Précisions sur la mort du Grand Pan (avril 1934)a
C’est en notre vie seule que la Nature vit.
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Car nous sommes là pour deviner les choses dans leurs natures particulières : alors elles nous en sont reconnaissantes.
C. F. Ramuz (Adam et Ève).
La plénitude du monde n’est pas dans la contemplation d’un esprit immobile. La plénitude du monde est un événement. Elle a son lieu dans la question que nous adressent les créatures, lorsque nous distinguons leur véritable angoisse, et qu’elle nous dresse pour une réponse. La plénitude est un combat d’amour. Mais aimer ? C’est d’abord répondre, — c’est en même temps et c’est surtout répondre au-delà de la question.
L’homme jeté dans la diversité de l’univers, aux aguets des tentations et des menaces qui surgissent dès qu’il dit je, n’a pas d’autre mouvement que la peur ou l’amour. Non qu’il ait à choisir : déjà il fuit, déjà il s’offre. C’est le je qui est choix. L’acte qui me distingue du monde n’est pas autre que cet élan de refus ou de tendresse. En vérité, point de séparation réelle, jamais de vide entre moi et le monde, non, rien que la tension d’un corps à corps amoureux ou meurtrier. Je n’existe que par cette tension. Elle est ma seule différence et je n’échappe point au règne [p. 42] naturel. L’indifférence d’un « esprit », qui s’imagine dégagé d’un tel choix, et qui le considère comme une alternative extérieure à son être, un vis-à-vis dont il pourrait se détourner, cette indifférence n’est rien que le rêve d’un atome abandonné qui se croit je. Ce rêve peut remplir nos journées : il n’est pas notre vie. Il n’est qu’un abandon aux lois de la poussière.
Ceci peut définir l’Antiquité : la panique de l’homme environné par les voix innombrables de l’univers, et son recours à la raison pour leur imposer le silence. Ordre géométrique, loi des choses muettes, mesure des apparences permanentes : le cours des astres et les arêtes du cristal. Ou, du moins, si l’architecture des pierres et des constellations à son tour, fait entendre un langage qui n’est pas celui des humains, c’est à la raison seule qu’il se révèle, et ce n’est plus la peur du sang qui lui répond, mais la crainte majestueuse, mêlée d’orgueil, de l’esprit qui connaît son pouvoir et son acte, mesure la grandeur du danger, sait qu’il s’y offre armé, et connaît ses retraites.
Raison géométrique, adoration intellectuelle ou sophismes logiques, ce sont autant de formes d’une espèce de fuite en avant, autant de tentatives angoissées pour opposer à la terreur de Pan les ordonnances dictatoriales de l’esprit. Mais cet esprit n’est pas le tout de l’homme, — l’homme le sait. Et sa dictature n’est pas l’ordre. Elle peut tuer les bêtes, couper les arbres et peupler les déserts ; sur le principe animateur des choses, elle est sans prise. Elle ne règne vraiment que sur ses propres créatures. Alors il faut refaire un monde. L’arbre devient colonne et ne pose plus de question. Enfermé maintenant dans ses architectures, l’homme se retrouve seul aux prises avec lui-même. Autarchie rationnelle.
[p. 43] Il a mauvaise conscience. « De la raison considérée comme un assassinat », écrit un jour un philosophe. Mais c’est encore une illusion d’orgueil. Le grand Pan n’est pas mort pour si peu, et sa domination terrifie les provinces autour de la cité.
Comment répondre sans quelque injustice à une question dont on ne peut saisir le sens exact ? Ainsi se défend la Logique. Elle n’a pas tort. L’enfer logique est sans défaut.
Le sens exact d’une question n’est donné que par la réponse. Mais l’homme antique n’a pas en lui de quoi répondre à la Nature : il est lui-même une question que Dieu ne semble pas entendre.
L’homme antique, c’est Adam dessaisi de sa royauté ; et l’univers antique, c’est son royaume abandonné à l’anarchie. Comment Adam ne s’effraierait-il pas d’une plainte qui s’adresse, en lui, à ce pouvoir qu’il sait avoir perdu ?
