XIII.
Triomphe de la Personne
(Aphorismes)
Doctrines et passions
Je parle, dans ce livre, de philosophie politique et de doctrines sociales ; cela paraîtra sans doute un comble d’ingénuité ou d’ironie — au choix — à toutes les personnes averties de l’état politique de l’Europe ; cela ne paraîtra pas même un comble, mais sera tenu pour un rien et moins encore par les politiciens « réalistes ». Voilà pour l’utilité immédiate de ce recueil.
Comment ! me disent les politiciens, comment ne voyez-vous pas que c’est perdre son temps que de raisonner sur des réalités irrationnelles ? Qu’est-ce qui conduit les peuples ? Les intérêts et les passions. La politique que vous définissez ne sert ni les uns ni les autres. Elle prétend agir à l’encontre de toute notre expérience électorale. — C’est bien [p. 186]cela. — Mais alors vous n’êtes rien ! Des artistes, des philosophes, des esthètes ! Des philanthropes ! — Je suis d’accord, sauf pour esthètes. Je vois comme vous, d’autre part, que les peuples n’entendent rien à leurs intérêts véritables, et que les tyrannies les plus absurdes ont seules la vertu d’exciter l’enthousiasme. Mais vous êtes moins réalistes que vous ne croyez. Il y a par exemple une chose qui vous échappe : c’est que vos « réalismes » n’ont pas plus d’effet, pratiquement, que nos « utopies ». Ou sinon je devrais vous rendre responsables de la crise actuelle ? Mais tranquillisez-vous, je n’y songe pas. La crise a des raisons que votre gros bon sens pratique ne connaît pas, et que le peuple ignore davantage s’il se peut. Le monde actuel est né d’une révolution. Cette révolution n’a pas été sans théories. Vous savez bien utiliser dans vos discours Machiavel ou Rousseau, Robespierre ou Proudhon, Marx, Sorel ou Maurras, voire Guesde et Jaurès. Leurs doctrines sont passées dans les mœurs, c’est pourquoi vous pensez qu’elles n’étaient pas « philosophiques » au même titre que les nôtres. Nous revenons à ces doctrines pour les combattre ou pour les rénover. Ce que des hommes ont fait, d’autres hommes peuvent le défaire ou le refaire. Mais votre « réalisme » voudrait simplement que l’homme s’arrête de penser, et crie avec les loups. Le « réalisme » ainsi conçu et certaine naïveté primaire [p. 187] n’auraient-ils pas quelque chose en commun ? Vous voulez seulement « réussir », mais vous ne voulez pas qu’on vous demande « à quoi ». C’est peut-être pourquoi vous ratez ?
Faire quelque chose, pratiquement !
Quand on se meut dans l’ordre des vérités qui ne dépendent pas du rendement électoral, et qui sont justement les plus concrètes, les modernes, qu’il faut plaindre, disent et croient presque qu’on est inefficace. Ils ne veulent pas qu’on parle de ce qui vit, de ce qu’ils vivent. (C’est trop pauvre, peut-être, à leurs yeux.) Mais qu’on parle de ce dont ils parlent : en termes d’affiches électorales, d’éditoriaux de l’Ami du Peuple, de « justifications » aux congrès radicaux : voilà qui est pratique, c’est-à-dire électoral. « Vous critiquez, c’est bien facile et jeune. Qu’avez-vous à mettre à la place ? — Ceci, et cela, pour telles raisons déduites de la nature des choses et du destin de l’homme. — Utopie ! Utopie ! Voyez-vous, je préfère encore Léon Blum, parce que lui, tout au moins, il fait quelque chose. — Que fait-il ? — Il est dans l’action politique, dans la lutte… — Dans la lutte électorale ? — Dans la réalité pratique ! — Dans la réalité électorale ? — Ah ! Vous n’êtes que des intellectuels ! »
[p. 188]Cela signifie : vous cherchez la vérité politique, et nous, nous voulons des discours, du « pratique », c’est-à-dire quelque chose d’électoral.
Être « objectif »
Dans nos plans, nous parlons des choses, de leur nature et de leurs lois, de leur production, répartition et usage humain, et nous en parlons objectivement, mais non sans parti pris. Et voilà qui paraît à beaucoup un paradoxe bien irritant. Le parti pris que nous affirmons est bien connu : il n’en est pas de plus simpliste. Nous ramenons tout à l’homme et à ses intérêts humains. Quel homme ? Le meilleur ? Non, l’homme qui agit autrement qu’une bête brute, et qui pourtant ne se croit pas un ange. Quels intérêts ? Les plus « élevés » ? Non point, mais les plus dignes d’être revendiqués par l’homme responsable de son activité : ce sont les intérêts de son métier, de son ménage, de sa terre ; enfin ceux de son œuvre. Nous parlons humainement des choses les plus pratiques…
Mais eux, ils veulent de la mystique, des discours et des revendications « excitantes ». Toute la politique qu’on leur sert, de Doumergue à Cachin, est romantisme. C’est parce que nous sommes objectifs qu’ils se méfient ; c’est parce qu’ils [p. 189] se méfient qu’ils nous traitent d’utopistes et de gens peu pratiques. Ils répètent au hasard les vocables que l’école primaire leur a mis dans la tête. — Problème d’éducation civique.
