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Actualité de Benjamin Constant (1980)a

I. Le personnage, pour ses contemporains

Comment le voyait-on ? Si on l’admirait, il était « un grand homme, droit, bien fait, blond, un peu pâle, avec de longs cheveux tombant à boucles soyeuses sur ses oreilles et sur son cou. Il avait une expression de malice et de moquerie dans le sourire et dans les yeux… » Si on ne l’aimait pas, on décrivait « ses jambes grêles et son dos voûté », ou « ce mélange de vénérable et de bouffon, de touchant et d’ironique, que ses cheveux longs, son sourire faux et ses yeux de chat produisaient ».

« Rien de plus piquant que sa conversation, toujours en état d’épigramme », notait l’un ; mais l’autre : « Sa prononciation n’est pas pure, mais elle a du charme et une excessive élégance… » Un troisième, un ami celui-là, Charles Nodier, fait la synthèse :

Ses cheveux blonds restaient légèrement bouclés et flottants, comme le dernier attribut de la jeunesse évanouie ; son teint sans couleur, ses cils pâles, ses yeux d’un bleu presque éteint, sa prononciation molle et quelquefois un peu embarrassée, traduisaient au premier regard la tristesse et l’abattement ; mais si une sympathie profonde venait à l’émouvoir, si une voix animée par la poésie retentissait à ses oreilles, si une idée morale ou politique surtout… vibrait dans son âme, sa belle physionomie revivait tout à coup sous l’influence d’une inspiration soudaine, des torrents d’éloquence coulaient de sa bouche, et on prévoyait sans peine qu’il était appelé à remplir l’avenir qu’il a rempli.

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II. Le personnage tel qu’il s’est vu

Quatre passions maîtresses ont animé ce grand corps mince de leur contrepoint discordant : les femmes, le jeu, la politique, et par-dessus tout « le travail », entendons la préparation et l’écriture de ses ouvrages de philosophie politique, d’histoire des religions, et de fiction autobiographique.

Les femmes et le jeu furent pour lui tyranniques. Dans l’action politique et l’écriture, il rechercha en revanche l’exercice de son libre choix. Mais il fut joueur en politique aussi, et dans l’amour, quêta la liberté, celle de l’aimée non moins que la sienne — en vain d’ailleurs.

En fin de compte, le travail prime. Note de 1805, sans date : « Je travaille peu depuis deux ans. Sur 714 jours, j’en ai passé 259 sans rien faire. » (Mais le simple fait de les compter !) Voyons, dans le journal des années qui encadrent la conception, la rédaction et les retombées politiques de l’ouvrage qui nous occupe, comment ces passions se succèdent, se combinent ou se refoulent mutuellement. (Le beau sujet pour un disciple de C. G. Jung !)

En 1811, le journal va du 15 mai au 31 décembre. (Benjamin vient de rompre pour la dernière fois avec Mme de Staël à Lausanne, le 10 mai.) Sur ces 231 jours, le mot « travaillé » revient 149 fois (il s’agit d’un grand ouvrage « sur la religion ») ; les allusions à l’humeur de sa femme, Charlotte de Hardenberg, aux mauvaises nouvelles de Mme de Staël, au souvenir ou aux rencontres d’autres amies, 50 fois ; les allusions au jeu 30 fois (une flambée, du 25 juin au 10 avril, puis plus rien). La politique paraît absente.

1812 et 1813 (vie en Allemagne). Les notes quotidiennes commencent toutes par « travaillé » (« bien », « peu » ou « mal ») sauf pour une trentaine de jours de voyage ou de fréquents déménagements. Sur les femmes, notes quasi quotidiennes, elles aussi, mais dans le registre sombre : « souvenirs déchirants » et attente anxieuse des lettres de « la voyageuse » (Mme de Staël est en Russie, puis en Suède), et querelles incessantes avec Charlotte. Le jeu n’intervient que deux fois, une troisième « en pensée » [p. 9] seulement. Quant à la politique, elle revient en force, solidement alliée au travail, dès la fin de 1813, avec l’idée d’écrire L’Esprit de conquête.

1814. Intrigues politiques avec Bernadotte, en Allemagne puis en Belgique, jusqu’au retour à Paris en avril. Travail intermittent sur des écrits politiques. Mais, à partir de l’été, les femmes dominent tout : on assiste aux progrès du détachement de Mme de Staël et à la passion subite pour Mme Récamier, en contrepoint avec l’aventure des Cent-Jours.

