Campus n°86

L'invité/André Langaney

«Il suffit de quinze mille ans pour changer de couleur de peau»

André Langaney quitte ses fonctions de directeur du Département d’anthropologie et d’écologie en juillet. Retour sur quelques avancées fondamentales de sa discipline, la génétique des populations

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Campu s: Quels sont les grands résultats de l’anthropologie moderne?

> André Langaney: C’est d’abord d’avoir démontré que, si tous les humains actuels sont génétiquement uniques, ils ont aussi une même origine commune récente. La plupart des spécialistes estiment que les derniers ancêtres communs à l’ensemble des populations humaines actuelles vivaient entre 60 000 et 250 000 ans avant notre ère. J’opterais pour une fourchette plus étroite, allant de 80 000 à 120 000 ans. Quoi qu’il en soit, on parle d’une époque très récente à l’échelle de la préhistoire humaine. Selon les estimations réalisées à partir de la diversité génétique de la population actuelle, nos ancêtres communs formaient alors un ensemble de 15 000 à 60 000 individus. Ces chiffres sont confortés par le fait que l’on trouve très peu de fossiles d’Homo sapiens avant l’invention de l’agriculture, il y a moins de 15 000 ans.

D’où viennent les différences génétiques entre les populations?

> Il existe, pour certains gènes, plusieurs variantes possibles qu’on appelle des allèles. Le répertoire de ces variantes est, en général, le même partout, mais leurs fréquences changent beaucoup d’une population à l’autre. Les responsables de ces différences sont les migrations qui les répartissent plus ou moins au hasard, puis l’environnement qui sélectionne certains traits. Si l’on étudie aujourd’hui les populations autochtones, on remarque que les fréquences de la plupart des allèles varient de manière continue, les différences s’accroissant avec les distances géographiques.

Il semble qu’il y ait une évolution commune entre les langues et les gènes…

En effet. Les premières publications de Cavalli Sforza sur ce sujet datent des années 1980. J’étais d’abord sceptique, mais, comme mon groupe travaillait alors sur la génétique des populations africaines, j’ai tout de même voulu vérifier s’il existait un parallèle entre les langues et les gènes. Et là, surprise! Alicia Sanchez-Mazas, actuellement professeure au Département d’anthropologie et d’écologie, a montré que la génétique séparait les groupes linguistiques plus clairement encore que dans les travaux réalisés sur des populations européennes. Comme ce ne sont pas les langues qui déterminent les gènes, ni l’inverse, la seule conclusion possible était qu’il existe un synchroniseur commun qui n’est autre que l’histoire des migrations. La recolonisation de l’Afrique durant les 40 000 dernières années a séparé les populations, permettant à différentes familles linguistiques d’apparaître et de se différencier entre elles. En même temps, ces groupes ont subi des dérives génétiques plus ou moins indépendantes car ils étaient peu nombreux et éloignés les uns des autres. C’est ainsi que le parallèle est né. Le plus intéressant est que l’échelle de temps est beaucoup plus courte pour l’évolution des langues que pour celle des gènes. Les généticiens des populations peuvent donc remonter plus dans le passé que les linguistes, qui ne parviennent guère à tracer des liens fiables entre des langues séparées depuis plus de 10 000 ans.

Y a-t-il un lien entre les fréquences des gènes et les différences physiques?

Non. A l’échelle mondiale, il n’existe qu’un seul patrimoine génétique humain très diversifié. Ensuite, les différences génétiques entre populations ne correspondent pas systématiquement aux différences physiques. Les Papous du Sud-Est asiatique et les Bantous d’Afrique, par exemple, ont une apparence physique très proche. Ils présentent toutefois des fréquences génétiques très différentes. Les premiers se rapprochent plus des Chinois, auxquels ils ne ressemblent pourtant pas du tout, et les seconds des autres populations africaines.

Comment expliquer alors la diversité des caractères physiques?

