[p. 95]

Dialectique des fins dernières (juillet 1933)a

L’honnêteté la plus élémentaire oblige à reconnaître que nos vies comportent d’autant moins de solutions que nous sommes plus exigeants. Tout idéal atteint se retourne aussitôt contre notre bonheur. Depuis l’auteur de l’Ecclésiaste jusqu’au romancier le plus moderne, la littérature universelle semble n’avoir voulu mettre en figures nos désirs et nos ambitions que pour mieux nous en révéler l’essentielle inanité. Sénèque nous apprend que l’on n’échappe point à soi-même. Inutilité des voyages. Mais Proust nous persuade qu’on ne s’atteint jamais. Et les philosophies de l’Occident mettent le comble à cette gigantesque pagaille dont naquit bizarrement au xviiie siècle l’idée de Progrès. L’extérieur déçoit, l’intérieur égare ; l’objet pur opprime, le sujet pur s’évade ; les morales échouent, l’immoralisme n’est qu’une morale de plus ; l’athéisme conserve l’orgueil bourgeois, les religions conservent l’orgueil bigot ; « tout n’est que vanité et poursuite du vent », y compris la sagesse de celui qui croit trouver dans cette sentence la justification de son refus de vivre.

Mais il existe une sagesse qui semble bien n’être pas affectée de la dégradation immanente à toute solution humaine. Cette sagesse dit oui à toutes les contradictions du monde. Elle les assume dans une vue sobre et courageuse et cherche en elles la tension, le ressort nécessaires à l’acte créateur. Loin de tenter leur réduction à quelque idéale synthèse, elle s’exalte des conflits sans cesse renaissants que suscite l’exigence de la personne lorsqu’elle s’insère dans le donné hostile du monde ambiant. Elle ne veut ni la thèse seule, ni l’antithèse seule, et bien moins encore la synthèse. Elle veut le risque permanent, l’actualité permanente. [p. 96] Elle provoque sans répit cette mise en question personnelle que signifie la coefficience en nous-mêmes de la thèse et de l’antithèse. Avec Kierkegaard, elle répète que « toute prétention à une unité supérieure qui harmoniserait les contradictions absolues n’est qu’un attentat métaphysique contre l’éthique ». Il s’agit donc ici d’une dialectique à deux termes simultanés, et dont la tension n’est pas orientée vers quelque troisième terme dans lequel elle s’annulerait, non sans soulagement, mais bien vers l’acte créateur par où la personne accède à une plus dangereuse réalité. Ceci peut rappeler le jeune Hegel, mais s’oppose nettement au Hegel des hégéliens. Hegel supprima le conflit lorsqu’il voulut en étaler les éléments dans le temps et l’Histoire. Sa dialectique est devenue une espèce de bascule automatique. Le tragique s’évanouit, le choix s’élude, la personne se dissout dans un processus qui nie l’acte et le risque. Il n’y a plus qu’à compter un, deux, trois, comme le dit Kierkegaard dans La Répétition.

Qu’il y ait une virtu dans l’acceptation volontaire du conflit permanent ; qu’il y ait au contraire un principe de dégradation éthique dans toute recherche de la synthèse et plus sûrement dans la croyance en une synthèse possible, voilà qui ne paraît point faire de doute.

Ailleurs1, j’ai pu marquer mon choix et quelles conséquences il entraîne dans l’ordre politique, par exemple, que notre temps croit devoir considérer comme plus réel que le spirituel. Il me paraît certain qu’une dialectique fondée sur l’actualité permanente de la personne nous oppose d’une part à l’idéal bourgeois, synthèse eudémonique à l’usage des individus égoïstes, d’autre part à l’idéal marxiste, synthèse eudémonique à l’usage d’une masse non responsable.

Une dialectique sans « médiation » et comportant par [p. 97] suite le risque personnel, le choix et l’acte, une sorte de « contre-Hegel » radical, voilà qui ne peut manquer d’évoquer l’attitude d’un Kierkegaard et par là même de ses descendants directs, les théologiens dialectiques.

