IX.
Antimarxiste parce que chrétien43
Je crois qu’il est tout à fait illégitime de s’occuper du marxisme, d’en parler en public, surtout pour l’attaquer, si l’on n’a pas témoigné auparavant de son dégoût pour toutes les formes existantes ou théoriques de civilisation capitaliste. Je crois, comme André Philip l’écrivait un jour, que le capitalisme est un système radicalement imperméable au christianisme. J’ajoute aussitôt que c’est dans la mesure même où je le repousse, que je suis amené à me méfier du communisme. Je ne reprendrai pas ici la critique du capitalisme. Mais je voudrais être assuré que si parmi vous quelques-uns se réjouissent de me voir condamner le marxisme, ceux-là ne puissent pas un instant croire [p. 134] que c’est au profit du désordre établi. (Ceci soit dit une fois pour toutes.)
On a coutume d’opposer christianisme et communisme sur le plan des réalisations humaines. Je ne vois pas l’avantage qui peut résulter d’une comparaison entre deux réalités à ce point inégales, et d’ordre essentiellement différent. D’une façon générale, cela n’a aucun sens de comparer deux civilisations, et c’est une grande illusion de croire qu’on trouvera dans cette comparaison des motifs de choisir. Non seulement les éléments en présence sont beaucoup trop complexes, mais encore, mais surtout, l’illusion serait de croire que le choix est au terme de ce travail comparatif. Le choix, la décision, sur le plan éthique, est toujours à l’origine. Il est immédiat. Il est sans raison. Il est un acte véritable. Prenez l’alternative christianisme-communisme. Si vous essayez de mettre en balance les avantages et les déficiences de la chrétienté d’une part, les avantages et déficiences du soviétisme d’autre part, c’est que vous avez déjà opté pour la vision du monde propre au marxisme : vous calculez.
Le christianisme ne sera jamais justiciable de sa réussite ou de son échec terrestre. On peut et on doit dire plus : l’issue terrestre de l’aventure chrétienne est connue depuis le Christ, elle a été prédite par l’Évangile et l’Apocalypse — c’est une catastrophe. Tandis que l’issue du communisme, [p. 135] nul ne l’ignore, c’est l’établissement sur la terre d’un état de bonheur « moyen » pour tous les hommes. On perd donc son temps à essayer une confrontation des deux attitudes sur le plan humain. Bien plus : on ne rend pas justice aux desseins que poursuivent l’une et l’autre doctrines, à leurs suppositions fondamentales.
Pour rendre pleinement justice à une doctrine totale, qui englobe non seulement les modes de vie mais encore les buts de la vie humaine, il faut croire à cette doctrine. Y croire, c’est-à-dire s’y engager personnellement tout entier et sans retour. Y croire, c’est-à-dire en assumer d’avance toutes les imperfections, décidé à les combattre de l’intérieur, et non pas du tout pour le plaisir d’en triompher, mais pour faire triompher la cause à tout prix.
Si je rappelle cette évidence, c’est simplement pour souligner l’impossibilité où nous nous trouvons de « choisir en toute impartialité », comme le veut une locution moderne entre toutes absurde et malfaisante. C’est dire aussi que je ne puis, pour mon compte, rendre pleinement justice au communisme. Je puis discuter sa théorie économique ; sa conception de l’histoire ; sa dialectique ; ses méthodes politiques et sociales. Je puis leur reconnaître une part importante de vérité, surtout dans leur aspect critique, qui me paraît désormais acquis. Mais le communisme est bien plus que toutes [p. 136] ces choses réunies. Il est avant tout une conception totale de la destinée humaine. Et c’est à cette conception totale, à cette vie, que je ne puis participer même en imagination, d’une manière efficace, ou mieux : d’une manière consciente et volontaire. Certes, il m’est arrivé de « sentir communiste ». Cela nous arrive à tous, et plus souvent que nous ne le pensons. Mais de là à accepter, à prendre sur soi et assumer en toute conscience la conception communiste, il y a un abîme. Seul, un acte d’adhésion, une sorte d’acte de foi, pourrait me le faire franchir.
Il ne me reste donc qu’à énumérer les réactions que je crois être celles du chrétien en présence des thèses communistes. Il y a des adversaires que l’on ne peut honorer dignement qu’en se mettant « en garde » dès qu’ils apparaissent.
Tenons-nous-en strictement aux doctrines et aux inspirations fondamentales. Non pas que, sur ce terrain, les graves objections de méthode que je faisais tout à l’heure ne soient plus valables. Là encore, le choix précède. Mais du moins la lutte est circonscrite, les positions sont nettes, connues de tous.
Il y a même un fait très frappant : c’est qu’il est étrangement facile d’opposer terme à terme les expressions chrétiennes et les expressions communistes, tant sur le plan éthique que sur le plan métaphysique.