Les variations de la pigmentation de la peau et de la morphologie sont la conséquence de l’adaptation des humains au climat au cours des 15 000 à 20 000 dernières années. On a montré que, chez les Amérindiens qui sont tous venus par le détroit de Béring, on trouve des individus plutôt de petite taille et de peau foncée dans la zone équatoriale et des grands à peau relativement très claire au Canada et dans le sud de l’Argentine et du Chili. Il suffit donc de 10 000 à 15 000 ans pour changer la couleur de peau d’une population du plus clair au plus foncé. Et il en faut beaucoup moins pour modifier la taille: les étudiants de Genève mesurent en moyenne, à chaque génération, 2 cm de plus que leur parent du même sexe.

Est-ce dû à l’alimentation?

Non. L’accroissement séculaire de la taille a commencé dans l’Angleterre de la révolution industrielle où l’on ne peut pas dire que l’alimentation était bonne, ni suffisante. Une autre étude a montré que des Siciliens partis aux Etats-Unis ont vite atteint les tailles locales. En revanche, ceux qui étaient restés en Sicile, où l’on mange pourtant mieux, n’ont pas grandi, sauf ceux qui se sont installés en ville. On pense d’ailleurs, sans avoir d’explication démontrée, que l’augmentation de la taille est liée à l’urbanisation, les habitants des villes industrialisées ayant tous grandi contrairement à ceux des campagnes.

La disparition de certaines populations autochtones ne va-t-elle pas diminuer la diversité génétique de l’humanité?

C’est une telle crainte qui a motivé des programmes de recherche comme Vanishing Populations. De peur que ces ethnies ne disparaissent, des scientifiques se sont rendus auprès de certaines tribus (Papous, Amérindiens, aborigènes…) pour analyser leurs gènes. Les résultats se sont avérés d’une grande banalité. On n’a trouvé aucun gène ni aucun allèle spécifique. En fait, en raison de leur petite taille, ces groupes ont perdu de la diversité génétique avec le temps. Nous avons été un certain nombre à réagir dans les années 1975-1980 pour inverser la perspective et lancer des études dans les grandes populations, comptant des centaines de millions de personnes. Nous avons montré que, chez elles, la diversité était beaucoup plus importante. Nous pouvions enfin commencer à cartographier les variations du génome à travers le monde. Et puis, ce sont tout de même les populations nombreuses qui représentent le plus d’intérêt pour les applications médicales et pharmacologiques.

La génétique des populations peut-elle avoir des répercussions en médecine?

Bien sûr. Par exemple, c’est la variation génétique entre les individus qui conditionne la réponse aux médicaments. On peut imaginer identifier systématiquement demain les personnes qui ne supportent pas un traitement ou qui nécessitent des dosages inhabituels. Ainsi, au lieu de laisser tomber une molécule dangereuse pour certains ou inefficace pour d’autres, comme cela se fait actuellement, on pourrait ne la donner qu’à ceux dont on sait, grâce à leur profil génétique, qu’ils répondront positivement.

Les anthropologues occidentaux ont souvent cédé à l’ethnocentrisme. Cette époque est-elle révolue?

Depuis que l’on a commencé à réfléchir sur nos relations avec l’«autre», l’étranger exotique, il y a toujours eu cette tendance à le considérer comme une créature inférieure – un préjugé que l’on trouve dans toutes les sociétés. La colonisation a aggravé cette vision. Et la théorie de l’évolution a aussi eu des effets pervers. Certains scientifiques l’ont invoquée pour justifier, entre autres, des thèses racistes selon lesquelles les Noirs seraient le «chaînon manquant» entre les singes et les Blancs. Aujourd’hui, ces préjugés n’ont pas disparu puisqu’on trouve encore des anthropologues qui intitulent un ouvrage L’Afrique, le singe et l’homme ou des généticiens qui passent leur vie à comparer les Africains avec le reste du monde. Il y a même un chercheur de Stanford, très cité, qui propose, sans une seule justification factuelle, une théorie selon laquelle les humains sortis d’Afrique auraient été plus intelligents que ceux qui y seraient restés.

Propos recueillis par Anton Vos