Solutions pratiques ? (mars 1933)a
Beaucoup de personnes, après avoir lu notre premier cahier, nous ont écrit ceci : « Quelles solutions pratiques apportez-vous ? On voudrait quelque chose de positif… »
Nous avons accueilli cette question de la façon dont nous voudrions que toutes les questions que nous poserons ici soient accueillies : avec un sérieux et un respect si peu feints qu’ils n’excluent nullement la bonne humeur.
Le sérieux ne consistera jamais, pour nous, dans une attitude d’humilité lugubre. Le sérieux et le respect, en présence d’une question, c’est tout simplement de se dire : cette question est justifiée par le fait même qu’elle a surgi à l’occasion de ce que j’écris ; il s’agit, avant que d’y répondre, de se rendre compte de ce qu’elle signifie pour celui qui me la pose. Répondre du tac au tac, à la « lettre » de la question, c’est un procédé électoral qui peut être utile à son heure, mais nous avons tout autre chose à faire. Nous ne cherchons pas à avoir raison contre quelqu’un : l’esprit de vérité n’est à personne. Bien souvent, parmi nous, on répond mal aux questions parce qu’on se borne à répondre à leurs mots, alors qu’il eût fallu répondre à un tourment réel, maladroitement exprimé par ces mots. Mais, bien souvent aussi, on répond mal parce qu’on prend au sérieux des fumistes. Nous appelons fumistes ces messieurs qui nous interrogent avec politesse sur nos intentions et nos buts, à seule fin de « causer un peu ». Qu’on les reconnaisse à ce signe : dès qu’ils commencent à comprendre de quoi il s’agit, ils s’écrient : « Je ne comprends plus ! » En réalité, ils nous demandent des thèmes de discussion, c’est-à-dire des prétextes à différer toute action « pratique ».
[p. 38] Ceci marqué, nous pourrons répondre plus clairement à ceux qui croient à leur question, j’entends à ceux qui nous la posent parce qu’elle se pose à eux-mêmes.
Il n’y a pas de solutions, — il y a des ordres
1. Celui qui veut vraiment agir ne demande pas d’abord un programme, mais d’abord une force. On peut affirmer sans crainte d’erreur une telle maxime : tout l’Évangile la confirme et l’illustre.
Or, la force, pour le chrétien, quelle est-elle ? Il se trouve que nul homme n’est en mesure de la donner à son frère : c’est la foi.
Tout au plus pouvons-nous, par des affirmations qui troublent notre sécurité, par des questions qui gênent nos habitudes, par des exigences qui révoltent le bon sens, faire naître le besoin et la soif d’une telle force. Et voilà bien la seule acception chrétienne du mot « positif ». Pour les uns, « positif », c’est ce qui rapporte. Pour les autres, ce qui rassure. Pour le chrétien, ce sera tout ce qui trouble en vérité les hommes et les délivre de leurs tourments mesquins et dégradants ; tout ce qui les libère de leur férocité ou de leur quiétude naturelles, et les rend enfin responsables dans l’obéissance à la seule force nécessaire ; tout ce qui leur fiche un désespoir pour une fois réel ; tout ce qui les désarme devant Dieu et les jette nus dans la foi.
2. Un homme qui est dans la foi sait bien qu’il n’y a pas à demander de « solutions pratiques », car la foi est précisément une force qui se manifeste par des ordres personnels, et ces ordres sont pratiques, ou ils ne sont rien.
On dirait, à entendre parler certains chrétiens, que la foi est une espèce d’inspiration flottante, difficile à localiser [p. 39] et beaucoup trop imprécise pour que l’homme, faible créature, puisse s’y « fier » et se passer de recettes morales inventées par les anciens juifs, Kant, Joseph Prudhomme ou le pasteur Charles Wagner. Tel est l’aspect décourageant du paganisme contemporain. Il sévit dans nos églises, avec une virulence sourde, attisée de temps à autre par un sermon courageusement moralisateur1, ou résolument antibolchévique, ou tout simplement pacifiste. Et les fidèles de se congratuler à la sortie, se figurant qu’on vient enfin de leur donner des directives pratiques et des solutions positives, « discutables, certes, mais positives ».
Si nous avions écrit, dans notre premier numéro, que la solution des problèmes sociaux réside, par exemple, dans un embrassement général et sans condition, beaucoup de personnes auraient trouvé, qu’enfin ! nous apportions quelque chose de « positif » !