Le reste de la vie de Benjamin Constant est dominé par l’action politique. L’apothéose posthume de 1830 sera celle d’un chef de l’opposition libérale, non du grand écrivain d’idées, encore moins de l’auteur d’Adolphe, qui ne sera mis à sa place qu’au xxe siècle.

III. Les circonstances de l’ouvrage

Depuis deux ans, Benjamin et Charlotte vivent en Allemagne, entre Cassel, Göttingen, Hanovre et le château du Hardenberg. Le travail (« De la Religion ») domine difficilement l’ennui de cet exil. En octobre 1813, parviennent des nouvelles de la défaite de Leipzig. On annonce la venue de Bernadotte à Göttingen. Benjamin a plusieurs entrevues avec le nouveau prince royal de Suède, qu’il appelle dans son journal « le Béarnais ». L’ambition d’une carrière politique revient en force occuper le terrain laissé en friche par la passion des femmes et celle du jeu.

Feuilletons le journal de cette fin d’année 1813 :

13 octobre. Quelques vers. Je voudrais écrire quelque autre chose, mais l’idée n’en est pas encore claire dans ma tête.

11 novembre. Le Béarnais veut de moi. Je m’attache à lui… Mais son propre terrain est mouvant.

15 novembre. Je vais à tâtons. Je ne suis content ni de moi, ni des autres.

[p. 10] Et soudain :

22 novembre. Repris un ouvrage de politique. Tâtonnement. Misère.

24 novembre. Plan d’ouvrage politique meilleur que les autres. Je m’y tiens.

Il est rare que l’on puisse surprendre l’éclosion de l’idée première d’un ouvrage ; plus rare encore que l’on soit informé quotidiennement de sa croissance et de son achèvement. Sur les 69 jours que va durer la gestation de L’Esprit de conquête, le progrès du travail — plan, doutes et rédaction, ajouts, retouches et impression — sont notés 63 fois, le reste étant occupé par les habituelles récriminations sur Germaine et Charlotte — et un nouveau déménagement.

Citons quelques-unes de ces notes sur « l’œuvre en train », cependant que la tension monte rapidement, que « Buonaparte », rentré à Paris, semble reprendre en main la situation, et que grandissent les risques encourus par l’auteur :

25 novembre. Rechangé et amélioré le plan du petit ouvrage.

28 novembre. Mon ouvrage politique prend figure. Soirée chez le Duc.

29 novembre. Pas bien travaillé. J’espère pourtant que cela ira.

2 décembre. Je risquerai ma brochure politique telle quelle.

6 décembre. Travaillons à ma brochure pour laisser au moins cette trace.

10 décembre. Bien travaillé. Je commence demain la rédaction.

13 décembre. Bien travaillé, mais encore un retard. Remis le commencement à l’imprimeur. L. v. d. D. s. f. [La volonté de Dieu soit faite !]

23 décembre. Travaillé. L’imprimeur va plus vite que moi. Dépêchons-nous.

28 décembre. Travaillé. Peu avancé. Le temps presse pourtant.

[p. 11]30 décembre. Travaillé. Décidément, la première partie1 paraît seule. Le sort sera donc bientôt jeté.

31 décembre. Corrigé les dernières feuilles. La chose me paraît superbe. Voyons le succès… Grande délibération, si je mettrai mon nom ou non à la brochure. À décider demain.

1814. 1er janvier. L’impression de la première partie va être achevée. Vogue la galère.

6 janvier. Travaillé. Je crois que je devancerai mon imprimeur, pourvu que les événements ne me devancent pas. L. v. d. D. s. f.

7 janvier. Travaillé. Décidément je ne joue plus.

14 janvier. Travaillé. Je me décide à envoyer la première partie à Alexandre [le tsar] et au Béarnais.

18 janvier. Travaillé. Les événements vont si vite que mon livre n’aura plus le mérite de l’audace.

25 janvier. J’y mets mon nom. Vogue la galère. L’ouvrage est beau.

28 janvier. Il n’y a plus qu’une feuille à corriger. Quel sera l’effet ? La volonté de Dieu soit faite.

30 janvier. La bombe est lâchée. L. v. d. D. s. f.

L’ouvrage en deux parties2 paraît ce jour-là à Hanovre. C’est une déclaration de guerre idéologique, non seulement à Napoléon, mais à tout ce qui prétend justifier la guerre au nom des vertus viriles et la dictature au nom de la « liberté » d’une nation, selon les doctrines de la révolution.

