de 3 mois, par exemple, ne sait pas qu’il est un individu. Ce n’est que vers 18 mois environ qu’il développe progressivement la notion de soi et qu’il parvient à se reconnaître dans un miroir. Mais il demeure totalement intégré dans sa famille. Ensuite, avec la crèche et le parcours scolaire, l’individualisation s’accentue progressivement jusqu’à l’adolescence et le moment où l’on commence à prendre des décisions pour soi. Cela ne signifie pas que l’on est incapable de discernement avant, mais il nous paraît important que cette évolution soit prise en compte explicitement dans la loi, comme nous le faisons tous les jours dans le cadre de notre travail.

Avez-vous un exemple plus concret?

> Ce qui nous a dérangés, notamment, c’est que l’adolescent qui décide de participer à une recherche doit donner son accord par écrit, en plus de la signature de ses parents. Mais comment cette jeune personne peut-elle comprendre que la société exige de lui une signature quand sa vie est en jeu, mais qu’on la lui refuse dans le cas d’un contrat pour un téléphone portable (il faut être majeur, dans ce cas). Il est évidemment nécessaire de lui expliquer les tenants et aboutissants de l’étude en question et d’obtenir son accord. Mais lui demander formellement une signature est inapproprié. Autre exemple: la loi énonce le droit du patient à être informé ou non des résultats de la recherche dans le cas où celle-ci aboutit à la découverte d’un risque significatif de développer une maladie grave dans sa vie (cancer, diabète ou autre). Un enfant ne sait pas forcément ce que signifie le fait de vivre avec un tel poids sur les épaules. La loi doit prendre en compte cette spécificité.

Vos recommandations ont-elles été entendues?

> Oui. On verra si elles sont suivies dans le texte définitif.

Comment est perçue la recherche sur des enfants dans la population?

> La plupart des parents d’enfants malades soutiennent la recherche. Pourtant, l’idée offusque encore beaucoup de gens. En fait, les règles qui seront édictées dans la future loi sont déjà respectées depuis fort longtemps. Mais le simple fait d’évoquer la question dans le cadre de l’élaboration d’une nouvelle loi ravive d’anciennes craintes encore bien ancrées dans la population.

Quel genre de craintes?

> La médecine a d’abord été développée pour les adultes et jusque dans les années 1940, les médecins – faute de connaissances et de moyens – ne touchaient pratiquement pas aux toutpetits. Les hôpitaux n’acceptaient pas les enfants malades de moins de 2 ans que l’on jugeait inguérissables. D’abord parce qu’on ne savait pas comment les soigner , mais aussi parce qu’on touchait là à un tabou. A cette époque, on était encore marqué par le souvenir d’une forte mortalité infantile et, devant cette longue impuissance des hommes, on avait fini par considérer que la vie du très jeune enfant relevait de la décision de Dieu. Les humains n’osaient donc pas s’en mêler. Cette crainte de s’attaquer à un interdit est encore vivace aujourd’hui, surtout chez les personnes plus âgées. On la retrouve lorsqu’on prodigue des soins aux grands prématurés dont le sauvetage soulève à chaque fois des discussions. Le début de la vie est entouré de plus de tabous que sa fin.

Propos recueillis par Anton Vos