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Le bilan culturel de la décennie 1970-1980 (1980)a

Pour situer et comprendre la décennie qui forme le sujet de ce volume, il me paraît indispensable de retracer d’abord les grandes étapes culturelles du xxe siècle, jusqu’ici.

S’il est vrai qu’il commence à la fin du xixe, il faut donc situer sa naissance entre 1914 et 1918. Le xixe siècle en effet, né avec l’Empire de Napoléon, créateur du premier modèle d’État-nation et propagateur dans toute l’Europe d’une passion neuve et subversive à ses débuts : le nationalisme, se termine avec la Première Guerre mondiale, celle qui a résulté de l’affrontement général des nationalismes, propagés à toute l’Europe en réaction aux guerres napoléoniennes.

Pour être tout à fait précis, disons que le xxe siècle est né en Suisse, à Zurich, entre le printemps de 1916 et l’automne de 1917, des travaux silencieux et solitaires de Lénine à la Bibliothèque centrale de la ville, et des discussions animées tenues au Café Voltaire par Tristan Tzara, Hans Arp et Hugo Ball. Le régime des États nationaux bourgeois et capitalistes d’une part, le dogme de la culture bourgeoise et nationaliste d’autre part, seront ébranlés, au terme de cette année-là, par deux secousses telluriques, de force maxima sur l’échelle de l’histoire tout court et sur celle de l’histoire des idées : la révolution d’Octobre, et le Manifeste Dada.

Lénine va déclencher la politisation de l’intelligentsia européenne ; et Dada, la révolte intégrale contre la tyrannie de la raison utilitaire. Le développement de la culture en Europe dépendra jusqu’en 1939 de la contradiction fondamentale entre ces deux dynamismes — parfois complices le temps d’une double erreur, le temps d’un « bout de chemin ensemble » dans le cas des surréalistes français des années 19301, puis d’André Gide2 et enfin de J.-P. Sartre de 1950 à 19683.

Mais durant les vingt-deux années qui séparent 1917, année fatidique de la Première Guerre mondiale, de 1939, début de la Deuxième Guerre mondiale, une explosion créatrice sans précédent va développer sa gerbe dans tous nos pays et dans tous les domaines de leur culture, arts, lettres, sciences, philosophie, architecture, technologie — dont jamais la commune appartenance à l’unité européenne n’aura été plus évidente.

Le siècle ne produira plus d’écrivains du niveau de ceux qui l’inaugurent : Valéry, Claudel, Proust, Maeterlinck, Ramuz et le jeune Malraux dans le domaine français ; Stefan George, Tho­mas Mann, Rilke et Kafka dans le domaine germanique ; W. B. Yeats, James Joyce, D. H. Lawrence, T. S. Eliot et le jeune Wystan Auden dans le domaine anglais ; et dans le reste de l’Europe, Unamuno, Croce, Silone, Pirandello, Hamsun, Selma Lagerlöf, Cavafy, Kazantzákis…

Le siècle ne produira plus de peintres plus novateurs et surprenants que Picasso, Matisse, Chagall, Kokoschka, Chirico, Paul Klee, Max Ernst, Dalí ; de sculpteurs aussi grands que Rodin, Brancusi, Arp, Giacometti ; de musiciens qu’on puisse aimer autant que Debussy, Bartók, Richard Strauss, Stravinsky, Manuel de Falla, Honegger…

Où sont enfin les philosophes comparables à Bergson, à Husserl, à Heidegger, à Wittgenstein, les physiciens qui égalent Einstein, Rutherford, Planck, Niels Bohr, Pauli, Dirac, de Broglie…

Jamais le génie européen n’avait produit plus de génies dans tous les ordres. C’est l’euphorie d’une seconde Renaissance : au retour à l’Antiquité qui caractérisa la première, répond ici la découverte des premiers âges de l’humanité par l’ethnographie et l’archéologie ; à l’utopie des Thomas More et des Campanella, le futurisme des arts et de la technologie ; à la découverte de l’espace terrestre et sidéral par Colomb et par Galilée, l’exploration des profondeurs de l’inconscient et celle des abîmes infra-atomiques…