En publiant cette « brochure », Benjamin sait qu’il joue sa vie : Napoléon n’est pas encore vaincu, et le ferait fusiller pour [p. 12] beaucoup moins. « L. v. d. D. s. f. », murmure-t-il, non toutefois comme on prie, mais plutôt comme on pose sur sa tempe le pistolet de la roulette russe. Joueur encore !

IV. Tragédie de la liberté et tragi-comédie du libéralisme

Pendant tout le mois de février, Benjamin cherche à se libérer de Charlotte pour suivre le Béarnais et tenter avec lui sa chance politique : Mme de Staël l’y pousse, elle imagine une régence que Paris confierait à Bernadotte…

Courant après le prince et le succès de son livre, réédité à Londres en février, comme il va l’être à Paris en avril, Constant est à Liège, puis à Bruxelles, où il apprend l’abdication de l’empereur le 9 avril. Et tout d’un coup, le soir du 15 avril, il note, rapide et sec à sa coutume :

Arrivée à Paris… Il y a de la ressource pour la liberté. Il n’y en a plus pour notre homme [le Béarnais]. Mon ouvrage fera bon effet, j’espère. Mais l’horizon n’est pas bien clair.

Des jours suivants, je ne retiendrai que le typique du personnage :

16 avril. Comme notre pauvre ami [le Béarnais] est tombé !… Revu beaucoup de gens… Servons la bonne cause et servons-nous.

23 avril. Ce pays-ci n’ira pas. Ils sont tous fous et méchants.

25 avril. Éloges inouïs de mon livre. Cela ne mènera-t-il donc à rien ?

30 avril. Toutes mes relations à Paris sont brisées. Je ne crois pas qu’il y ait rien à faire.

5 mai. Visites sans fin chez moi.

(Les 9 et 24 mai, le Journal des débats publie deux articles extrêmement élogieux sur L’Esprit de conquête !)

31 mai. Folies d’imagination. Je me crois dédaigné de [p. 13] tout le monde et personne n’y pense. C’est moi qui ne prends pas ma place, et je crois qu’on me la refuse.

12 août. Dispute avec Guizot. Le plus petit pouvoir est un grand corrupteur.

31 août. Dîné au Cercle. Mme Récamier. Ah ça ! deviens-je fou ?

Dès cette soirée où naît son « amour fou » pour une personne qu’il connaissait depuis près de vingt ans, et jusqu’à la fin des Cent-Jours, un prénom reviendra dans toutes les notes quotidiennes : Juliette.

Cette passion qui nous semble bien n’avoir été nourrie que des obstacles que Mme Récamier y mettait en jouant, n’a nullement empêché le retour en force de la politique dans la vie de Constant : elle aura plutôt contribué à en dramatiser les péripéties.

Il paraît probable, en effet, que l’influence de Juliette ait été décisive lorsqu’au lendemain de l’annonce du retour de l’île d’Elbe, puis la veille même de l’entrée de Napoléon à Paris, Benjamin publie dans les Débats deux articles violents en faveur des Bourbons et contre le Tyran.

Journal du 10 mars 1815. La débâcle est affreuse. Mon article de demain met ma vie en danger. Vogue la galère. S’il faut périr, périssons bien.

11 mars. Tout est perdu par cela même que tout le monde dit que tout est perdu.

18 mars. Fait un article pour les Débats. S’il triomphe et qu’il me prenne, je péris. N’importe. Tâchons de nous souvenir que la vie est ennuyeuse.

Le lendemain 19 mars, Napoléon est aux Tuileries. Benjamin fuit vers Nantes, mais cette ville vient de passer à l’empereur. Retour à Paris le 28 mars, à la faveur d’une amnistie. Journées de trouble profond, Benjamin rencontre Joseph Bonaparte le 31 mars et note :

Y aurait-il vraiment des chances de liberté ?

Et le 14 avril, au matin, l’impossible se réalise : au [p. 14] lieu d’être arrêté, Constant reçoit une invitation de l’empereur — et s’y rend sur l’heure.

Dès lors, tout va très vite. Citons le journal : on ne saurait être plus sobre à propos d’un coup de théâtre dont je ne vois pas d’autre exemple dans l’histoire de la vie politique en Europe.

14 avril. Entrevue avec l’empereur. Longue conversation. C’est un homme étonnant. Demain je lui porte un projet de constitution… L. v. d. D. s. f. Dîné chez la duchesse de Raguse avec Juliette.

15 avril. Mon projet de constitution a eu peu de succès. Ce n’est pas précisément de la liberté qu’on veut.