[p. 137] 1° Le christianisme est d’abord risque et folie. Le Christ dit à deux pécheurs, qu’il surprend à leur travail : « Suivez-moi. » Ils laissent là leurs filets, et sans un mot s’en vont, dans une aventure qui ne ressemble à rien de connu, qui est la folie même. À ce risque matériel qui se retrouve à tous les moments de la vie chrétienne, le marxiste oppose son idéal d’assurance matérielle. Il dit à l’ouvrier : « Viens avec nous, nous t’assurerons le travail, la nourriture et le logis. » Le capitaliste aussi disait cela, et bien d’autres choses auxquelles on ne croyait d’ailleurs pas. Le mérite du communiste est de réduire crûment l’idéal qu’il propose à ce but le plus prochain. Pour plus tard et par-dessus le marché, il promet la libération individuelle. C’est exactement le contraire du commandement et de la promesse biblique : « Croyez premièrement au Royaume, et tout le reste vous sera donné par-dessus. »
2° Le « Suis-moi » du Christ affirme que le début, c’est l’obéissance à Dieu, mais que c’est aussi le vrai but. La fin est déjà présente dans l’origine. Les moyens, les modes de vie que cela entraîne, Jésus ne les dit pas, il n’en parle pas : ils n’ont pas d’importance en eux-mêmes. Ils resteront toujours purement symboliques de l’obéissance à Dieu, immédiats à l’origine et à la fin.
Le marxiste, au contraire, revendique d’abord [p. 138]les moyens. Il leur confère une sorte d’autonomie. Et le but final : la libération de l’individu, reste toujours hétérogène à ces moyens, qui sont, en l’espèce, l’organisation matérielle collective. D’autres vous montreront l’erreur de cette méthode, et qu’en réalité, si la libération n’est pas déjà présente dans l’acte initial, elle ne sera nullement rendue possible par les moyens mis en œuvre44. Je veux simplement ici mettre en lumière l’opposition nette et brutale des deux voies.
Il en résulte d’autres oppositions. Prenons, par exemple, ces trois notions : le travail, le service, l’amour du prochain.
Le travail est pour le chrétien un pur exercice. Il n’a pas de valeur en soi. Il n’est pas une vertu, comme voulurent nous le faire croire Benjamin Franklin et les capitalistes. Il est purement symbolique du péché d’abord, de l’obéissance à Dieu ensuite. L’épitaphe laïque qu’on voit dans certains cimetières : Le travail fut sa vie, est purement païenne. Or, c’est l’épitaphe idéale pour le brigadier de choc. Staline a fait du travail une vertu absolue, qui a sa fin en elle-même, et qui mesure la dignité de l’homme.
On me dira que j’exagère, que le travail du brigadier de choc est d’abord un service rendu à la collectivité. Mais cela ne fait qu’aggraver l’opposition. [p. 139] En consacrant sa vie au service du plan quinquennal, le brigadier de choc travaille pour des avantages humains, pour assurer un bien-être général matériel d’abord. Ce « service » est donc purement intéressé, en définitive. Il n’est qu’une extension intelligente de l’intérêt personnel. Il est donc le contraire du service chrétien, lequel est d’abord sacrifice au bien de l’autre en tant qu’autre, sacrifice qui ne peut avoir aucune raison humaine, qui ne peut être qu’obéissance ; qui reste donc symbolique d’une réalité non humaine. Je m’étonne toujours de voir des chrétiens s’extasier devant « le magnifique élan qui soulève la jeunesse russe et la porte au-delà d’elle-même », comme si cet élan manifestait une sorte de christianisme inconscient. C’est là une illusion de moraliste. Nos actes ne valent que dans la mesure où ils sont faits pour Dieu, c’est-à-dire par Dieu. Sinon il suffirait d’être pharisien. Inutile de s’étendre plus sur le troisième exemple, celui de l’amour du prochain. Il est évident pour un chrétien que cet amour est inconcevable et impossible, est une pure hypocrisie en dehors de Dieu. Le plus court chemin vers autrui passe par Dieu. Et il n’y en a pas d’autre. Il n’y a pas d’autre communion humaine. Il faut, hélas ! que les chrétiens l’aient bien oublié, pour qu’ils admirent avec nostalgie l’enthousiasme soulevé par la construction socialiste. Il faut aussi, d’autre part, qu’ils aient bien oublié [p. 140] et bien perdu la lucidité d’un La Rochefoucauld et de l’école des moralistes sceptiques français. Toutes les hypocrisies que ces moralistes ont décelées dans nos beaux sentiments, toute cette critique reste valable quand on se limite au plan humaniste, au plan psychologique. Qui est précisément le plan du marxisme.
