3.
Groupements personnalistes
Le drame de la France politique, c’est la carence du socialisme véritable. L’esprit parlementaire a détourné la tradition du socialisme français de ses buts proprement sociaux. Il a fait de la « gauche » un parti négatif, anticlérical d’abord. Il a créé dans le pays une coupure qui ne correspond nullement à celle qu’opérerait une vision réaliste des choses. Blancs et rouges s’opposent aujourd’hui exactement de la même manière qu’ils s’opposaient en 1848. Mais le monde a changé depuis.
Le socialisme français porte deux tares qui l’empêcheront toujours d’agir et de créer : la mystique parlementaire et le marxisme — l’une trop française, au mauvais sens du terme, l’autre trop étrangère au génie du pays. Ceci explique dans une large mesure l’impuissance du parti de gauche à penser le monde moderne et la situation concrète de la France en termes révolutionnaires et politiquement créateurs.
Devant cette impuissance, que va faire la jeunesse ? Elle voit bien qu’il faudrait agir. Elle voit aussi qu’il faut d’abord penser. Elle se cherche une tradition, plutôt que des modèles d’importation récente. Il ne faut pas oublier [p. 233] que la France est le pays qui a vu le plus grand nombre de révolutions depuis cent-cinquante ans. C’est peut-être qu’elles y étaient plus nécessaires qu’ailleurs, du fait de l’échec de la Réforme. Il n’en reste pas moins que, toute bourgeoise qu’elle soit et qu’elle apparaisse aux yeux du monde entier, la France possède une tradition révolutionnaire unique en Europe, tradition qui a ses ancêtres et ses idéologues, ses annales et ses descendants bien vivants et bien décidés à racheter leur petit nombre par leur combativité.
Si la démocratie bourgeoise, militaire, cléricalement anticléricale, parlementaire et « progressiste », ne parvient pas à tuer le proudhonien qui se cache en tout Français sain, c’est sur cet élément que l’on peut fonder raisonnablement l’espoir d’une rénovation sociale et même culturelle de ce pays. C’est Proudhon, et non point Marx, qui sera le prophète d’une révolution réellement française et humaine. Proudhon qui s’opposait à Marx au nom des droits de la personne. Proudhon qui dénonçait, dans le matérialisme historique, la croyance optimiste et inhumaine en une synthèse, en un « troisième terme » dialectique, — tout comme Kierkegaard critiquait chez Hegel cette mécanique de l’histoire qui supprime l’individu, le conflit tragique et la responsabilité spirituelle.
C’est dans cette tradition proudhonienne, et non marxiste, seule vivante encore que peu visible dans la France d’aujourd’hui, que se placent les « groupes personnalistes ».
Anticapitalistes déclarés, sans pourtant adopter la collectivisation abstraite préconisée par les soviets ; antinationalistes et cependant patriotes ; fédéralistes dans le plan politique européen, et personnalistes dans le plan moral, ils occupent une position originale et bien nette, particulièrement propre à leur rallier une jeunesse en révolte contre la bourgeoisie, mais dégoûtée par avance [p. 234] du marxisme, en tant que réalisation extrême des idéaux bourgeois, et du fascisme, en tant que fixation brutale du capitalisme en crise.
L’originalité de ces groupes réside d’abord dans leur refus absolu de poser les questions par rapport à une droite et à une gauche également condamnées. Par ce seul refus, ils opèrent déjà ce que le vocabulaire de L’Ordre nouveau nomme un « changement de plan », — c’est-à-dire un acte révolutionnaire. Ils se dressent ainsi contre le préjugé le plus nocif de la mentalité politique française. C’est un volume entier qu’il faudrait consacrer à la critique des méfaits de ce préjugé, si profondément enraciné dans le sentiment du Français moyen, si stérile, si stérilisant, si peu réaliste, si vainement irritant, et qui fausse dès l’origine toute discussion honnête sur les réformes nécessaires. Les doctrines économiques et sociales développées par Esprit et surtout par L’Ordre nouveau auraient conquis déjà d’innombrables adhésions, si seulement elles s’étaient données pour des doctrines de droite ou de gauche.
Mais c’est précisément ce genre d’adhésion sentimentale que les deux groupes refusent avec rigueur. D’où les malentendus, parfois bien réjouissants, qu’ils ont provoqués de tous côtés. « Petits penseurs qui travaillent pour le fascisme », s’écrient les communistes à propos de L’Ordre nouveau, cependant que la Critica fascista déclare à propos du même groupe : « Nous préférons encore les marxistes ! » Esprit, de même, se voit qualifié de fasciste par les gauches, et de bolchévique par les droites. Preuve qu’il y a dans ces deux groupes de jeunes quelque chose de vraiment nouveau, quelque chose d’irréductible aux vieilles distinctions familières, concrétisées par la seule disposition des députés dans les travées du Palais-Bourbon.