18 avril. Entrevue de 2 heures. Ma constitution corrigée a mieux réussi… L’opinion me blâme assez, mais je fais du bien…

19 avril. Longue entrevue. Beaucoup de mes idées constitutionnelles adoptées. Conversation sur d’autres sujets. Il est clair que ma conversation lui plaît. Annonce de ma nomination au Conseil d’État. Lu mon roman, fou rire. Dîné chez Juliette. Soirée chez Fouché. Si ma nomination a lieu, je me lance tout à fait, sans abjurer aucun principe.

Ces sept lignes, au lieu des deux ou trois habituelles, rappellent sans la décrire une journée décisive de l’aventure de Benjamin. Prenons une des indications télégraphiques :

Lu mon roman, fou rire.

Agrandissons la petite phrase et cela donne — dans les Souvenirs de Victor de Broglie, futur gendre de Benjamin — ceci :

L’auteur était fatigué, à mesure qu’il s’approchait du dénouement, son émotion augmentait et sa fatigue augmentait son émotion. À la fin, il ne put la contenir et il éclata en sanglots ; la contagion gagna la réunion tout entière, elle-même fort émue ; ce ne fut que pleurs et gémissements, puis, tout à coup, par une péripétie physiologique qui n’est pas rare, au dire des médecins, les sanglots devenus convulsifs tournèrent en éclats de rire nerveux et insurmontables…

Il s’agissait, on l’a compris, d’Adolphe, par quoi seul le public [p. 15] d’aujourd’hui connaît le nom de Constant ; mais cela n’est qu’anecdote à ses yeux, comparé aux « idées constitutionnelles adoptées » le matin, à la nomination au Conseil d’État, au dîner chez Juliette, et à la décision de « se lancer » aux côtés de celui dont il avait écrit un mois plus tôt :

C’est Attila, c’est Gengiskhan, plus terrible et plus odieux parce que les ressources de la civilisation sont à son usage.

V. Variations dans la constance

Mais revenons au sérieux du drame dans lequel Benjamin tout d’un coup, malgré lui, tient un rôle décisif.

L’empereur, notera-t-il plus tard dans son Mémoire sur les Cent-Jours,

n’essaya pas de me tromper. Il ne voulut point se donner le mérite de revenir à la liberté par inclination. Il examina froidement, dans son intérêt, avec une impartialité trop voisine de l’indifférence, ce qui était possible et ce qui était préférable.

En bref :

Je prévois, dit-il, une lutte difficile et une guerre longue. Pour la soutenir, il faut que la nation m’appuie, mais en récompense, je le crois, elle exigera la liberté. Elle en aura.

Ni l’empereur ni Constant n’ont changé. Nul n’est dupe, nul ne cherche à duper l’autre. L’un veut régner et s’il y faut absolument de la liberté, accordons-en. L’autre veut être libre, et si cela n’est possible, pour un temps, que sous certaines conditions, acceptons-les.

Le cynisme et l’opportunisme, bien évidents de part et d’autre, dialoguent en toute complicité, chacun des interlocuteurs restant fidèle à sa passion maîtresse, la puissance ou la liberté.

« La nation exigera la liberté ? Elle en aura. » Voilà qui est cynique à souhait. Mais Constant l’est-il beaucoup moins quand il accepte de rédiger ce qu’on appellera les Actes additionnels aux Constitutions de l’Empire ? Il y propose en fait à la signature du despote quelques-unes des propositions les plus subversives [p. 16] de L’Esprit de conquête, et il y ajoute un projet précis de fédération de l’Europe. A-t-il pu croire un seul instant que la France napoléonienne, « réparant ses longues erreurs », pourrait enfin se replacer au premier rang des puissances de paix, comme l’avait suggéré deux ans plus tôt la dernière phrase de L’Esprit de conquête ! Rien de moins probable. C’est dans l’espoir de sauver un peu de liberté réelle qu’il s’expose aux vertueuses indignations des politiciens de son bord, ceux dont il parle à la fin des Cent-Jours :

21 juin 1815. L’empereur m’a fait demander. Il est toujours calme et spirituel. Il abdiquera demain, je pense. Les misérables, ils l’ont servi avec enthousiasme quand il écrasait la liberté, ils l’abandonnent quand il l’établit.