La Nature se révolte en désordre. Elle veut la mort de l’homme parce qu’il ne sait plus la faire vivre. L’homme se défend brutalement, et plus il se défend, plus il impose à la Nature sa tyrannie, moins il comprend le sens de sa haine anxieuse. Peut-être, s’il allait au-devant de ces voix, sans armes, les mains nues, au risque de sa vie, peut-être alors le secret du grand Pan s’ouvrirait-il à son amour ? Mais serait-ce amour ou défi ? Empédocle n’a rien sauvé. Je garde ma raison. Et, pour le reste, sacrifions aux dieux.
Un panthéisme angoissé, ressort d’une révolte rationnelle contre la Nature, — cette dialectique fondamentale de l’univers antique, ne pouvait se résoudre sur le plan humain et rien qu’humain. Elle devait conduire l’humanité [p. 44] à des impasses mortelles, celles-là mêmes où se désespère le xxe siècle. Mais avant que d’y venir, et suivant l’ordre d’une Histoire dont la loi peut paraître souverainement illogique, nous voici contraints de nous arrêter : l’an 33 de notre ère, la réponse éternelle à la perpétuelle question du monde, nous est donnée. C’est d’abord une réponse faite à l’homme. Mais c’est aussi, à travers l’homme désormais restauré dans sa condition éternelle, une réponse à toute la création, désormais replacée dans l’ordre originel. À cet instant, parce qu’il possède cette réponse, l’homme comprend le sens de la question. Et dans l’élan désordonné des êtres et des choses, il découvre une « attente ardente ». Il sait qu’elle s’adresse en lui à ce qui de lui ressuscite, ayant reçu et accepté la mort. Il peut aimer : ce n’est plus un défi, c’est une soumission à l’Éternel.
« Christ est ressuscité ! » Le Nouvel Adam vit. Le message de Pâques, c’est la mort du Grand Pan1.
Le Nouvel Adam vit : il ne vit que dans la promesse. Cette Promesse est certaine, mais son accomplissement est hors du temps, bien plus, il est la fin du temps. Or, le temps suit son cours, et nous sommes dans l’histoire, et l’histoire temporelle est la succession de nos chutes, selon la Loi, à cause de la Loi. Rachetés, mais non pas pour ce temps. Restaurés, mais non pas dans la forme visible de ce monde.
Ainsi la lutte se poursuit, entre les fatalités qui régissent [p. 45] le monde, séparé de l’homme, et l’homme, séparé de Dieu. Pourtant le dernier mot a été prononcé.
L’effort de l’homme pour imposer au monde — mais sans comprendre sa question — un ordre « humain » — mais sans connaître l’Homme — peut être caractérisé dans ses effets bons et mauvais par le mot de séparation. D’une part, il constitue le ressort de toute invention ; et le symbole de cette activité, c’est la machine. D’autre part, il devait aboutir à une distinction entre l’esprit et le corps qui, d’accidentelle qu’elle était à l’origine, allait être décrétée essentielle par les philosophes dès qu’ils ne tiendraient plus réellement compte du péché ni de la grâce. Et le symbole de cette passivité, proclamé par la Renaissance, c’est l’individu autonome. L’esprit contre le corps, telle est la dialectique moderne, et c’est encore la dialectique antique entre l’homme et la nature, mais transposée dans le déchirement personnel. Lutte stérile, et dont l’absurdité tragique évoque ce combat d’aveugles peint par un primitif flamand. L’humanité pâtit à tous les coups, soit que triomphe un spiritualisme sans corps ou que s’installe un matérialisme sans âme.
