Guy de Pourtalès l’Européen [préface] (1981)a
Qu’attendre d’une exposition sur la carrière d’un écrivain, sinon qu’elle donne à voir ce que ses livres ont décrit parfois sans le vouloir, romancé, travesti ou passé sous silence : l’environnement dans le temps et l’espace, dans l’histoire et dans la culture, d’une aventure personnelle qui se détache sur ce fond.
Certains auteurs ne pensent devenir eux-mêmes qu’en révolte contre leur histoire — origines, milieu familial et culturel — dont ils refusent qu’elle les « explique ». D’autres, sous bénéfice d’inventaire, acceptent ce qu’ils ont reçu, et ce sont eux qui vont nous en donner le sens, nous l’expliquer. Nul doute que Guy de Pourtalès n’ait été de ces derniers.
On dirait que sa vie et son œuvre retracent et recomposent librement la suite des aventures, la saga d’une famille qui commence par un réfugié venu à pied dans le Pays de Neuchâtel, d’où, en moins de deux siècles, elle va s’étendre aux dimensions de la société et de la culture européenne, jusqu’au temps de la démence nationaliste qui va les briser l’une et l’autre, et par deux fois, dans notre siècle.
L’aventure de l’Esprit
Ce qui agit aux origines du destin prestigieux de cette famille, c’est d’abord un déracinement pour cause de fidélité à une foi et non pas à une terre, à un milieu natal, à une nation.
Vers 1715, un adolescent cévenol quitte sa patrie, où ses ancêtres ont été paysans, marchands ou magistrats municipaux, et décide de gagner la Suisse pour échapper aux dragonnades et garder sa foi réformée. Il porte un prénom biblique : Jérémie. C’est fréquent chez les huguenots, les Suisses romands et les Anglais. (Je trouve parmi mes ascendants, dès la Réforme, des Jonas, des Jacob, des Abram ou Abraham, et ce même Jérémie Pourtalès, arrière-grand-père d’une de mes arrière-grand-mères. L’Ancien Testament, comme l’a dit Ramuz, n’est-il pas la véritable Antiquité des protestants ?)
Jérémie va d’abord à Genève, qu’on appelle la Rome protestante. Mais pour des raisons inconnues il ne s’y arrête que peu, poursuit vers Neuchâtel où il va s’établir en 1717. Il en acquiert la bourgeoisie, il s’y marie et y fonde une maison de commerce. Une vingtaine d’années plus tard, le voilà riche, et Frédéric II l’anoblit.
La petite patrie
Pourquoi Frédéric II de Prusse ? C’est que Neuchâtel, depuis les temps les plus reculés, est un pays indépendant et souverain, dont les princes ont été successivement les Hochberg allemands, les Orléans-Longueville, puis dès 1707 les Hohenzollern, qui se trouvent être accessoirement et depuis peu d’années rois de Prusse. C’est l’un des plus petits États du continent qui sera donc le point de départ ou le tremplin de l’essor européen des Pourtalès.
En 1806, Napoléon donne Neuchâtel au maréchal Berthier. Un des petits-fils de Jérémie est créé comte d’Empire en 1809, mais c’est lui qui va fonder la branche allemande de la famille tandis que ses deux frères, qui reçoivent également des titres de comtes lorsque le roi de Prusse recouvre sa Principauté en 1814, fonderont la branche française et la branche neuchâteloise.
Et c’est ainsi que le jeu de la politique et des mouvances de dynasties amenèrent ma famille et plusieurs autres du vieux terroir neuchâtelois à une sorte de fidélité en partie double : les uns envers le grand empereur français et sa descendance, les autres envers la monarchie prussienne. (Chaque mouche a son ombre, p. 21.)
Or la France et l’Allemagne, en ce début du XIXe siècle, s’annoncent déjà comme les puissances qui par la pensée autant que par les armes vont dominer l’Europe moderne. Entre les deux, il y a ce petit État qui à partir de 1848 deviendra « République et canton » pour se confédérer avec la Suisse, ce microcosme de l’Europe à venir.
Que Neuchâtel soit le centre du monde ne souffre pas le moindre doute à mes yeux. L’Europe est en effet le continent qui a seul découvert tous les autres, et dont la civilisation soit devenue universelle. Or Neuchâtel — voyez son histoire et la carte — est située au cœur même de cette Europe. Elle participe également par la langue à la culture française, et par de fréquentes alliances de famille, que favorise l’attachement au Prince prussien, à la culture germanique.