Dès le lendemain du départ de l’empereur pour Rochefort puis pour Sainte-Hélène, Constant entre en opposition avec la Réaction royaliste qui va régner pendant quinze ans. Lorsque le roi ordonne le 8 juillet que l’on ferme les portes des Chambres : « C’est une catastrophe ennuyeuse », note Benjamin, et il se dispose à écrire un mémoire apologétique sur son action durant les Cent-Jours. « Je le publierai sous forme de lettres. Il faut qu’il soit européen. »

Que celui qui vient de défier le Tyran au nom de ses principes républicains, se rallie aux Bourbons dès son retour à Paris ; qu’il soit le dernier à les défendre quand Louis XVIII et les siens ont déjà fui devant Napoléon ; qu’il accepte deux semaines plus tard de rédiger pour l’empereur une constitution libérale, voilà ce que ses contemporains ont décidé de ne pas comprendre, et ils répètent en ricanant sa devise ironique : Inconstancia constans, « Constant dans l’inconstance ».

Rien de plus injuste, on va le voir.

1°. Constant ne se rallie pas à la royauté mais à la Charte, quelque peu libérale, publiée tôt après le retour en France de Louis XVIII. À ceux qui l’accusent de palinodie, il répond tranquillement qu’il ne sert pas un régime mais la liberté3. Certes, il déteste que la Charte prétende « octroyer » au peuple des droits [p. 17] qui lui appartiennent, mais c’est assez pour lui qu’elle apparaisse compatible avec la liberté.

2°. Aurait-il dû se faire harakiri, lui seul, quand le roi a quitté Paris ? « On m’a reproché de ne pas m’être fait tuer auprès du trône que, le 19 mars, j’avais défendu : c’est que le 20 j’ai levé les yeux, j’ai vu que le trône avait disparu et que la France restait encore. »

3°. À ceux qui l’accusent d’une troisième palinodie lorsqu’il accepte l’invitation de Napoléon, il faut rappeler que l’opportuniste en l’occurrence, ce n’est pas Constant, c’est l’empereur.

De Golfe-Juan à Lyon, jusqu’à Paris, Napoléon a été accueilli aux cris de « Vive l’empereur ! » mais aussi de « Vive la liberté ! ». Il sait qu’il doit compter avec les libéraux. Lorsqu’il apprend par Sébastiani la présence de Benjamin Constant à Paris :

Il faut le faire arrêter ! s’écrie-t-il. — Y pensez-vous ? réplique le Maréchal. À quoi bon ? Laissez-le partir, ou plutôt… voyez-le ! — Vous avez raison, faites-le venir.4

De là, l’invitation du 14 avril.

Je ne croyais point — écrit Constant dans son Mémoire sur les Cent-Jours — à la conversion subite d’un homme qui si longtemps avait exercé l’autorité la plus absolue… Je voulais savoir par moi-même ce que nous pouvions espérer encore. Quelque incertaine que soit une chance pour la liberté d’un peuple, il n’est pas permis de la repousser.

4°. Et enfin, et surtout, la preuve irréfutable de la constance d’une pensée qui a toujours motivé son action, nous l’avons dans les textes mêmes que Benjamin Constant n’a cessé de publier presque toujours contre ses intérêts et plus d’une fois au péril de sa vie, sous les régimes successifs qu’elle contestait. L’Esprit de conquête (troisième édition) ainsi que les Réflexions sur les constitutions publiées en mai 1815 pendant les Cent-Jours, comportent de nombreuses pages identiques à quelques mots près, aussi hostiles à la réaction royaliste qu’au despotisme et à l’« usurpation » napoléoniennes : or, il se trouve que ces trois ouvrages ont été tirés de manuscrits restés inédits qui remontent à 1806, et que leurs dates de publication semblent avoir été choisies de la [p. 18] manière la moins opportune pour l’auteur, mais la plus efficace pour l’opposition. Parler encore au sujet de leur auteur d’opportunisme, d’inconstance, voire de palinodie, ne relève plus dès lors que de l’étourderie, si ce n’est de la pure et simple mauvaise foi des ennemis de la liberté.

Benjamin n’a servi que la liberté. La sienne très mal, esclave qu’il fut de ses amours ; mais la liberté politique mieux que personne de son temps. D’où le malentendu profond entre lui et la classe politique.

Il a servi la liberté, dans un pays et un siècle où l’on servait de préférence une faction, au mieux un parti.

Et comme il est un cas bien rare d’individu distancié de lui-même, on ne peut plus indépendant, tout concourt à le rendre ambigu, et pas seulement dans le temps de son action. Il est remarquable que les palinodies ostentatoires d’un Talleyrand aient contribué à sa réputation de grand homme d’État, alors que le jeu subtil des variations de Benjamin au service de la Liberté, son thème constant, ne lui aient valu que le blâme très moral des partisans du pouvoir, quel qu’il soit, s’il réussit à s’imposer.

