1.
L’engagement politique

J’ai, pour la politique, une espèce d’aversion naturelle. L’aveu paraîtra maladroit au seuil du livre que voici. Mais faut-il aimer davantage l’espèce d’adresse au jour le jour qui tient lieu de vertu politique à ce siècle débile et fiévreux ? On se demande alors de quoi je me mêle. Je réponds que je voudrais bien n’avoir jamais été forcé de m’en mêler. Mais tel est le malheur des temps : pour peu que l’intellectuel d’aujourd’hui ait préservé en lui un pouvoir de colère, et par ailleurs le besoin de penser, il se voit obligé de répondre activement aux empiètements dans son domaine de ce qu’on a nommé le désordre établi.

Si « privée » que se veuille en effet la pensée, si petite qu’elle se fasse au réduit intérieur, l’État moderne a su trouver les moyens de venir la brimer. Non tant, d’ailleurs, par des interdictions [p. 8] qu’elle saurait bien tourner, plus rusée que les bureaucrates. La brimade étatique est beaucoup plus perfide : elle consiste, en principe, à exiger de l’intellectuel une adhésion sentimentale, un enthousiasme sans réserve pour les plus déplorables duperies collectives : guerre « nationale1 », plan quinquennal, racisme, mentalité du citoyen moyen. Le fascisme a montré à nu ces prétentions, mais les États bourgeois n’ont plus guère à lui envier qu’un degré supérieur de logique dans l’application du système. L’État, sa politique, ses décrets, ses brimades, représentent dans notre siècle un monstrueux complexe de bêtise officielle, et qui n’a plus de cesse qu’il n’ait été loué par ses plus conscientes victimes. Je veux bien obéir aux décrets du tyran ; je ne veux pas qu’on exige que ce soit de bon cœur. Je me défends en attaquant. Je préfère porter cette guerre qu’on me fait sur le territoire ennemi. Je fais de la politique pour qu’on n’en fasse plus, ou plutôt pour qu’un jour des hommes comme moi qui n’ont le goût ni des habiletés ni des contraintes qu’il y faut, puissent quitter ce combat mauvais, et porter ailleurs leur violence. [p. 9] Ou plus exactement encore, si je fais de la politique, c’est bien moins pour sauver le monde que pour accomplir les devoirs du clerc engagé malgré lui dans le désordre de l’époque. Ce sont là des motifs égoïstes, dira-t-on. J’en ai quelques autres, il est vrai. Mais ne vaut-il pas mieux les taire, dans un temps où certain humanitarisme verbeux couvre plus d’exactions que jamais le cynisme d’un Talleyrand n’en jugea nécessaires ? L’amour du peuple et des victimes d’une société affolée s’étale sur les affiches électorales : j’y vois la preuve que personne ne sait plus le prendre au sérieux. Gardons secrets nos élans vertueux. Il vaut mieux faire plus qu’on ne dit, et si l’on fait peu, ne rien dire.

Voici notre désordre. On ne peut plus penser sans buter aussitôt contre un dilemme absurde : ou bien la pensée reste « libre », comme l’entendaient les libéraux — mais c’est la liberté du rêveur impuissant, la même, exactement, qu’on laisse aux prisonniers2 — ou bien elle s’engage dans un conflit concret, — et découvre bientôt qu’il est social ou politique. Ce n’était pas ce qu’elle cherchait, elle avait cru voir autre chose, pouvoir choisir ses résistances, et provoquer des adversaires plus nobles. Est-ce que tout se ramène à des querelles de gros sous ? Est-ce que Marx a [p. 10] raison, est-ce que l’économique serait le dernier mot des souffrances morales ? Pour peu qu’on sorte de sa chambre, on est presque forcé d’en convenir3. Mais c’est cela qui est révoltant, c’est cela qu’il faut dénoncer. C’est pour aider à changer cela qu’un intellectuel d’aujourd’hui se doit de sortir de sa chambre, quelle que soit par ailleurs l’utilité de sa démarche.

Bon gré, mal gré, tout ce que l’on écrit contribue en quelque façon au bien ou au mal de beaucoup. Lorsque l’intelligence, dégoûtée, déserte le Forum, c’est la bêtise qui s’occupe des affaires publiques et tout finit en dictature : plus question de pensée libre, j’entends : de pensée responsable. Mais si l’intelligence, passant outre à son dégoût, accepte le combat tel qu’il lui est offert, elle court le risque de s’y dégrader. J’ai préféré ce risque à la politique de l’autruche. L’issue fût-elle désespérée. Et peut-être ne l’est-elle pas.