L’aventure d’une famille européenne
Les trois fils de Jacques-Louis, fils aîné de Jérémie, ont donc fondé les branches suisse, française et allemande de la famille. En 1870, des Pourtalès se sont affrontés en armes sous les drapeaux de Napoléon III et de Guillaume Ier. En 1914, un Pourtalès préside le Jockey Club de Paris, tandis que son cousin Frédéric, ambassadeur à Pétersbourg, remet au tsar la déclaration de guerre de Guillaume II. Ce n’est rien encore. En 1915, Guy, qui a réintégré dès 1912 la nationalité française en vertu des lois sur les réfugiés pour cause de religion, et qui a été blessé et gazé sur le front des Flandres, assure une mission de propagande française auprès des pays protestants. Un beau jour il est appelé au ministère de l’Intérieur, où M. Steeg exige sa démission : n’est-il pas le beau-frère d’un comte Bernstorff, le cousin d’un ambassadeur allemand, mais pire encore sans doute, le frère d’un officier suisse ! Clemenceau, lui dit-on, risque fort d’être interpellé à la Chambre sur ce sujet… Incident ridicule mais bien révélateur des progrès de l’anti-Europe, celle des nationalismes bientôt [p. 9] totalitaires qui ne supportent plus que l’état des alliances familiales ne coïncide pas avec les alliances militaires des États.
L’aventure personnelle d’un auteur
Et maintenant, laissant à l’arrière-plan l’histoire d’un réfugié qui dans un petit État fait naître et rayonner une grande famille, resserrons l’objectif sur l’aventure unique de l’écrivain qui en résulte, la résume et lui donne son sens.
Né à Berlin, d’un officier neuchâtelois au service de l’empereur et d’une mère d’origine genevoise mais élevée à Londres, Guy de Pourtalès passe son enfance à Genève (premier refuge de l’ancêtre Jérémie), fait ses études à Neuchâtel (où Jérémie s’était fixé pour fonder une famille nouvelle), les prolonge en musique à Bonn, suivant en cela l’expansion familiale vers les Allemagnes, puis s’installe dès 1905 à Paris, où il commence à publier. Ayant recouvré la nationalité française deux ans plus tôt, il est mobilisé en 1914, et nommé officier de liaison avec l’armée anglaise. Il est victime d’une des premières attaques aux gaz dans un hameau des Flandres dont il n’oubliera pas le nom : c’est là que son fils unique Raymond sera tué au combat, lors de la grande offensive hitlérienne…
Au lendemain de la guerre, son œuvre littéraire commence à s’épanouir en France, où elle ne cessera de monter vers une célébrité du meilleur aloi, jusqu’à sa mort en Suisse, en 1941, des suites de ses blessures anciennes et du chagrin causé par la mort de son fils.
Ces trajets dans le temps et l’espace d’une famille, d’une personne et d’une œuvre sont en constant parallélisme et à peu de chose près superposables.
L’enfance de Guy de Pourtalès est lémanique par la sensibilité, genevoise par le milieu social, anglaise par l’éducation maternelle. Et cela nous vaudra d’abord Marins d’eau douce, dont les charmes n’ont pas cessé d’agir sur les adolescents, même d’aujourd’hui.
Les années de formation intellectuelle et d’éducation sentimentale vont se passer à Neuchâtel — dont il écrira qu’elle reste « la part secrète et persistante de (sa) patrie helvétique » puis en Allemagne, et c’est elles qu’on retrouve dans le dernier roman, sans doute le plus fidèle, en profondeur, à la biographie de son auteur, je veux parler de La Pêche miraculeuse. Première esquisse de cette œuvre maîtresse, Montclarb cependant demeure mon préféré dans la trilogie romanesque de Pourtalès, pour la densité de son style et les élans d’une sensualité pure et toujours sensible, alors bien rare dans les lettres françaises.
L’épanouissement s’opère en Allemagne, par la grâce de la musique, à l’âge où se précise une vocation : ce sera celle d’un sensuel-sentimental toujours lucide mais sans cynisme, dont la quête en fin de compte mystique n’approchera et ne saisira parfois les secrets de l’ordre et de la paix que dans l’amour transcendental de Bach. [p. 10] Et c’est tout le romantisme européen que vont réveiller parmi nous, dans les années de l’entre-deux-guerres, les quatre Vies si fameuses de Franz Liszt, de Chopin ou le poète, de Wagner et de Berlioz, que viennent compléter un Louis II de Bavière et un Nietzsche en Italie, formant ensemble une œuvre inégalée dans la restitution d’une ère par l’évocation de ses génies.
Ajoutons à tout cela la dimension anglaise : les remarquables traductions de Shakespeare jouées par les Pitoëff, avec des musiques de scène d’Honegger, et nous aurons reconstitué à la fois l’histoire de l’œuvre, microcosme de celle d’une famille, et l’histoire la plus intime de son auteur.
L’exposition du centenaire va le faire voir : avec une élégance désinvolte et modeste, Guy de Pourtalès prend aujourd’hui sa juste place, celle du plus naturellement européen des écrivains de langue française dans notre siècle.