Je laisserai de côté, dans ces notes, le fameux problème de la personne chrétienne en face du collectif marxiste. C’est l’opposition qu’on remarque le plus facilement, qu’on souligne le plus souvent. Mais c’est aussi celle qui entraîne le plus grand nombre de malentendus. En définitive et selon les écoles marxistes, il est très difficile de savoir si oui ou non le communisme veut la destruction des personnes. En tout cas il sera toujours possible à un marxiste de le nier, en se référant aux phrases finales du Manifeste communiste, à certaines lettres de Engels, etc. Les philosophes de Moscou sont loin d’être d’accord là-dessus. Nous y verrons plus clair si nous formulons maintenant la divergence plus profonde, l’ultime et cruciale contradiction des deux religions, celle qui concerne le sens total de la vie terrestre. Je dis bien le sens, la direction. Le sens de la vie chrétienne est vertical, le sens de la vie marxiste est horizontal. Le sens de la vie du chrétien c’est de sortir de la vie. C’est la mort à soi-même. Le sens de la vie marxiste, c’est de s’accrocher à sa vie indéfiniment. [p. 141] Mais les chrétiens le savent-ils encore ? Savent-ils encore que, pour entrer dans le Royaume de Dieu, il faut mourir ? Que toutes les promesses du Christ concernent la vie de celui qui d’abord est mort ? Que non seulement le Royaume ne sera jamais réalisé dans ce monde, mais encore qu’il consiste précisément dans l’acte de sortir de ce monde ? Cette dialectique inconcevable de la vie et de la mort, ce commandement que nous avons reçu d’être dans ce monde comme si nous n’y étions pas, cet état que Unamuno nomme l’agonie du christianisme, voilà en définitive ce que nie le marxisme.
Toutes les promesses du Christ concernent une vie qui est au-delà de la mort. Toutes ces promesses sont eschatologiques. Ce qui ne veut nullement dire : futures au sens temporel du terme. Car le Royaume est toujours proche. L’Éternité est toujours proche. Elle n’est pas seulement au terme des temps, elle est dans l’instant.
Les promesses du marxisme elles aussi ont pu être appelées eschatologiques. Mais dans un tout autre sens, dans le sens futur. La réalisation du paradis socialiste est promise aux foules dans mille ans, deux-mille ans. La réalisation des promesses du Christ est promise à ses disciples pour l’instant même où ils obéissent au « suivez-moi », meurent au monde, et Le suivent. Les unes sont historiques, les autres éternelles.
[p. 142]En somme, ce qui oppose irréductiblement, fondamentalement, christianisme et marxisme, c’est que le chrétien croit à l’éternité instantanée, tandis que le marxiste croit à une sempiternité historique, — ou mieux : évolutive.
Entre ces deux conceptions, il n’y a ni passage, ni compromis, ni points communs, ni rien. Il n’y a que la mort.
Tout ce que je viens de dire, je voudrais qu’on le prenne au sens le plus littéral. Je crois littéralement qu’il n’y a aucun point commun de doctrine entre un communiste sincère et un chrétien obéissant. Ils parleront toujours de choses radicalement différentes, même s’ils semblent parler des mêmes objets. Le grand service que le marxisme peut rendre aux chrétiens, est là. Il a fait apparaître aux yeux d’une chrétienté qui s’endormait dans l’illusion humaniste, que ce monde-ci n’a rien en lui-même qui puisse permettre d’accéder à l’autre monde.
Trop longtemps, les chrétiens ont cru pouvoir utiliser la morale de ce monde, qui est une morale d’intérêts humains, alors que le commandement du Christ est un commandement de sacrifice total, et de mort au monde. Maintenant, les jeux sont faits. L’abîme devient flagrant.
Il serait temps que nos bourgeois vaguement chrétiens s’en rendent compte clairement. Nous avons longtemps cru que le « point de vue mystique » [p. 143] pouvait servir à la vie dans le monde, même sans la foi. Nous avons cru que le christianisme était une règle de vie, valable en soi et propre à maintenir l’ordre, la prospérité et les rapports les plus confortables entre les humains. Voilà une erreur de belle taille, et que désormais le fait marxiste nous dispensera de commettre. Car c’est le marxisme qui est une règle de vie dans le monde, au sens où le christianisme est une règle de mort au monde. Et il est temps de voir que sans la foi, tout ce que disent les chrétiens à la suite du Christ « retombe à plat », comme l’écrivait récemment André Gide45. La religion n’a pas de sens humain : jamais les hommes n’arriveront à donner un sens réel aux paroles de l’Évangile. Dieu seul le peut.
La conclusion de tout cela est évidente. Si nous sommes conscients de toute l’exigence du christianisme, le marxisme ne peut plus nous apparaître comme un problème difficile, une tentation ou un appel à la compromission avec le monde. Il n’est plus que le défi que l’humanisme total adresse à notre christianisme. Il nous met en demeure de radicaliser ce christianisme.
Je crois que toute autre solution, et en particulier, tout compromis partiel avec le marxisme, n’aboutirait, pratiquement, qu’à faire du chrétien un mauvais marxiste, sans cesse soupçonné de [p. 144] « sabotage idéaliste » par les camarades du parti, — ou un de ces chrétiens incertains, dont justement l’incertitude a provoqué l’inévitable et juste révolte de nos frères athées.
Il n’est de charité bien ordonnée que celle qui commence par rendre à Dieu ce qui est à Dieu. Sinon, César lui-même pâtira.