Incertitude essentielle de toute considération politique
Les fins qu’on veut atteindre par l’action politique peuvent être clairement définies, mais elles restent diverses et incommensurables entre elles : ici matérielles, là culturelles ; ici sentimentales, là techniques ; ici raisonnables, là intéressées. Bien plus, chez un même homme, ou dans un même parti, on trouve des revendications contradictoires : le réactionnaire allègue la défense des intérêts d’une civilisation, ce qui peut apparaître « spirituel », mais il se trouve qu’à ses yeux les intérêts de la civilisation se confondent avec ceux de la classe possédante, qui sont franchement matériels. Le communiste affirme : économique d’abord ! mais c’est, dit-il, pour préparer une renaissance spirituelle, dont le présent état social ne permet pas de prévoir la nature. Et je ne donne ici que deux exemples extrêmes, c’est-à-dire simplifiés à l’extrême. Une seule chose paraît claire : il y a des gens qui ont de quoi vivre, et d’autres qui n’ont pas de quoi. Mais cette distinction « matérielle » [p. 190] ne se confond nullement avec la distinction politique droite-gauche. Chacun sait qu’il ne suffit pas d’être ruiné pour devenir marxiste, et qu’on peut posséder une auto et ne pas voter pour Tardieu. Il faut donc bien admettre que les facteurs « matériels » sont singulièrement troublés par des facteurs « spirituels », et même que tout le trouble vient de là. L’économie purement matérialiste serait simple, mais elle n’existe pas, à cause de l’« esprit ».
C’est donc par les facteurs spirituels qu’il nous faut commencer la mise en ordre du monde moderne. Importance d’une définition de la personne. Toute la tactique de notre révolution en dépend.
Humilité du spirituel
Les revues bien-pensantes ont trop vanté la primauté du spirituel pour qu’il s’agisse encore, pour elles, d’un spirituel vraiment vivant. Le spirituel dont je me réclame a sa réalité dans l’ordre évangélique. Que dit donc l’Évangile ? « Les premiers seront les derniers », c’est-à-dire : ce que l’homme place au premier rang d’un « ordre » humain et rien qu’humain sera au dernier rang de l’ordre spirituel, que Dieu ordonne. Et encore : le plus grand est celui qui s’abaisse à servir les plus humbles dans leur abaissement. C’est cela qu’on perd [p. 191] de vue lorsqu’on réclame pour le spirituel une primauté de droit plutôt que de service. On voudrait que le spirituel soit honoré comme souverain d’une hiérarchie intangible, et l’on oublie qu’un souverain, fût-il de droit divin — et peut-être surtout dans ce cas —, ne saurait fonder son pouvoir que sur l’exercice fidèle de sa charge. Or, l’exercice du pouvoir spirituel nous est prescrit, par l’Évangile, comme un service dans l’abaissement.
La primauté du spirituel n’est donc active et justifiée que pour autant que la personne se met au service du prochain. Elle n’est pas une « valeur », mais un acte. Et cet acte n’a lieu que dans l’humilité. Voilà ce qu’il faut savoir, avant de revendiquer la primauté du spirituel.
« Calligraphie politique »
Les fascistes, lorsqu’ils critiquent les plans sociaux des groupes personnalistes, ont coutume de les ranger sous une rubrique dont le titre me plaît : Calligrafia politica.
C’est très bien de se moquer des calligraphes. Mais ce sont eux qui nous apprennent à écrire, qui nous donnent les modèles, qui prévoient les déformations nécessaires de l’écriture courante.
Il y a des gens qui estiment que la « pratique » étant très infidèle aux théories, on aurait pu tout [p. 192] aussi bien se passer des théoriciens… « Nous avons les locomotives, à quoi sert Stephenson ? » « Nous avons l’URSS, à quoi sert Marx ? »…
Le peuple souverain
On devrait dire : le peuple tyran. Jamais souverain ne fut à ce degré jaloux de son aveuglement, impatient à l’égard de qui veut l’éclairer, cruel et méprisant pour les sages et les faibles. Qui donc oserait le blâmer publiquement ? Qui donc oserait encourir la disgrâce de l’Opinion, comme Fénelon avait encouru celle du Roi ? Qui donc oserait, comme cet évêque, s’adressant à Louis XIV, c’est-à-dire à l’État personnifié, lui déclarer sans artifices de langage : « Voilà, Sire, l’état où vous êtes ! »
Personne ne tente plus de délivrer le peuple souverain de ses flatteurs. Il se trouve au contraire des centaines de Marat pour lui dire qu’il a raison toujours ; des centaines de petits Robespierre pour lui dire qu’il est infaillible ; et pour gouverner à sa place, sans raison et sans loyauté, mais dans la tolérance qu’on accorde aux flatteurs.