Fin du nouveau printemps

La Deuxième Guerre mondiale mettra fin brusquement à ce nouveau printemps de l’esprit européen. Ce qui va se développer dans nos pays durant [p. 41] les vingt-deux années de la « reconstruction économique », de 1945 à 1968, ne sera nullement la suite des deux traumatismes qui ont marqué la naissance du siècle. Ni la révolution d’Octobre, ni Dada n’ont fécondé la pensée et les arts de l’Occident. De la première est issu en tout et pour tout « le réalisme socialiste », c’est-à-dire le cliché bourgeois rendu obligatoire pour les masses populaires des pays communistes et de leurs satellites. Et de Dada, qui se voulait la fin de l’art bourgeois, sont issues les plaisanteries dites « métaphysiques » et le ton de fronde qu’André Breton adaptera dans un style noble aux manifestes du surréalisme, exaltant tour à tour Marx et Freud (non sans malentendu), le marquis de Sade et le romantisme allemand. Le surréalisme, en poésie comme en peinture, aura représenté, avant, pendant puis après la Deuxième Guerre mondiale, c’est-à-dire en France, aux États-Unis puis dans la plupart des pays « libres » de l’Europe de l’Ouest, la dernière grande école continentale d’art pictural et de spectacle, de poésie et de pensée — philosophique, éthique et politique. (Seule absente de la fête : la musique à laquelle j’ai pu vérifier que Breton demeurait curieusement insensible, voire hostile.)

Les caractères généraux de l’évolution culturelle de cette deuxième période du xxe siècle me paraissent être : la fin de la « gratuité » et de l’art pour l’art ; la dénonciation de l’absurde dans la société d’aujourd’hui ; l’engagement politique de l’intellectuel et de l’artiste ; et surtout la prétention à la « scientificité » (néologisme douloureux) de la psychologie, de l’éthique, voire de la littérature, non moins que de la sociologie, de l’anthropologie, de la mythographie, etc. qu’on appelle désormais les « sciences de l’homme ».

« L’homme libre et responsable »

La philosophie de l’absurde trouve son théoricien avec J.-P. Sartre, puis s’inspire (parfois littéralement) de Heidegger (non encore traduit), de Hegel (oublié en France), et de l’école personnaliste des années 1930-1939, laquelle prônait (dans de petites revues et des groupuscules peu connus) l’engagement de l’écrivain au service d’un homme « à la fois libre et responsable » : dès 1948, ces deux mots d’ordre (datant de 1932-1934) se voient attribués par les journalistes à Sartre, et deviennent les « leitmotive » non seulement de son principal ouvrage philosophique, L’Être et le Néant, 1943 (inspiré de Sein und Zeit de Heidegger), mais surtout de son théâtre : Huis-Clos, Les Mains sales, Le Diable et le Bon Dieu.

Simultanément, Albert Camus porte à la scène le thème de l’absurde avec ses pièces Caligula, L’État de siège, Les Justes, parallèles à ses romans L’Étranger, La Peste, et à ses essais, comme L’Homme révolté.

Mais le théâtre de l’absurde, libre de toute idéologie (« existentialiste » chez Sartre, rationaliste chez Camus) va triompher avec les deux auteurs les plus originaux du nouveau siècle : le Roumain Eugène Ionesco, et l’Irlandais Samuel Beckett, tous les deux écrivant en français, tous les deux apportant au théâtre une dimension d’angoisse métaphysique qui manquait de toute évidence aux comédies merveilleusement plaisantes d’un Marcel Pagnol ou même d’un Jean Giraudoux, avant la guerre, mais aussi à y bien regarder, et en dépit de leurs préoccupations philosophiques, éthiques et politiques, aux drames de Sartre et de Camus.

Certes, Sartre et Camus, Ionesco et Beckett ne sont pas les seuls à occuper les scènes parisiennes dans les années 1945 à 1960. Des auteurs qui ne se réclament d’aucune doctrine philosophique, attitude politique, angoisse ou ironie métaphysique, et qui se bornent à montrer l’homme tel qu’ils le voient pour qu’on en rie, qu’on en ricane, ou pour qu’on y trouve au contraire une occasion d’exalter sa grandeur — je veux parler de Jean Anouilh et d’André Roussin, par exemple, mais aussi de Montherlant et d’Arrabal, plus ambitieux — ces auteurs remplissent les salles françaises mais on ne saurait dire qu’ils influencent le mouvement des idées ni les comportements de la jeunesse.