Le Cahier de revendications que publiait en 1932, [p. 235] la Nouvelle Revue française, manifesta pour la première fois l’existence de cette « troisième force », non marxiste et anticapitaliste, qui depuis lors s’est précisée et développée. Les deux groupes de tête du mouvement restent à ce jour Esprit et L’Ordre nouveau.
Cherchons à voir d’abord ce qui les unit en principe :
1° Quelques refus massifs, refus du capitalisme créateur d’injustice sociale, de guerres, de chômage, d’immoralité publique et d’un mercantilisme général qui se manifeste jusque dans le domaine de la pensée ; refus du nationalisme mystique, considéré comme une captation, au profit de l’État et de la finance, du sentiment patriotique originel ; refus de la culture bourgeoise et de la distinction commode qu’elle suppose et implique entre la pensée et l’action ;
2° Quelques affirmations doctrinales : affirmation des droits de la personne humaine, toujours supérieurs à ceux de l’État, qui doit normalement leur être subordonné ; affirmation de la primauté nécessaire du spirituel (qu’ils définissent d’ailleurs assez diversement) ; affirmation de la nécessité de reprendre à la base l’ensemble de l’organisation économique, et de ne pas se contenter de réformes partielles ; affirmation enfin d’un nouvel esprit communautaire, fondé non pas sur une mystique de race, de classe ou de parti, mais sur un sens concret des responsabilités personnelles.
Ces refus et ces affirmations définissent l’attitude spirituelle des jeunes groupes. Ils indiquent assez la nouveauté de leur point de départ. Alors que les partis aux prises dans la presse évitent avec ensemble de poser les questions fondamentales, et se cantonnent dans des luttes périmées et de polémiques malhonnêtes, Esprit et L’Ordre nouveau affirment la nécessité de s’attaquer au problème de l’homme même dans la civilisation mécanique. Ainsi, pour être moins bruyant et moins démagogique, le combat [p. 236] qu’ils mènent est beaucoup plus radical au sens étymologique du terme : c’est aux racines du mal qu’ils s’attaquent. D’où leur force d’entraînement lente et profonde, dont les effets se manifesteront de plus en plus visiblement à mesure que le développement de la crise confirmera leurs prévisions.
Mais il ne suffit pas qu’un point de départ soit juste. Il faut encore partir, — sinon le point de départ se transforme en un simple point de vue, pour le plaisir stérile des clercs bourgeois. C’est ici la question de la tactique qui se pose, en même temps que celle des institutions à construire. Et c’est ici que nos deux groupes divergent.
Qu’est-ce que L’Ordre nouveau ? Un comité d’écrivains et de techniciens. Autour de lui prolifèrent des cellules75, autant de germes semés dans la diversité des régions et des métiers : germes de corporations destinées à faire éclater, par leur développement normal, les cadres de l’ordre ancien. Une doctrine rigoureuse, qui s’exprime directement dans une tactique souple, dont la mise en œuvre institue dès maintenant l’ordre nouveau. Le groupe compte éviter, de la sorte autant que possible, l’écueil des révolutions russe et allemande, la fameuse « période de transition » nécessairement dictatoriale et étatiste, dont l’équipement actuel de la France doit permettre l’économie.
Le travail critique de L’Ordre nouveau, tel qu’on peut le suivre dans la revue qui paraît sous ce titre depuis le mois de mai 1933, est essentiellement orienté vers la création. C’est en vain que l’on chercherait dans ces minces cahiers les pittoresques invectives ou les abyssales [p. 237] logomachies dialectiques qui font le charme des revues communistes. Rien dans ces textes pour flatter les littérateurs. Rien non plus pour flatter la jeunesse, mais la jeunesse qu’ils ont atteinte n’est pas celle qui voulait être flattée. Et ce n’est pas l’exaspération du ton qui mesure l’efficacité d’une prise de conscience révolutionnaire. Lieu commun pour cette génération : la violence véritable est celle des constructeurs76.
Le premier manifeste publié par L’Ordre nouveau, en 1932, comportait trois revendications capitales : personnalisme, communisme antiproductiviste, régionalisme, traduisant cette formule de base : Spirituel d’abord, Économique ensuite, Politique à leur service.
Il est facile d’indiquer rapidement le principe de cohésion de ces trois ordres. Dans l’ordre philosophique, L’Ordre nouveau suspend toutes ses définitions à l’acte constituant la personne (l’individu engagé dans un conflit concret). Sur cette notion de l’homme actif et créateur, se fondent une analyse du pouvoir et des valeurs, et une critique du travail. Cette critique se développe en une doctrine économique, dont on trouvera la première synthèse dans l’ouvrage important d’Aron et Dandieu : La Révolution nécessaire77. Sa revendication essentielle est l’abolition de la condition prolétarienne par le moyen du service civil de travail. L’analyse du pouvoir aboutit d’autre part à une conception de l’organisation politique radicalement antiétatiste, fédéraliste, ou mieux communaliste.