Je ne me serais pas attardé à développer ici ces thèses, si dans leur expression elles ne comportaient, à première vue, une similitude si troublante avec les thèses barthiennes, et si pour cette raison précisément elles ne constituaient un terme de comparaison tout à fait privilégié. Peut-être le point de vue dialectique de Barth se laissera-t-il d’autant plus clairement définir qu’on le définira par son opposition globale à la dialectique humaniste qui paraît à nos yeux s’en rapprocher le plus.

Cet acte dont nous parlions, à quoi se suspend-il en dernière analyse ? Vers quelles fins dernières nous conduit le dépassement qu’il permet ? Et le rendement créateur de cette éthique de la personne, par quoi, au bout du temps, se trouve-t-il à son tour jugé ?

Si l’on récusait ces questions, on affirmerait par là même que l’acte créateur se crée soi-même et se suffit en soi. Si l’on refusait de poser la question de l’Origine et de la Fin, on supposerait par là même que la doctrine de l’acte rend un compte suffisant de l’ensemble du monde. Ce serait dire qu’elle constitue finalement la solution au nom de quoi l’on refuse toutes les autres solutions. À ce moment précis, intervient la critique barthienne.

Nous disons « la critique » au sens le plus littéral de ce mot : l’accusation qui met en état de crise l’ensemble de ces affirmations et de ces négations, cette éthique et cette actualité, ce refus de toutes les synthèses et ce principe de synthèse qu’il contient. Accusation qui ne porte pas sur le détail ni sur la valeur morale de cette méthode, mais qui [p. 98] tombe perpendiculairement sur le plan humain et rien qu’humain où opère la méthode. Accusation qui consiste simplement à rapporter tous ces problèmes à la réalité de Dieu telle qu’elle nous apparaît, c’est-à-dire au problème de tous nos problèmes, au problème absolument insoluble, puisque notre rapport à Dieu, depuis la chute, est paradoxe par définition.

Tel est l’aspect humain de la dialectique dont il est question chez Barth ; et que cela suffise à faire voir que Barth ne saurait en être tenu pour l’inventeur, pas plus que Kierkegaard, pas plus que Luther et Calvin, pas plus que Paul ou Jérémie. Que cela suffise aussi à écarter les toutes superficielles appréciations portées ici ou là contre la théologie dialectique incriminée de pessimisme romantique, de recours abusif au langage pathétique2 et au « concept d’angoisse ». Car enfin si le paradoxe n’est pas dans la situation même de l’homme devant Dieu, notre foi est vaine et c’est perdre son temps que d’en apprécier humainement l’expression la plus directe ; si au contraire le paradoxe est bien réel, s’il est bien tel que l’ont formulé un Paul, un Luther, un Calvin, ce sont alors ces appréciations toutes humaines qui trahissent une vanité, et la vraie joie n’est pas avec ceux qui nous parlent de la « tristesse » du message barthien, puisqu’ils entendent désigner par là l’acceptation de la mort et du rien, de l’insondable et du scandale en tant que tels, l’acceptation du salut impossible, paradoxe dont la formule est le nom même de Jésus-Christ.

La réalité centrale d’une telle dialectique est formulée dans ce passage de Barth : « Que Dieu (mais vraiment Dieu) devienne homme (mais vraiment homme !) c’est ce qui est affirmé ici et qui ici devient la vérité vivante, le contenu [p. 99] décisif d’un vrai discours sur Dieu. Mais comment établir le rapport nécessaire de ces deux aspects de la vérité à leur centre vivant ? Le vrai dialecticien sait que ce centre ne peut être ni appréhendé, ni contemplé. » Et pourtant, cette impossibilité radicale s’est incarnée. Mais alors, si nous voulons parler en vérité d’une telle incarnation du oui dans le non, nous ne pouvons que recourir au langage du paradoxe. Car tout autre langage traduirait l’impossible en termes de synthèse, l’objectiverait, le ferait tomber dans l’histoire. « Ainsi donc, il ne nous reste — émouvant spectacle pour ceux qui n’ont pas le vertige — qu’à rapporter constamment ces deux attitudes l’une à l’autre, la positive et la négative, à expliquer le oui par le non, et le non par le oui, sans jamais nous arrêter un instant sur le oui ou sur le non. » Car la réalité dépassera toujours le oui et le non, et ce que, de leur simultanéité, nous croirons être en droit de déduire par la voie logique.