À ce degré d’évolution du mal, la conscience du danger s’obscurcit. Une espèce d’indifférence monstrueuse se répand chez les civilisés. Formulée d’abord par les élites citadines, elle revêt l’apparence victorieuse du rationalisme scientifique. Les progrès de la technique ont supprimé définitivement la question. La Nature n’est plus que matières premières, surfaces d’exploitations, richesses du sous-sol ; par une charité dernière, jardin public. Mais [p. 46] cette forme grossière de la mutilation cosmique n’est pas plus dangereuse que la perversion spiritualiste qu’on lui oppose depuis le xviiie siècle, sous le nom de Sentiment de la Nature.
L’Occidental rationaliste naît dans une ambiance chrétienne qui le rassure d’une manière vague et suffisante quant aux intentions cachées de la Nature. Il arrive alors que cet homme, trahissant la mission dont la foi le chargeait, se retourne vers la Nature et s’en aille lui demander précisément ce qu’il lui doit : la révélation salutaire. Il faut voir que ce mouvement suppose encore une indifférence morbide à l’endroit des réalités naturelles et de l’« attente ardente » des créatures. De la séparation tragique, maintenant consommée, il ne subsiste en l’homme nulle conscience effective. Seul, le désir qu’il dit avoir de « communier » avec la Nature, révèlerait encore qu’il pressent une séparation dont, par ailleurs, son optimisme, hérité d’une foi morte, lui dissimule l’irréparable gravité. La « communion avec la Nature », telle que la chante un lyrique incroyant, n’est rien que l’abandon égoïste, et parfois voluptueux, d’un moi qui renonce à créer, qui renonce à souffrir, qui se rend sourd à la question des choses en même temps qu’à la question de Dieu.
Baptiser communion ce lyrisme de l’isolement, c’est un des tours communs de l’orgueil romantique. On a coutume d’en rendre Rousseau responsable. Mais c’est à ses disciples qu’il faudrait s’en prendre. Rousseau n’a pas trompé sur son état. Le sentiment extatique de la nature, dans la Cinquième Rêverie, comment le décrit-il, sinon, précisément, comme « le sentiment de l’existence dépouillé de toute autre affection » (entendons : dégagé de toute passion, comme aussi de toute responsabilité !) ; il note bien que ce sentiment permet l’économie de tout « concours actif de l’âme » ; il pousse la lucidité jusqu’à marquer qu’un tel état n’est pas recommandable, sauf à l’infortuné [p. 47] qu’on a « retranché de la société humaine, et qui ne peut plus rien faire ici-bas d’utile et de bon pour autrui ni pour soi ». Enfin, il précise qu’on y atteint le mieux couché dans un bateau « qui dérive au gré de l’eau ». Image assez frappante de l’homme qui conclut avec le monde une paix honteuse. Il est vrai que Rousseau ne s’en glorifie pas, et qu’il se voit à cette époque « dans la plus étrange position, où se puisse jamais trouver un mortel ». Mais depuis ! À mesure que le sort se faisait plus clément, qui conduisait un homme aux solitudes naturelles, la conscience de l’« étrangeté » d’un tel cas se voilait et faisait bientôt place à la satisfaction pauvrette d’une âme flattée de s’admirer dans l’infini d’un paysage. « Un paysage est un état d’âme », disait Amiel au comble du délire d’isolement idéaliste. À l’autre extrême, celui du délire objectif ou technique, plaçons ce capitaine qui ne voyait jamais dans un paysage que le plan d’une possible stratégie2 : nous aurons deux images d’un semblable égarement. Cette espèce-là de paganisme rassuré n’est pas le fait des seuls païens de notre époque. Le recours aux émotions fortes que la Nature est censée dispenser à toute âme un peu cultivée, fournit à la prédication chrétienne un lyrisme qu’elle n’osait plus aller chercher dans l’invective prophétique ou dans la joie de la doctrine du salut. Songez à ces pasteurs qui, chaque printemps, saisissent le premier rayon de soleil venu et s’envolent dans une apologétique naturaliste, dont peu d’auditeurs soupçonnent qu’elle n’est, au mieux, que le dernier relent, l’écho infiniment amenuisé des bacchanales antiques.