[p. 42] En revanche, le théâtre de Bertolt Brecht s’impose dans la plupart des pays « libres » de l’Europe de l’Ouest : il sert la propagande d’un système politique qui s’affirme lui-même comme le contraire et l’antidote de l’absurde : le stalinisme. Or, on peut dire que la jeunesse européenne applaudit à peu près également ces deux tendances, dont elle semble ne pas remarquer qu’elles sont antinomiques. Quant à la jeunesse des pays de l’Est et de l’URSS, elle ignore tout de ces auteurs, comme elle ignore leurs problèmes et que ce seraient aussi les siens si elle pouvait en prendre conscience — mais pour cela, les mots lui manquent, et la permission de s’en servir…

En Allemagne, où Ernst Jünger prolonge en solitaire les spéculations littéraires, poétiques et apolitiques des années 1920 à 1930, le succès va à des auteurs très politiquement « engagés », comme Heinrich Böll et Günter Grass, aux philosophes freudo-marxistes de l’École de Francfort — Marcuse, Ernst Bloch, Adorno, W. Reich, Horkheimer, et aux pièces de théâtre beaucoup plus concrètement et affectivement proches des préoccupations du grand public dues aux dramaturges suisses Dürrenmatt et Frisch.

De même, en Grande-Bretagne, c’est une génération d’auteurs plus socialement que politiquement engagés, baptisés les Angry Young Men, qui prendra, pendant quelques années, la relève de la « génération d’Auden », celle des poètes militants, dont plusieurs se sont battus en Espagne aux côtés de républicains. Une exception très éclatante : Lawrence Durrell dont Alexandrin Quartett marquera d’une griffe léonine la littérature anglaise de l’après-guerre.

En France, la littérature « pure » se réduira à un dernier effort, le Nouveau Roman, qui ne dépassera guère les limites de la francophonie et des chaires de littérature française aux USA.

Car désormais, le monde intellectuel français est littéralement fasciné par une école « scientifique » issue d’un penseur genevois : le structuralisme s’efforce de ramener aux catégories linguistiques de Ferdinand de Saussure (1857-1913), non seulement la critique littéraire avec Roland Barthes, mais l’ethnographie avec Claude Lévi-Strauss, la psychanalyse avec Jacques Lacan, le marxisme avec L. Althusser, et cette science universelle que tend à devenir la sémiologie, science des significations dans tous les domaines du savoir humain, de la poésie à la technologie, et qui semble actuellement dominer l’université française, comme l’École viennoise du positivisme logique a dominé les universités anglaises et américaines durant les quatre dernières décennies.

L’intervention du spectaculaire

Et voilà bien l’étrangeté de l’époque : si d’un côté la littérature tend à devenir captive des théories prétendues scientifiques de la psychanalyse, du structuralisme ou du marxisme, d’autre part une réaction virulente contre tant d’abstraction se manifeste par le cinéma et la musique. Des films comme À bout de souffle de Godard, des ballets comme Le Sacre du printemps par Béjart, des concerts de musique non seulement « concrète » ou « bruiteuse » mais « corporelle » comme en donne Stockhausen, illustrent la même impulsion qui produit la peinture gestuelle et le body art. Et tout cela explose en mai 1968 à Paris : la grande fête, la représentation, la politique devenue spectacle — le théâtre « vécu par tous ».

La fin de cette deuxième époque du xxe siècle sera marquée non seulement par « Mai 68 » et sa révolte contre les idéologies, mais plus encore par l’intervention soudain généralisée du spectaculaire dans tous les domaines de la culture où des effets éclatants, aveuglants ou illuminants, de rendement immédiatement mesurable (par sondages, indices d’écoute, hit-parades, chiffres de vente, etc.), pourront être enregistrés et rendus publics dans les moindres délais.

Pour essayer de saisir l’ère nouvelle dans ses caractères les plus singuliers et sans précédent, je partirai d’une constatation sur l’état présent de la culture européenne tout à fait précise et en quelque sorte irrécusable, que je viens de faire dans le domaine du théâtre.

[p. 43] J’étais en train de me poser des questions légèrement anxieuses sur mes facultés de présence au monde culturel dans lequel je vis : au seuil de cet article, et supputant son plan, je n’arrivais plus à trouver un seul nom d’écrivain de théâtre qui se fût révélé et eût été reconnu durant la décennie qui se terminait. Il me semblait que les pièces des plus diverses dont avait parlé la critique n’avaient plus de nom d’auteur digne d’être cité, mais seulement le nom de leur metteur en scène. Je me mis à lire ou à relire quantité de journaux et de magazines récents, durant ce dernier mois de 1979 propice aux retours en arrière : ils allaient rafraîchir ma mémoire défaillante. Mais je ne trouvai d’abord que des titres du genre :

Le Don Giovanni de Losey

Les Procès de Prague par Ariane Mnouchkine

Mal accueilli à Paris en 1972, El nost Milan de Strehler est plus qu’un mélodrame.

