L'invité/Charles Kleiber
«Renforcez vos points forts, coupez le bois mort et soyez généreux»
Nommé en octobre 1997, Charles Kleiber s’apprête à quitter ses fonctions de Secrétaire d’Etat à l’éducation et à la recherche en décembre 2007. Son mandat a été marqué par le bouleversement du paysage universitaire suisse
Le système universitaire suisse a-t-il beaucoup évolué au cours de votre mandat de Secrétaire d’Etat à l’éducation et à la recherche?
> Charles Kleiber: Oui. L’un des signes de ces changements est la réforme dite de Bologne. Cette déclaration, en modifiant la structure des études, a bouleversé l’espace universitaire suisse en l’intégrant dans un cadre unique pour notre continent qui doit devenir le continent de la connaissance. La mise en œuvre a été plus complexe que prévu et nous oblige maintenant à nous ouvrir aux autres. Cette ouverture était nécessaire. Elle a mis fin à des années d’exaltation de nos particularités, à laquelle on a sacrifié la mobilité des étudiants et des professeurs et de nombreuses possibilités de coopération interuniversitaire. Un autre signe important du changement est l’augmentation des ressources allouées par la Confédération. Le Conseil fédéral a décidé d’une augmentation de 6% par an pour 2004-2007 et de 6% par an pour 2008-2011. Cela représente une augmentation de l’ordre de 50% sur 8 ans! Qui dit mieux? Aucun pays en Europe ou sur le continent américain, ni aucun canton en Suisse. Malheureusement, 10% ont été grignotés par des mesures d’économie pendant la période 2004-2007.
Peut-on vous attribuer ces succès?
> Non. J’y ai contribué avec beaucoup d’autres. Les bons projets ont beaucoup de pères et de mères. Mais surtout, pour réussir de tels changements, il faut que des forces majeures soient à l’œuvre au sein de la société. On peut ensuite «surfer» sur elles pour créer des opportunités et influencer le cours des choses. C’est ce que je me suis efforcé de faire.
Quelles sont ces forces?
> La première est la puissance économique de la connaissance qui est devenue le premier facteur de prospérité. Un seul chiffre: la croissance dans la zone euro dépend à 60% des connaissances nouvelles ou améliorées. Mais la connaissance est aussi puissance puisqu’elle permet de plus en plus la maîtrise des technologies de communication et d’information, donc la maîtrise de l’opinion, sans parler de la maîtrise de la force. C’est dire que la connaissance scientifique est devenue un enjeu dans les luttes de pouvoir entre Etats et entreprises. Mais la force la plus précieuse, à mes yeux, c’est la puissance civilisatrice de la connaissance qui, seule, permet de lutter contre les idéologies et de construire des individus libres. Qu’est-ce qu’une idéologie si ce n’est un système de pensée qui résiste à la connaissance?
La gouvernance dans les universités suisses a connu plusieurs crises successives, à Genève et Neuchâtel, notamment. Quelle est votre analyse?
> Ces crises sont, à mon avis, le symptôme d’une transformation qui touche d’abord la mission de l’université, ensuite sa gouvernance. Sa mission a été élargie par des responsabilités nouvelles dans la production économique et dans le changement social. Sa gouvernance doit donc être adaptée. Plus que jamais l’université doit être rebelle à la pensée unique et résister à tous les princes qu’ils soient politiques ou économiques. Il faut aussi tenir compte de la concurrence interuniversitaire qui s’accroît au niveau planétaire et augmente le besoin de ressources. L’université doit donc être plus responsable, plus autonome et décider seule de sa stratégie interne et de l’allocation des ressources. Mais elle n’est pas indépendante, puisqu’il s’agit de ressources publiques. Elle doit donc intégrer dans sa politique académique les objectifs économiques et politiques qui la mettront au centre de la cité et garantiront son lien social. Le temps où les professeurs élisaient le primus inter pares, garant de l’équilibre entre les Facultés pour gérer l’immobilité, est passé. Le rectorat doit disposer d’un véritable pouvoir de conduite. Mais ce pouvoir doit être légitime. Sa légitimité repose sur la reconnaissance du recteur par ses pairs et sur sa capacité de prendre en compte l’ensemble des intérêts de la communauté académique. Le recteur doit savoir écouter, communiquer, choisir, parfois trancher et défendre l’université. C’est un métier magnifique qui exige une formation et du courage. Cette évolution s’inscrit dans une tendance mondiale. L’université de Genève ne fait pas exception. Le projet de loi déposé par la «Commission Dreifuss» s’inscrit, à ma connaissance, dans cette perspective. Le cas de l’Université de Genève est intéressant car, en dépit d’une gouvernance affaiblie, elle continue régulièrement à se ranger parmi les 50 meilleures universités du monde. Cela est certainement dû à la longue tradition scientifique de cette ville. Si elle disposait d’une gouvernance renforcée, si elle était capable de faire de vrais choix et de se concentrer sur ses forces, elle figurerait certainement parmi les 20 meilleures. De toute façon, elle mérite d’être aimée: les Genevois peuvent en être fiers.