[p. 48] N’est-il pas significatif que le mot de Ehrfurcht qui, chez Goethe, traduit la vénération de l’homme en présence de la Nature ; que le mot de awe, qui exprime chez les lakistes ce même sentiment mêlé d’amour et de terreur, que ces mots soient intraduisibles en notre langue3 ? Alors que toute l’Allemagne des Novalis, des Schelling et des Schlegel philosophe ardemment autour de cette « question » du monde, alors que les lyriques anglais nourrissent leur flamme d’une connaissance voluptueuse de l’antagonisme cosmique, la France rationaliste, catholique et citadine, théorise sur le sentiment de la Nature, sans jamais atteindre au pathétique existentiel de la question. Un seul, peut-être, a pressenti le sens chrétien de la Nature, c’est Benjamin Constant : on l’accusa de panthéisme.
Constant, drôle de corps ironique, esprit exact dont les erreurs ne sont jamais que défaillances de caractère, cet « inconstant », ce païen calviniste, bien moins romain que grec — hélas d’un hellénisme style Empire — voilà peut-être le seul auteur qui situe le problème dans sa réalité. Lisons ses Réflexions sur le Théâtre allemand. Il y décrit un état d’âme tout voisin de la « panique » antique4, mais qui, dans cet esprit nourri des Écritures, ne peut manquer d’évoquer aussitôt la réponse de l’Épître aux Romains : « Tout l’univers s’adresse à l’homme dans un langage ineffable qui se fait entendre dans l’intérieur de [p. 49] son âme, dans une partie de son être inconnue à lui-même, et qui tient à la fois des sens et de la pensée. Quoi de plus simple que d’imaginer que cet effort de la nature pour pénétrer en nous n’est pas sans une mystérieuse signification ? » L’allusion à saint Paul est évidente. Mais Constant, comme les romantiques allemands, s’il voit bien la question ne va pas jusqu’à l’accepter, et sa réponse n’est encore qu’une évasion. Cette « partie de son être inconnue à lui-même », il en fait aussitôt une réalité psychologique, « et qui tient à la fois des sens et de la pensée ». Il en conclut qu’elle est « essentiellement du domaine de la poésie ».
L’origine du mythe contemporain de l’inconscient ne serait-elle pas, elle aussi, dans ce refus de croire à la réalité tout invisible de « l’homme nouveau » — réalité de foi ?
Seule, l’attitude chrétienne dit « oui » au monde avec une intrépide plénitude. Alors que la raison, dans son orgueil haineux, renie le monde et trompe son attente ; et que le panthéisme, par un paradoxe dont nous avons tenté de suivre la logique fatale, isole l’individu dans un monde désert ; alors que l’un et l’autre divisent l’homme en esprit et en corps, seul l’amour d’espérance, charité de la foi, nous permet d’apporter à la Nature une réponse qui dépasse sa question et qui atteint et qui embrasse l’être anxieux de la créature. En cet amour, enfin, l’homme et les choses accèdent au concret de leur existence, assumant [p. 50] leur rapport de mutuelle responsabilité. Et ce rapport est orienté vers l’homme. Mais, dans l’homme, vers le nouvel homme, vers les prémices de l’Esprit.
En ce lieu où la Poésie devient prière et prophétie, où l’homme, environné par le désordre ardent des choses, des plantes éphémères et des animaux rugissants, se tient debout en plein midi de la vision, vêtu de sa royale charité.
P.-S. — Nul écrivain contemporain mieux que C. F. Ramuz n’a su replacer l’homme dans la perspective biblique de la Création. Il faut lire ce chef-d’œuvre qu’est son dernier roman, Adam et Ève. C’est toute la simple grandeur calvinienne retrouvée, — par ce vieil ennemi de la Genève moderne ! Il faudrait parler longuement du « barthisme » d’une telle œuvre, — plus réel sans doute, parce qu’il est plus inconscient, que celui de nos essais critiques. Mais Ramuz, comme ses héros, s’arrête encore au seuil du Nouveau Testament…