VI. Un manifeste de la liberté

Mais revenons au petit livre sur lequel Benjamin a joué sa tête et accessoirement sa carrière.

Ce manifeste de la liberté, déposé sur le seuil de notre ère, est resté sans effets sur les destins du siècle, sort qu’il partage avec la plupart des écrits politiques ; mais, cas plus rare, il n’a pas affecté la vie de son auteur, qui croyait tout risquer sur cette centaine de pages, et pourtant note en 1814 :

Éloges inouïs de mon livre. Cela ne mènera-t-il donc à rien ?

Réponse de l’événement : à rien, ni pour lui-même ni pour la société. Car il ne sera pas fusillé, ne sera pas non plus ministre, et l’Acte additionnel — dont Thiers a pu écrire que « jamais la liberté, toute celle qui est raisonnablement désirable, n’avait été plus complètement donnée à la France » — n’a jamais été appliqué.

On lit dans la préface à la 3e édition de L’Esprit de conquête :

L’auteur de cet ouvrage a cru que les circonstances n’étaient [p. 19] pas favorables à l’examen d’une foule de questions abstraites. Il a extrait5 seulement ce qui lui a paru d’un intérêt immédiat… Mais il a voulu conserver avec scrupule ce qu’un profond sentiment lui avait dicté.

Or, c’est cela qui assure la durée d’un ouvrage : qu’il ait été au cœur, au plus chaud de l’actuel éprouvé par le sentiment, il ira du même trait de l’intime vécu à l’universel objectif.

La théorie de l’état de guerre

L’actualité de L’Esprit de conquête me paraît plus vive aujourd’hui qu’elle ne put l’être en 1814. C’est bel et bien la théorie de l’État-nation comme état de guerre en permanence qui est donnée pour la première fois dans cet écrit. Voyons cela sur les thèmes majeurs de l’ouvrage.

La critique de la classe militaire et des vertus « viriles » que la guerre développerait occupe les premiers chapitres. Elle peut paraître démodée, à première vue. Elle traduit en fait l’intuition d’une réalité neuve dont Benjamin Constant, qui n’en a pas encore une conscience claire, ressent déjà l’aberration : l’État-nation, né de la guerre, trouve dans la guerre la justification de sa tyrannie géométrique. « Un gouvernement qui parlerait de la gloire militaire comme but… se tromperait d’un millier d’années. » En effet : « le but unique des nations modernes, c’est le repos, avec le repos l’aisance, et comme source d’aisance, l’industrie… La guerre est chaque jour un moyen plus inefficace d’atteindre ce but… L’homme n’est plus entraîné à s’y livrer, ni par intérêt, ni par passion. » Tout cela nous paraît un peu fade parce que c’est devenu tellement plus évident au temps de la bombe nucléaire, arme qui a l’avantage de faire voir au plus sot l’essentielle inutilité d’une guerre « nationale » aujourd’hui, et l’abyssale aberration d’une guerre « idéologique » de dévastation mutuelle et matérielle pour des siècles. (C’est pourtant vers quoi nous allons, vers quoi nous continuons d’aller.)

Dans la critique constantienne de la guerre nationale, née de la Convention plus que de Napoléon (qui n’a guère inventé que les moyens de la gagner pour un temps), nous découvrons en réalité une critique prospective de l’État totalitaire lié à la guerre [p. 20] totale, à l’idée que celle-ci peut être payante, et au développement de l’industrie qui en résulte à la fois et la prépare. « La discipline militaire implique la discipline politique », dira plus tard Mussolini. C’est pourquoi Bonaparte instaure la lecture obligatoire et quotidienne du Moniteur (en russe Pravda), toute autre gazette interdite. Il instaure le règne de l’uniformité des curiosités mêmes de l’esprit, condition de la mise en uniforme d’une nation tout entière par son État, c’est-à-dire par la dictature du Parti qui s’est emparé de l’État et qui s’arroge le droit de représenter la nation — qu’il soit d’ailleurs jacobin ou fasciste, national-socialiste ou communiste.

« Dans tous les temps, la guerre sera, pour les gouvernements, un moyen d’accroître leur autorité », écrira Constant un peu plus tard6, et tout le confirme depuis près de deux siècles. (La création de l’État-nation comme machine de guerre date de la déclaration de guerre « à tous les rois d’Europe » faite par la Convention le 20 avril 1792.) Pour le meilleur et pour le pire, dans sa genèse comme dans ses fins, l’État-nation est lié à la guerre, mieux : il est l’état de guerre en permanence.