Ces trois titres méritent quelques mots de commentaires.

La TV de beaucoup de nos pays nous expliquait à longueur de soirées, durant ce même mois de décembre, qu’un opéra « célèbre mais peu connu » allait être enfin révélé grâce au film tourné par un cinéaste américain bien décidé à mettre à la portée des « masses » du xxe siècle cette dénonciation de la féodalité et du droit de cuissage mise en musique voici près de deux-cents ans par un certain Mozart, soucieux, selon Losey, d’illustrer les dures réalités de la lutte des classes. L’acteur jouant Don Giovanni avait un faciès de vampire, si peu séduisant (me semblait-il) qu’on ne comprenait plus rien à la « liste » fameuse des mille e tre en Espagne…

Le Procès de Prague qu’on annonçait pour le 19 décembre ne serait pas une pièce nouvelle mais la mise en scène par Ariane Mnouchkine des sessions du tribunal qui venaient de se tenir à Prague les 22 et 23 octobre pour juger les membres de la Ligue tchèque des droits de l’homme. (On sait qu’Ariane Mnouchkine a inventé une forme de spectacle historique — sur la Révolution française par exemple — où les acteurs se mêlent aux spectateurs debout dans une halle sans décors.) Le théâtre se confondait ici avec un « libre » reportage sur une actualité encore brûlante, reconstituée d’après le procès-verbal succinct d’un procès-bidon, avec l’appoint des souvenirs, reconstitués de mémoire, des accusés et de leurs familles.

Enfin, la pièce intitulée El nost Milan et attribuée par le titre du journal à Giorgio Strehler, très connu comme metteur en scène, avait été en réalité « écrite en dialecte milanais en 1892 » par un nommé Carlo Bertolazzi, comme on l’apprenait incidemment en lisant de très près l’article.

Le théâtre des meneurs en scène

Les noms de Mozart et de Bertolazzi ne me paraissant pas bien utiles pour mon bilan du « nouveau » théâtre, je me procurai certains des magazines et grands hebdomadaires français qui dressaient, en cette fin de 1979, un bilan culturel de la décennie écoulée. C’est ainsi que je tombai sur le numéro des Nouvelles littéraires du 20 décembre 1979, traitant précisément du théâtre durant cette période, et dès le texte de présentation, on l’annonçait : « C’était l’ère de Mnouchkine, Chéreau, Vitez, Planchon et les autres qui s’ouvrait. » Noms de metteurs en scène, exclusivement.

Quelques citations de cet article4 suffiront à prouver au lecteur que l’amnésie que j’avais un instant redoutée n’était pas responsable du blanc total provoqué dans mon esprit par la question : quels auteurs de théâtre après Mai 68 ?

La mise en scène, désormais, tout est là, et la forme l’emporte sur le fond. La plupart des hommes de théâtre apparus ou affirmés depuis 1968 sont des metteurs en scène … On applaudit « la Tétralogie de Chéreau » comme on admire « le Don Juan… de Losey ».

Le metteur en scène devient le « seul et dictatorial ‟créateur” aux dépens de celui qu’il prétend servir… Le metteur en scène est roi ». Il faut attendre les derniers alinéas de ce long article pour apprendre enfin cinq [p. 44] noms d’auteurs nouveaux, dont le plus doué, nous dit-on, serait Grumberg, à quoi l’on ajoute que « Dubillard, Obaldia, Ionesco, Vinaver, Vauthier ou Marguerite Duras ont poursuivi leur œuvre, chacun dans sa ligne ». Continuant ma recherche, je ne tardai pas à trouver deux confirmations supplémentaires dont la première a toute l’autorité d’un professeur en Sorbonne, grand spécialiste du théâtre contemporain, Bernard Dort, tandis que la seconde proclame avec une impudeur totale le triomphe du spectaculaire sur le texte, fût-il génial. Voici d’abord le professeur et critique Bernard Dort :

Demain, aujourd’hui même, le metteur en scène Meyerhold (1874-1942), par exemple, nous est bien aussi présent que son contemporain, l’auteur dramatique Giraudoux (1888-1944) ; leurs traces nourriront, peut-être, l’imagination des metteurs en scène ou des comédiens, voire des auteurs…5

