« Que fera-t-on quand l’essence coûtera 25 fr. le litre ? » (22 février 1978)a
Denis de Rougemont est un ennemi invétéré de tout ce qui porte atteinte à la démocratie d’une part, et de tout ce qui menace le milieu vital d’autre part. Dans son dernier livre, L’Avenir est notre affaire, il raconte ce qu’il appelle une histoire de fous : celle de l’auto. Quelle est alors son opinion sur l’initiative Franz Weber ?
Je suis tout à fait favorable à cette initiative.
La considérez-vous d’abord comme une démarche écologiste ou visant à un élargissement de la démocratie ?
Il s’agit avant tout d’imposer au pouvoir fédéral un plus grand respect des réalités régionales, en donnant aux citoyens et citoyennes la possibilité de s’opposer à la construction de nouvelles routes. C’est à quoi sert le référendum facultatif.
Ce référendum n’est-il pas illusoire comme moyen de préserver l’environnement ? Il semble en effet que la majorité des gens soient plus attachés à leur voiture que séduits par vos thèses… Ils ne s’opposeront donc pas aux constructions décidées par l’Assemblée fédérale.
Bien sûr. Mais ils sont inconscients. Ils préfèrent un avantage immédiat à une réflexion approfondie.
Alors à quoi sert cette initiative ?
Son grand mérite, c’est qu’elle force la prise de conscience, elle oblige à réfléchir, activité peu prônée par les autorités. Qu’est-ce qui prouve la nécessité absolue du développement du réseau routier ? Celui-ci ne se contente-t-il pas de répondre à certains gros intérêts exerçant une pression sur le gouvernement, au nom d’une vaste mythologie de la croissance indéfinie ? Tenez, le but des autoroutes était bien, à l’origine, d’accroître la fluidité du trafic ? Or, des heures et des heures d’antenne à la radio et la TV sont maintenant consacrées à supplier les automobilistes d’éviter les grands axes pour ne pas renforcer encore des bouchons déjà gigantesques ! Cela dépasse le grotesque.
Considérez-vous par conséquent que le réseau routier est suffisant dans son état actuel ?
J’en suis convaincu. D’autant plus qu’il y a de fortes chances qu’il ne serve plus à rien d’ici dix à quarante ans. Eh oui ! Car que fera-t-on quand l’essence coûtera 25 fr. le litre ? À cette question, le TCS ne répond pas. Pourtant la croissance est très vulnérable, puisqu’elle dépend du pétrole, et que celui-ci n’est pas, quoi qu’on en dise, inépuisable. Non, il n’est plus permis aujourd’hui de raconter des bobards sur nos besoins, juste parce qu’on est payé pour le faire.
Si on ne construit plus de quoi les utiliser, faut-il aussi remettre en question la production de voitures ?
J’imagine fort bien qu’on fabrique deux ou trois types seulement de voitures dans le monde, et non pas des centaines de modèles, qui ne sont que l’expression d’un statut social. Pourquoi la voiture servirait-elle d’autres fins que celle du déplacement ? Et puis, encore une fois, nous vivons dans un monde aux ressources limitées : les métaux, eux aussi, s’épuisent.
On parle beaucoup à propos du texte de l’initiative, de la disposition transitoire. N’est-ce pas en effet risquer des démolitions que de soumettre au référendum facultatif tous les réseaux non encore construits ou mis en chantier le 1er août 1973 ?
Absolument pas. Le danger n’existe pas. Pourtant, le Conseil fédéral a repris cette invention dans une brochure qu’il n’avait d’ailleurs pas le droit de publier : il est en effet anticonstitutionnel de la part des autorités d’influencer le citoyen à la veille d’un scrutin.
Pour revenir aux démolitions, à supposer qu’il y ait risque, le Conseil fédéral en est le seul responsable. Il n’avait qu’à être prudent dans ses projets à partir d’août 1973, date du lancement de l’initiative. Cette disposition transitoire était un moyen pour Franz Weber de forcer le gouvernement à une sorte de moratoire.
Dans votre livre, vous liez souvent centrales nucléaires et routes. S’agit-il d’aberrations ou de dangers comparables ?
Bien que la construction de centrales nucléaires soit encore pire que celle de routes, il s’agit effectivement du même type de catastrophes. Elles sont toutes deux en contradiction avec un avenir respirable et représentent un effort gigantesque et inutile, parce qu’il devra cesser très prochainement. Il vaudrait mieux concentrer les attentions sur la recherche de substituts à la circulation routière, qui épuise le pétrole, et pollue l’atmosphère. On pourrait aborder ici le problème des transports en commun. Mais c’est une vaste histoire…