D’où la nécessité de la discipline étendue à tous les domaines de l’existence — de la « mise au pas » des hitlériens à l’autocritique sous Staline. « Le même code, les mêmes mesures, les mêmes règlements et, si l’on peut y parvenir graduellement, la même langue, voilà ce qu’on proclame la perfection de toute organisation sociale. […] Sur tout le reste, le grand mot aujourd’hui c’est l’uniformité. »

Cet impérialisme stato-national, identifié par Constant à l’esprit de conquête, poursuivra désormais les vaincus « dans l’intérieur de leur existence… Jadis, les conquérants exigeaient que les députés des nations conquises parussent à genoux en leur présence. Aujourd’hui, c’est le moral de l’homme qu’on veut prosterner ».

Ici se révèle la vraie nature du régime de « l’Usurpateur ». Ce n’est pas la dictature classique, bien connue de l’Antiquité, c’est infiniment plus pervers. Car :

[p. 21] Le despotisme règne par le silence, et laisse à l’homme le droit de se taire ; l’usurpation le condamne à parler, elle le poursuit dans le sanctuaire intime de sa pensée, et, le forçant à mentir à sa conscience, elle lui ravit la dernière consolation qui reste encore à l’opprimé.7

Le despotisme laissait une chance au peuple qui se révolterait, mais l’usurpation l’avilit en même temps qu’elle l’opprime. Elle rend, même après sa chute, toute liberté, toute amélioration impossible… Et l’on comprend soudain le sens actuel de l’« usurpation » dénoncée par ces phrases sans doute moins frappantes pour l’homme de 1815 que pour le contemporain des totalitaires rouges, bruns ou noirs. Sans le savoir, c’est à notre siècle que parlait Benjamin Constant.

Du mensonge comme méthode de gouvernement

Le chapitre VIII de L’Esprit de conquête est l’un des deux sommets de l’ouvrage, le second étant le chapitre XIII sur l’Uniformité. Constant part d’une constatation que notre génération, hélas, ne saurait mettre en doute une seconde :

Tout en s’abandonnant à ses projets gigantesques, le gouvernement n’oserait dire à la nation : Marchons à la conquête du monde. Elle lui répondrait d’une voix unanime : Nous ne voulons pas de la conquête du Monde. Mais il parlerait de l’indépendance nationale, de l’arrondissement des frontières, des intérêts commerciaux. […] Sous le prétexte de précautions dictées par la prévoyance, ce gouvernement attaquerait ses voisins les plus paisibles, ses plus humbles alliés, en leur supposant des projets hostiles, et comme devançant des agressions méditées. Si les malheureux objets de ses calomnies étaient facilement subjugués, il se vanterait de les avoir prévenus : s’ils avaient le temps et la force de lui résister, vous le voyez, s’écrierait-il, ils voulaient la guerre puisqu’ils se défendent.

Et le ton monte et se soutient dans la dénonciation précise et implacable des arguments de l’esprit de conquête :

[p. 22] Certains gouvernements quand ils envoient leurs légions d’un pôle à l’autre, parlent encore de la défense de leurs foyers ; on dirait qu’ils appellent leurs foyers tous les endroits où ils ont mis le feu.

Endroits qui ont été dans ce siècle Dantzig et le pays des Sudètes, puis Budapest et Prague, enfin le Cambodge et Kaboul.

Essayez d’illustrer chaque proposition : vous aurez tous les arguments invoqués récemment par les maîtres de l’URSS pour justifier l’occupation de l’Afghanistan par une armée de 100 000 hommes, destinée à « prévenir toute ingérence militaire » dans ce pays, à « devancer des agressions méditées » non seulement en Amérique mais « ailleurs » (en Chine ?), et qui se trouvent confirmés par le fait que les Afghans se défendent…

D’un nouveau genre de fédéralisme

Contre tout cela, qui ne fait encore que germer sous ses yeux, et dont l’épanouissement attendra notre siècle, Constant propose un arrangement de la société qui correspond au sens exact de ce que nous appelons aujourd’hui fédéralisme, et qu’il est le premier à nommer dans ses Principes de politique publiés à Paris pendant les Cent-Jours :

Je n’hésite pas à le dire : il faut introduire dans notre administration intérieure beaucoup de fédéralisme.8

Ce qu’il a fort bien vu d’entrée de jeu, c’est qu’un fédéralisme lié à la paix comme l’État-nation l’est à la guerre, doit partir d’en bas, des racines, des groupes de base que sont familles, communes, petite patrie, où la voix d’un homme puisse porter et le dialogue se nouer sur l’agora.