Et voici, ce qu’écrit un critique, Michel Cournot, à propos de la présentation de Tête d’Or, la première pièce de Paul Claudel (1890), texte sublime repris par le metteur en scène Daniel Mesguich dans un théâtre de la banlieue parisienne :

Daniel Mesguich est le seul metteur en scène qui, d’une œuvre à l’autre, ne change pas du tout son fusil d’épaule. Quel que soit l’auteur, quelle que soit la pièce, c’est sur les planches le même décor, celui d’un théâtre qui se dévore, ce sont sous les flèches de lumière les mêmes protagonistes, pères, fils, mères, amants qui s’étreignent à s’étouffer, se perdent, se dédoublent, sautent de spasmes en épilepsies, s’appellent dans le désert. Que vient faire Claudel là-dedans ? Pas grand-chose de propre, forcément. Parce que Claudel, pour Daniel Mesguich comme pour tant d’hommes de théâtre de son âge, c’est Dieu le père, c’est le père tout court, le père tout-puissant, absent, traître, bourreau, inévitable. Insolvable. Insoutenable et inavouable.6

La disparition du texte, c’est-à-dire de l’auteur, au profit des fantasmes plus ou moins œdipiens du metteur en scène ; la quasi-absence d’œuvres nouvelles qui aient fait du bruit, mais le grand bruit fait autour de la manière de « mettre en scène » des œuvres anciennes, ou de « mettre en pièces » (dans les deux sens de l’expression) des événements contemporains, voilà sans doute le phénomène le plus insolite qui marque la décennie écoulée : si nous voulons en faire le bilan, c’est cela d’abord qu’il nous faut expliquer.

La décennie du « discours »

La politisation de la pensée, qui caractérise le phénomène de Mai 68 à Paris, survient après les événements souvent plus violents mais non moins spectaculaires de Berkeley, de Berlin-Ouest, et même de Prague. Elle peut être définie, dans son processus, comme la substitution de la manifestation au manifeste en tant que moyen d’expression de la contestation, sinon de l’innovation — celle-ci étant en général plus silencieuse, voire secrète pour un temps plus ou moins long.

Pourquoi manifester dans la rue, occuper les usines, un théâtre, une ambassade, pourquoi la propagation virale du terrorisme, forme extrême de la « manif », sinon parce qu’on se sent privé de la parole — intellectuelle, morale, civique ou politique — au nom de ce que les États nomment protection de l’ordre. La jeunesse qui n’a pas accès à la TV (bientôt rejointe par les intellectuels « interdits d’antenne ») n’a plus d’autre moyen de se faire entendre que de créer un happening, un événement public bruyant, spectaculaire, que la TV sera bien forcée de filmer et de diffuser, permettant ainsi aux leaders des mouvements de contestation d’être entendus et vus par des millions. « Bien vus » ou « mal vus » peu importe, l’essentiel du message étant le spectacle lui-même : c’est cela qu’il s’agit de « faire passer ».

Dès 1968 à Paris, ce nouveau style trouve ses lois : la philosophie gestuelle de l’étudiant Cohn-Bendit soulève des vagues d’enthousiasme océanique à la Sorbonne et des barricades sur les boulevards, tandis que les écrivains staliniens comme Aragon, ou communisants comme J.-P. Sartre, [p. 45] se font traiter de « pépés » quand ils essaient de séduire la jeunesse par leur « discours » — mot qui va remplacer désormais les termes désuets d’argumentation, d’idéologie, de théorie et surtout — hélas — de pratique morale, sociale ou politique — ou poétique… La décennie 1970-1980 aura été celle du « discours », ambition bien typique de la civilisation gréco-latine, c’est-à-dire de ce Sud européen qui, aujourd’hui, entre en conflit ouvert avec le Nord dont il ne parvient pas à égaler les résultats industriels, parce qu’il a préféré de tout temps le discours (justement) à l’acte, à l’action et au travail.

Nous venons de caractériser l’état du théâtre en France, de 1968 à 1980. Ce que nous constatons dans les autres domaines de l’expression et de la recherche culturelle se trouve aller dans le même sens et au même rythme, pour les mêmes raisons générales.

