Éditorial (juillet 1934)a
« Soyez appareillez à respondre à chascun qui vont demande rayson de l’espérance qui est en vous.1 »
On n’oserait pas affirmer que le protestant d’aujourd’hui, dans la moyenne, soit trop bien appareillé. Il advient même que l’argutie papiste le jette dans l’incertitude. Il ne lui reste alors que le refuge d’un antidogmatisme cordial, sous le couvert duquel renaissent bien des hérésies, et celles-là mêmes que les réformateurs combattirent le plus âprement. Le « protestant moyen » affirme son attachement au libre examen dans la mesure où cela le dispense de répondre d’une façon précise et autorisée aux questions des incroyants ou des catholiques ; mais il se soucie peu d’examiner « librement », comme le veut la formule rationaliste, ou fidèlement, comme le voulait Calvin, le contenu des dogmes de l’Église chrétienne.
Cette indifférence est si profonde qu’elle rend parfois inefficaces non seulement des affirmations renouvelées du dogme, mais encore les critiques les plus vives des hérésies qui se sont introduites dans la piété de nos églises au cours des deux derniers siècles. Non seulement on voit des pasteurs prêcher l’équivalent de la doctrine du salut par les œuvres, mais encore on voit ces mêmes pasteurs lire sans sourciller la confession de nos églises, qui proclame le salut par la foi seule. Bien plus, quand un théologien fidèle vient rappeler avec force l’exigence évangélique de la mort à soi-même, vient définir à nouveau l’Église chrétienne comme le lieu où la Parole est prêchée, on voit des pasteurs qui, chaque dimanche pourtant, prêchent l’exaltation de « l’âme humaine » par la religion, et qui définissent volontiers l’Église comme une [p. 66] force au service de la civilisation, s’étonner des rudesses de ce théologien, et affirmer innocemment qu’il n’y a rien de bien nouveau dans ce message ; que c’est là ce qu’ils ont toujours dit. Ainsi le sel perd sa saveur.
Les ravages de cette indifférence théologique sont tels qu’on se demande parfois si nos temples sont encore fréquentés par des protestants, et si la prédication de Calvin ressuscité y provoquerait autre chose qu’une curiosité passagère, alors qu’en toute honnêteté, elle devrait provoquer le scandale chez la très grande majorité des auditeurs. Nous ne lapidons plus les prophètes : nous savons respecter leur talent ! Nous déplorons poliment leurs excès ; si seulement ils parlaient un peu moins fort, ce serait bien édifiant de les entendre…
Le seul avantage de cette situation, c’est qu’elle a quelque peu immunisé les fidèles contre les fausses doctrines modernistes. Malgré ce que certains leur ont prêché2, il se trouve encore des protestants pour ne pas croire que la Cène est une simple commémoration symbolique. Mais combien s’en trouve-t-il qui soient capables d’expliquer ce qu’ils croient ? Combien qui puissent donner raison de ce que dans la communion, et non pas dans le pain et le vin, il y a la présence réelle du Seigneur mort pour nous, impies ? Peut-être le fidèle d’aujourd’hui n’a-t-il plus, comme ses pères, la crainte païenne de se présenter à la table sainte dans un état « moral » insuffisant ; mais sait-il bien que seul l’aveu de sa totale insuffisance morale lui donne le droit de saisir le salut dont les signes sacrés sont le gage ? On est moins exigeant envers soi-même : il faudrait être autrement exigeant.
Nous renoncerons, dans cette nouvelle série de Hic et Nunc, à polémiser directement contre les hérésies qui fourmillent dans la croyance moderne. Nous avons eu le tort, souvent, [p. 67] d’attaquer des erreurs auxquelles bien des fidèles tiennent aussi peu qu’aux vérités qui les réfutent. D’autres fois, nous avons parlé trop haut, à cause de quelques sourds, indisposant ceux qui ne le sont point. Nous tenterons simplement, désormais, de « donner raison de l’espérance qui est en nous ».
À nos lecteurs comme à nous-mêmes, nous demanderons le simple effort de confronter la doctrine chrétienne telle que les bons docteurs de la Réforme nous l’enseignent, avec l’ensemble vague et contradictoire d’idées, de sentiments, d’habitudes pieuses, de doctrines plus ou moins autorisées, de préjugés, que tout fidèle porte en soi. Nous essaierons de reconstituer l’« appareil » dogmatique dont une théologie ou une absence de théologie également orgueilleuses ont cruellement privé tant de chrétiens de bonne volonté. Scientifiquement, il y faudrait de gros volumes. Mais il suffit parfois de quelques phrases, d’un mot rendu à son vrai sens, pour orienter le débat intérieur, pour donner à telle problématique l’expression qui lui manquait, et dont le défaut empêchait que la question fût posée utilement. Il suffit parfois d’indiquer, de rappeler certains arguments ; de les grouper en brefs traités.
Dans le petit espace dont nous disposons pour aborder de si grands sujets, force nous est de condenser, de couper court à des développements qui parfois mettraient de l’aise dans nos pages. Notre ambition serait d’être relus. Nous aimons cette maxime de Nietzsche : « Ne rien écrire d’autre que ce qui pourrait désespérer l’espèce d’hommes qui “se hâte”. »