Des peuples placés dans des situations, élevés dans des coutumes, habitant des lieux dissemblables, ne peuvent être ramenés à des formes, à des usages, à des pratiques, à des lois absolument pareilles, sans une contrainte qui leur coûte [p. 23] beaucoup plus qu’elle ne leur vaut. […] On voit le patriotisme qui naît des variétés locales, seul genre de patriotisme véritable, renaître comme de ses cendres, dès que la main du pouvoir allège un instant son action… Les habitants d’une commune trouvent du plaisir à tout ce qui leur donne l’apparence d’être constitués en corps de nation… Mais la jalousie de l’autorité les surveille, s’alarme, et brise le germe prêt à éclore… Quelle politique déplorable que celle qui en fait de la rébellion.

On pense aux Gallois, aux Bretons, aux Corses, aux Tyroliens du Sud, aux Catalans naguère, à cent autres régions en Europe, dont la plupart d’ailleurs ne sont pas des ethnies, mais des communautés culturelles et civiques, liées par un passé ou un avenir commun. Et voici la critique décisive du centralisme jacobin (on la retrouve en termes analogues dans trois écrits de Constant à cette époque) :

Dans tous les États où l’on détruit ainsi toute vie partielle, un petit État se forme au centre : dans la capitale s’agglomèrent tous les intérêts ; là vont s’agiter toutes les ambitions ; le reste est immobile9. Les individus, perdus dans leur isolement contre nature… sans contact avec le passé… jetés comme des atomes sur une plaine immense et nivelée, se détachent d’une patrie qu’ils n’aperçoivent nulle part, et dont l’ensemble leur devient indifférent, parce que leur affection ne peut se reposer sur aucune de ses parties. La variété, c’est de l’organisation ; l’uniformité, c’est du mécanisme. La variété, c’est la vie ; l’uniformité, c’est la mort.

Le système fondé sur les patries locales — nous dirons les régions — que Constant préconise en ce point, c’est l’antithèse parfaite du centralisme jacobin poussé à l’extrême par les nécessités de la guerre napoléonienne et de la mise en uniforme — morale autant que physique — de la nation. C’est le système fédéraliste par excellence, qui consiste à confier telle tâche donnée à la communauté — municipale, régionale, fédérale, voire mondiale dans quelques cas — de dimensions correspondantes. [p. 24] Tout le secret du fédéralisme est dans cette clé de répartition des compétences.

VII. Fédéralisme européen

En demandant que l’on introduise dans l’administration des États « beaucoup de fédéralisme », Benjamin Constant ajoutait :

Mais un fédéralisme différent de celui qu’on a connu jusqu’ici.10

Nous venons de voir comment il l’entendait pour l’intérieur. Or, il est très certain que « la constitution intérieure d’un État et ses relations extérieures sont intimement liées ». Il serait absurde de les séparer et de vouloir à tout prix conserver dans la fédération, à chaque nation, une indépendance absolue tout en refusant à chaque région une autonomie relative. Constant dénonce ici, par avance, l’utopie que l’on opposera, au xxe siècle, sous le nom de « confédération », à toute fédération sincère :

L’on a nommé fédéralisme une association de gouvernements qui avaient conservé leur indépendance mutuelle, et ne tenaient ensemble que par des liens politiques extérieurs. Cette institution est singulièrement vicieuse. Les États fédérés réclament d’une part sur les individus ou les portions de leur territoire une juridiction qu’ils ne devraient point avoir, et de l’autre, ils prétendent conserver à l’égard du pouvoir central une indépendance qui ne doit pas exister. Ainsi le fédéralisme est compatible, tantôt avec le despotisme dans l’intérieur, et tantôt à l’extérieur avec l’anarchie.

C’est ce pseudo-fédéralisme très « vicieux » que récuse Constant. Il veut le contraire : la fédération bien liée d’États formés eux-mêmes de régions autonomes. Et il conclut :

Tel est le fédéralisme qu’il me semble utile et possible d’établir parmi nous. Si nous n’y réussissons pas, nous n’aurons jamais un patriotisme paisible et durable.

Quoi de plus actuel qu’un message qui nous rappelle, avec une urgence croissante, les conditions vitales de tout avenir ?