La poésie étant le contraire du « discours », au sens du mot devenu courant, voire obsédant, dans les écrits de l’intelligentsia parisienne, n’a pas vu naître en France, depuis douze ans, un seul grand texte mémorable. Les poètes révélés au cours des années 1945 à 1968, Henry Michaux, René Char, Pierre Emmanuel, Yves Bonnefoy, n’ont guère ajouté à leur œuvre antérieure ; et pas un seul nom nouveau ne s’est imposé.

Le roman n’a connu qu’une seule surprise heureuse, celle de Michel Tournier, 45 ans lorsque paraît — en 1969 son premier livre, qui reçoit le Grand prix de l’Académie française, son deuxième recevant un an plus tard le prix Goncourt. Reste ce genre littéraire qui passe pour le plus caractéristique du génie français : l’essai du moraliste à la fois philosophe, polémiste et poète en prose, soucieux du sort de la cité mais non moins de la cadence de ses phrases, et que Nietzsche portait aux nues. Chose étrange, ce sont des essais qui ont connu depuis 1968 les plus forts tirages et l’écho le plus ample, en raison inverse, d’ailleurs, de leurs mérites : les recueils d’aphorismes d’un Cioran tirent à 5000, cependant que les pamphlets politiques à prétentions socioreligieuses d’un B.-H. Lévy ou d’un Roger Garaudy, l’un ex-maoïste et l’autre ex-stalinien, bien décidés tous les deux à ajouter le prestige du révolutionnaire à celui du converti, dépassent 200 000 exemplaires.

La raison simple de ce paradoxe (ou de ce scandale, si l’on veut) relève de la technique publicitaire : Cioran n’est jamais apparu sur un petit écran, que je sache ; Lévy et Garaudy s’y montrent à l’envi. La culture du spectacle est la seule efficace dans notre société occidentale.

Elle bénéficie aujourd’hui, par un paradoxe inquiétant, du succès des dissidents russes auprès des mass médias les plus puissants : Soljenitsyne, Zinoviev, Boukovski ont permis le succès des « Nouveaux philosophes » qui n’avaient rien à dire de plus que ces grandes victimes du Goulag, et n’ont rien ajouté à leur témoignage — pas même celui de leur repentir d’avoir été d’abord du côté des bourreaux.

Ce phénomène de palinodie payante s’est généralisé au cours de la décennie qui s’achève. Je n’hésite pas à le rattacher à l’action de la télévision. Le petit écran apporte le spectacle du monde à domicile — scandales, explosions, assassinats, records battus, et prises de bec politiciennes. Tout cela imposé par les monopoles d’État (toutes les TV d’Europe, à la seule exception de l’Italie) à l’heure du déjeuner ou du dîner, aux familles un moment réunies et qui absorbent entre le potage et le dessert leur ration quotidienne de violence physique, verbale, musicale et morale.

Mais quand la politique devient spectacle, le citoyen devient spectateur, donc passif, et le ministre seul acteur plutôt qu’actif. Quant à l’intellectuel, l’homme d’idées, le penseur, qui était censé servir la vérité, rien qu’elle, il se voit sommé de paraître « télégénique » c’est-à-dire convaincant !

Autrefois, dans les années 1919-1939, un jeune écrivain français se sentait dignus intrare s’il était enfin publié par la Nouvelle Revue française. Aujourd’hui, tout dépend de la manière dont il « passe » à telle ou telle émission « littéraire » à la TV. On retrouve ici le schéma de la confrontation des candidats à la présidence des USA. Le danger évident, pour l’écrivain, étant [p. 46] qu’avide d’audience, il en vienne inconsciemment ou cyniquement, à des « prises de position » devant la caméra qui ne sont en fait — à cause du médium visuel, spectaculaire — que des « poses » prises devant le public — j’entends des attitudes d’acteur. C’est la nouvelle « trahison des clercs ».

Si l’on peut dire que durant la dernière décennie, le phénomène le plus important au service de la vérité a été le succès immense en Occident des dissidents russes, à l’inverse, le phénomène le plus important au service de la publicité, donc du mensonge, a été le succès de ceux qui ont le mieux adapté leur pensée aux conditions de la « télégénialité », forme suprême de la démagogie intellectuelle au xxe siècle.


Il y a, je crois, les plus grandes chances pour que les auteurs d’aujourd’hui qui survivront dans la mémoire des hommes du prochain siècle — à supposer qu’il y en ait un — soient de ceux-là que nous aurons vus le moins souvent ou pas du tout sur nos écrans. Car leur vraie vie était ailleurs.