Comme si le christianisme n’était qu’une politique possible, entre autres ! Comme si les situations humaines comportaient, en général, une solution chrétienne et des solutions humaines, également prévisibles et classées d’avance ! Comme si la foi était une espèce de puissance continuellement disponible entre nos mains incertaines, et que nous pourrions appliquer — oh ! avec quelle humilité et quelles précautions oratoires ! — dans tous les cas dûment prévus, selon certaines règles et certaines directives « positives »… Mais si ces directives venaient à nous manquer, que ferions-nous de cette « foi » que nous prétendions posséder ? Aurions-nous l’honnêteté de reconnaître qu’en réalité nous n’avions rien, — puisque la foi, précisément, c’est cette force qui me dit : « Tu dois, ici et maintenant. » — Mieux vaudrait cent-mille fois s’écrier : « Non, je n’ai pas la foi ! » et alors [p. 40] vraiment prier de toute sa pauvreté, plutôt que de dire, comme certains : « J’ai la foi, mais dites-moi ce qu’il faut que j’en fasse ? » Car, où la foi existe, existe le savoir. Entendons maintenant cette phrase capitale de Kierkegaard : « L’Éthique ne commence pas dans une ignorance qu’il faudrait muer en savoir, mais dans un savoir qui exige sa réalisation. »
Nature du « savoir » chrétien
Nous marchons dans la nuit, ne connaissant, de par notre nature, ni le pourquoi, ni le « vers quoi » de notre vie, ayant perdu la clef de l’Origine et de la Fin, qu’il s’agisse de notre existence personnelle ou du cours de l’histoire terrestre. Voici alors les chrétiens qui viennent nous parler d’une Révélation. Est-ce donc qu’une grande lumière leur est venue dans cette nuit ? Est-ce qu’ils ont, eux, la clef du mystère ou du scandale ?
Non, je ne le crois pas. Je dirai qu’ils ont mieux que cela. Ils savent simplement ce qu’il faut faire dans cette nuit pour en sortir un jour. Ils savent que le Christ leur promet la lumière à la mesure de leur obéissance. Ils n’ont donc pas reçu une révélation ésotérique, que l’homme d’aujourd’hui, sans doute, ne serait pas capable de supporter, d’interpréter. Ils n’ont pas davantage reçu une révélation éthique, un étalon universel fournissant la mesure exacte du bien et du mal en toute chose. La révélation qu’ils ont reçue et qu’ils reçoivent est purement « pratique », c’est-à-dire immédiate à chacun des cas de l’existence, inconcevable pour celui qui se place en dehors du cas. Cette révélation ne peut pas être formulée en termes généraux, n’étant pas autre chose qu’un ordre qui me dit, à tel endroit précis du temps et de l’espace : voici ce que tu dois faire.
[p. 41] À celui qui demande : que dois-je faire ? le chrétien n’a donc rien à répondre, en principe. Il ne peut que renvoyer à la seule force d’où provient l’ordre véritable. La décision éthique est toujours choix : on ne peut choisir pour un autre. Mais on peut, dans le cas, et pour soi-même, prouver la foi par l’acte qu’elle ordonne.
Nous ne sommes pas des guérisseurs, mais des malades
Doctrine désespérante, dites-vous. Oui, et plus encore que vous ne l’imaginez peut-être, car si vous demandez des solutions pratiques, vous n’avez pas compris la gravité du cas humain. Nous n’avons à guérir personne, mais à montrer que la maladie est sérieuse, si sérieuse qu’il serait ridicule d’attendre de nous ou de qui que ce soit un remède.
Doctrine désespérante ? Oui, pour ceux qui cherchent des espoirs à bon compte, hors de la réalité certainement désespérante. Mais il y a la Promesse, mais il y a la foi qui vient nous prendre au point où tout espoir apparaît vain, — en ce point justement, et nulle part ailleurs.
On nous demande des réponses ? Mais nous ne pouvons que mettre et remettre en question vos sécurités et vos incertitudes, vos solutions et vos questions mêmes. Nous ne pouvons qu’aggraver à vos yeux votre mal. Nous ne pouvons rien vous apporter d’autre que l’injonction de prendre vous-mêmes au sérieux vos questions. Car alors, vous approcheriez de la réponse, vous y offrant sans défenses humaines.
Nous avons aussi, à ce moment, à montrer que les rôles se renversent dès qu’on regarde l’homme dans la perspective chrétienne. Ce n’est plus l’homme qui pose des questions, mais c’est Dieu, seul Sujet. Et alors l’homme, enfin, [p. 42] devient responsable2 devant Dieu et devant son prochain, en tant que ce prochain lui apparaît précisément comme la question que Dieu lui adresse.
À la faveur de cette « conversion », la notion même de positif est bouleversée. Critiquer les doctrines qui prétendent résoudre humainement les conflits essentiels ; rejeter toutes les solutions fabriquées par la « pensée chrétienne », et qui voudraient donner aux hommes une bonne conscience tout à fait inconcevable ; dénoncer tous les codes existants de morale, parce qu’ils dénaturent ou refoulent la question, en lui fournissant des réponses tantôt prématurées, tantôt inopérantes, et toujours équivoques ; désorienter celui qui s’imagine être debout quand il n’a fait que truquer les repères ; désespérer les optimistes en leur montrant de quel prix dérisoire ils ont cru payer leur salut, — telle est la seule tâche véritablement positive que notre effort, ici, peut s’assigner sans fol orgueil.
« Positif » est ce qui rapproche du Réel. Cela prend bien souvent l’aspect d’une destruction. Il peut paraître étrange que l’on doive rappeler de telles choses, mais la raison en est pourtant bien claire. Nous préférons demander aux hommes ces ordres que l’on ne peut attendre que de Dieu : parce qu’avec les hommes, nous pourrons discuter…