Militez-vous pour un espace universitaire suisse unique?
> Oui, mais cet espace doit être enraciné dans les différentes régions linguistiques et s’appuyer sur les Ecoles polytechniques fédérales, les universités et les hautes écoles spécialisées existantes. La question principale est d’organiser la coopération dans cet espace, car il faut en premier lieu créer des centres de compétences en concentrant des forces. Exemple: peut-être sera-t-il possible un jour de concentrer l’enseignement de la théologie protestante romande dans un seul lieu plutôt que dans trois (Neuchâtel, Lausanne et Genève). Si ce lieu est Genève, la Rome protestante, alors en contrepartie, on enseignera les sciences des religions à Lausanne. Il y aurait beaucoup d’autres exemples. Le plus important est de mettre en œuvre un processus d’échanges, à travers lequel les recteurs des universités suisses pourraient gérer ensemble leurs interdépendances. Une université abandonnera une discipline pour en recevoir une autre. A travers ce jeu – j’abandonne et je reçois – pourraient se créer progressivement des regroupements qui permettront d’atteindre une masse critique garantissant la qualité et la vitalité des échanges intellectuels entre enseignants et étudiants. Cela suppose une vision d’avenir, une stratégie, des ressources et une autorité légitime. Ces quatre conditions pourraient être réunies ces prochains mois. La générosité sera alors payante.
Avez un message à adresser à l’Université de Genève sur ce sujet?
> Oui: qu’elle ne joue pas solitaire mais solidaire, qu’elle renforce ses points forts et coupe le bois mort (là où il y a des ressources et peu de résultats), comme beaucoup de professeurs bien vivants le réclament. Et, surtout, qu’elle coopère généreusement avec ses partenaires de Suisse romande, en particulier avec le plus naturel d’entre eux: l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. Il ne faut pas regretter qu’un éminent professeur de biologie du développement coopère avec l’EPFL. Il faut au contraire en être fier. Denis Duboule, puisqu’on parle de lui, est un messager et un ambassadeur qui peut rapprocher les deux institutions.
Quel est l’accomplissement dont vous êtes le plus fier?
> J’ai contribué à la réalisation de dizaines de projets (les Pôles de recherche nationaux, le centre international de Genève, le dialogue science et cité, le nouveau contrat de prestations des EPF et bien d’autres), qui ont une dynamique contagieuse et une vie propre. Mais ce qui laissera la marque la plus durable est la nouvelle loi sur l’espace national de la formation et de la recherche, rédigée dans la foulée de l’article constitutionnel accepté en votations populaires le 20 mai 2006. Ce texte définit les nouvelles règles du jeu communes pour toutes les universités suisses dans quatre domaines de compétences. Il s’agit de la structure des études (déclaration de Bologne), les normes de financement communes (basé sur les coûts standard par étudiants, etc..), des mécanismes d’assurances de qualité (l’école doit obtenir une accréditation pour toucher la subvention fédérale) et la planification stratégique dans les disciplines coûteuses (les sciences et la médecine, essentiellement). Le débat devrait démarrer aux chambres en 2008 ou 2009, l’entrée en vigueur progressive est prévue en 2010 et la définitive en 2012. Il existera alors enfin un véritable espace suisse de la formation et de la recherche habité par des Hautes écoles autonomes. La portée de cette réforme va au-delà de la formation et de la recherche. C’est un bel exemple de renouvellement du fédéralisme applicable à la santé ou à la sécurité. C’est ainsi que la démocratie suisse peut s’adapter et tirer parti de la mondialisation.