[p. 238] L’assimilation de la personne à un acte78, tel est donc le fait spirituel, le fait humain par excellence auquel l’ordre nouveau rattache d’une façon immédiate toutes ses institutions. Telle est la « primauté du spirituel » qu’il ne cesse d’invoquer au risque, il faut le dire, de créer provisoirement, dans certains cerveaux, les plus graves malentendus. (On a cru, ou feint de croire, qu’il ne s’agissait là que d’un « spiritualisme ». De même, on a trop souvent confondu, et jusque chez les communistes, matérialisme et matérialisme dialectique.)
L’influence des idées « ordre nouveau » est beaucoup plus considérable qu’on ne le croirait à lire la presse politicienne. Plusieurs des mots d’ordre que la jeunesse française fait siens depuis un an ont été lancés par l’ON qui a eu l’adresse de ne pas en faire une sorte de propriété privée. Parmi eux, je citerai le « ni droite ni gauche » repris depuis peu par les ligues d’anciens combattants (dont l’action sera peut-être décisive l’année prochaine) ; l’idée de la « mission personnaliste de la France », qu’à notre suite, beaucoup opposent à la mystique des masses russe ou allemande ; enfin l’idée du service civil de travail, qui pourrait, qui devrait devenir le cheval de bataille des mouvements de gauche.
L’organisation du service civil est l’objet des études patientes d’un groupe d’ingénieurs qui sont en train de la chiffrer et de la traduire en lois. Son but, je l’ai dit, n’est rien de moins que la suppression de la condition prolétarienne. Ses moyens ? Créer un service de travail analogue au service militaire, et destiné à assurer toute la production mécanisée, c’est-à-dire la part de labeur qui revient dans l’ordre actuel aux manœuvres, aux ouvriers [p. 239] non spécialisés, aux « nomades ». Du coup, le chômage se trouverait aboli, et la production dégagée des lois fatales de la concurrence libérale et de la concentration capitaliste : le service civil de travail dépendrait, en effet, d’un office central qui aurait pour tâche d’ajuster exactement la production à la consommation. Le rôle de l’État se confondrait à peu de choses près avec celui de cet office. Tout le reste de la production « qualifiée » serait libre, et placé sous la responsabilité de corporations régionales. Ainsi l’État se trouverait-il réduit à sa plus simple expression : un bureau de statistiques et de répartition ; les tâches politiques étant confiées à la fédération des « petites patries régionales ».
« Primauté du spirituel », nous retrouvons cette affirmation dans la revue Esprit. S’agit-il là, encore, du spirituel comme acte ? Certes, Emmanuel Mounier, directeur de la revue, définissait dès son premier numéro une conception spiritualiste qui n’a rien de commun avec cela qu’ont voulu voir en elle les critiques de droite et de gauche, victimes de la confusion que j’ai dite. « Ce ne sont pas ceux qui disent Esprit ! Esprit !… » Mais tandis que L’Ordre nouveau évite l’emploi fort équivoque du mot Esprit, pour y substituer l’adjectif « spirituel » qualifiant l’acte personnel — et cette nuance est capitale —, il est incontestable que l’« esprit » d’Esprit est d’inspiration spécifiquement chrétienne. La revue a d’ailleurs franchement pris position dans un numéro spécial intitulé : Rupture entre l’ordre chrétien et le désordre établi. Esprit n’en reste pas moins le lieu de rencontre d’une centaine de jeunes écrivains « de toutes croyances et de toutes incroyances », comme disait Péguy — le lieu d’une enquête permanente et approfondie sur la condition humaine telle que la déterminent le capitalisme et l’esprit bourgeois, — le lieu enfin d’un ambitieux effort de reconstruction [p. 240] culturelle. Il faut citer ici les numéros volumineux consacrés à la question du Travail, ou à l’Argent misère du pauvre, misère du riche. Un tel titre n’évoque-t-il pas un souvenir fameux ? Cette revue jouera-t-elle un rôle comparable à celui des Cahiers de la quinzaine ? Elle a su se garder assez bien de la démagogie, des à peu près journalistiques, des attaques personnelles qui assurent d’ordinaire aux publications dites révolutionnaires un succès de lecture, aux dépens de toute adhésion durable. Des obscurités, des lourdeurs, un péguysme parfois complaisant, — on voudrait faire l’éloge de ces gaucheries, songeant aux habiletés stériles de la critique bien pensante…
Il faut citer enfin la Troisième Force, mouvement d’action né de la doctrine d’Esprit, mais qui n’a pas tardé à dévier vers le Front commun de M. Bergery.