C’est pourtant cette inconcevable réalité qui donne un sens si grave à ce oui et à ce non qui, au travers de toute l’œuvre de Barth, nous entraînent dans une oscillation gigantesque, entre deux infinis contradictoires. On conçoit que le fidèle habitué à venir chaque dimanche chercher dans un sermon consolateur le droit de ne pas trop prendre au sérieux les questions étranges et cruelles que poserait sinon la vie de tous les jours, — on conçoit que ce brave homme s’effare, et vitupère une « théologie » pareillement inconfortable, dont, au surplus, il n’est plus possible de se défaire au nom de l’« action » ou de la « piété du cœur », puisqu’elle prétend précisément les mettre en cause.

C’est qu’aussi bien ce oui, c’est la Vie en Dieu, et ce non c’est la mort où nous sommes. Ce oui, c’est l’éternité, et ce non, c’est notre durée. Car notre durée n’est sans doute que notre perpétuel refus de l’éternité. Dieu dit oui : l’homme comprend non, se découvrant soudain plongé dans la négation radicale. Mais aussitôt, s’il accepte ce non, l’affirmation [p. 100] de son salut paraît : il reconnaît la Vie au travers de sa mort. Si, par un souci peut-être vain, en tous cas dangereux, de simplification formelle, nous revenions au schéma hégélien, il faudrait dire qu’ici la synthèse précède et seule provoque l’antithèse, dont le sens n’est pourtant donné que par la thèse simultanée. Chronologie d’ailleurs bien équivoque, puisque tout cela n’a de réalité que dans l’instant éternel, dans le contact mortel du temps et de l’éternité ; puisque tout cela, encore une fois, ne concerne que l’origine et la fin, ou, pour employer une expression chère à Karl Barth, se rapporte aux réalités dernières.

Qu’y a-t-il donc entre ce non dernier et tous nos sic et non ? Qu’y a-t-il entre cette condamnation globale et tous les jugements quotidiens que nous pouvons porter sur nos actions, nos doctrines et notre « vie religieuse » ? Il y a la mort, et notre acceptation de cette mort. Et qu’y a-t-il entre ce oui dernier et tous nos sic et non, qu’y a-t-il entre cette justification totale et toutes les affirmations orgueilleuses ou modestes de notre vie mortelle ? Il y a l’acceptation de la Vie qui n’est pas nôtre, qu’il faut croire. Dissymétrie vertigineuse : la place qui nous est assignée dans ce monde « nous situe plus profondément dans le non que dans le oui » ; mais la promesse qui nous est faite dans l’instant de la foi, c’est la promesse de la victoire éternelle.

Loin de moi la prétention d’avoir, par ces quelques traits schématiques, voulu décrire une dialectique qui juge tous nos mots. Je voudrais simplement en avoir dit assez pour qu’il soit inutile d’insister davantage sur ce fait : nos dialectiques humaines et la dialectique chrétienne sont séparées par la mort éternelle. Qu’un philosophe, qu’un moraliste, parle de choix, de risque et d’acte, ces mots désignent des réalités éthiques qui n’ont rien de commun avec l’acte, [p. 101] le risque et le choix dont parle la théologie dans sa dialectique absolue. Il n’y a plus ici d’opération réelle que par la Parole de Dieu : acte de la Parole, que l’homme ne peut saisir que dans la foi ; choix de l’élection, c’est-à-dire d’une possibilité qui n’est pas nôtre. Et le risque permanent, c’est alors celui qu’encourt l’homme jeté par la révélation de la Parole dans une situation absolument nouvelle, dans un instant dont nulle morale ne peut prévoir le sens dernier.

Une synthèse qui précède et dépasse à la fois l’antithèse et la thèse, et dont toutes les deux procèdent ? Langage affreux, dira-t-on non sans raison. Traduisez-nous un peu tout cela dans notre parler quotidien. Nous dirons donc : Dieu premier et dernier, et ensuite seulement notre recherche, mais en même temps, si elle est vraie, notre salut. Et c’est Pascal, traduisant Augustin : « Tu ne Me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé. »