Le plus beau de l’affaire, c’est qu’un homme qui voudrait témoigner par des actes de son amour réel, de sa pitié pour le peuple trompé, passerait [p. 193] infailliblement pour le plus grand « ennemi du peuple » — sur les affiches électorales.
La seule opposition sérieuse
La violence de leurs écrits s’accroît, l’aigreur des polémiques s’accroît, les revues littéraires deviennent des tribunes libres où s’expriment les tendances les plus radicalement opposées… Libéralisme pas mort.
J’habite loin de Paris, et les nouvelles du monde des lettres, qui me parviennent, me paraissent de jour en jour plus absurdes. Ils ont perdu la tête, me dis-je. Pourtant non, je n’apprends d’aucun d’entre eux qu’il ait commis la plus minime folie. Beaucoup « adhèrent » au communisme, aucun ne renonce à son argent. Beaucoup proclament la faillite de la culture bourgeoise, aucun ne renonce à y faire figure honorable. Aucun ne rompt, aucun ne risque, tous abondent en justifications éloquentes. Justification de leurs actes ? Non. Justifications de leurs intentions, de leurs revirements intérieurs, de leurs anxiétés intérieures, de leurs préférences individuelles, de leurs virtualités imaginées. Est-ce que peut-être ils ne croient pas plus que ça à ce qu’ils disent ? Je ne mets pas en cause leur sincérité, je ne parle que de ce qui est contrôlable. « Si c’était vrai, ça se verrait », dit le peuple.
[p. 194]N’oublions pas que l’intellectuel d’aujourd’hui est avant tout un incroyant. Il n’y a donc pas lieu de s’agiter. Je me méfie toujours des théories d’action que proposent les incroyants. Benda est plus honnête, dans sa théorie de l’inaction. Tous les autres calculent, jusque dans leur désir de scandaliser le bourgeois.
Il n’y a qu’une façon réelle de mettre les pieds dans le plat : c’est de croire. Il n’y a qu’une façon réelle de croire : c’est d’agir. Mais duquel de nos coryphées du marxisme apprenons-nous qu’il conforme sa vie à ses récentes opinions ? Allons, ils ne sont pas sérieux. Un chrétien a le droit de faire cette observation simpliste, qui soulève généralement la méfiance unanime, et que l’on considère comme une tricherie. Et pourquoi le chrétien a-t-il ce droit ? Parce qu’il est plus actif que les autres ? Non, hélas ! Mais parce que, en tant que chrétien, il accepte qu’on lui retourne le reproche. Il accepte, en vertu même de sa foi, qu’on le condamne ; alors que tous les autres veulent se justifier.
En vérité, riches et pauvres s’entendent fort bien sur deux points fondamentaux : ils croient à l’argent et haïssent celui qui croit en Dieu. Voilà la seule opposition réelle, la seule qu’il y ait lieu de prendre au sérieux.
Autocritique
Qu’y a-t-il donc sous cette révolte qui élève en moi son cri contre les choses qui viennent à grands pas assurés, et qui sortent, dit-on, « fatalement » de nos ombres ? Je vois naître dans un lent cauchemar la Bête de l’Apocalypse, le dieu glacé État qu’ils édifient pour le Grand Soir. Et cet éclat rougeâtre, hurlant, du crépuscule qui se prépare, c’est l’Inauguration de la Statue du dieu au seuil de la nuit sans histoire où tous les hommes en rangs serrés sans fin marcheront sans repos, sans fatigue, dans l’innombrable rumeur mécanique.
Je veux rester un homme ! Mais ne le suis-je pas par cette seule volonté de l’être ? Il faut croire que non, et que je suis encore mal assuré dans la vérité que je sais.
Je voudrais un aveu plus profond.
Qu’est-ce qu’un homme ? J’ai dit : un risque personnel64. Le règne qu’ils préparent ne va-t-il point porter à notre audace un défi presque inespéré ? N’est-ce point là notre plus belle chance de grandeur ? Ils nous tueront ! L’Idole est absolue. Et ce n’est pas cette mort-là qu’il nous faut craindre, mais bien plutôt que les autres ne meurent bassement de n’en pas mourir. Mais d’où vient encore la révolte ?
[p. 196] Sinon d’une peur de moi-même ? C’est qu’il m’arrive encore de me voir entraîné ce soir-là dans leurs rangs, serrant les coudes, entraîné par l’ivresse de la fraternité indifférente et lâche.
Presque tous les hommes ont été tentés une fois au moins par presque tout ce qui peut tenter un homme. Et peut-être que tous les jeunes gens de ce temps sont tentés à la fois par le marxisme, le fascisme, et le libertinage bourgeois. Dans la révolte de la personne contre l’État, il n’y a pas seulement la vision d’un nouvel ordre et d’une franchise plus énergique, il y a aussi une défense contre certaines complaisances intimes. Je les condamne d’autant plus fort que je les comprends mieux, que je les comprends trop bien ! J’appelle au secours de ma foi cette Révolution qui me fortifiera contre moi-même. J’appelle ce témoignage irrévocable de ma force contre ma faiblesse.
Misère de l’homme, qu’il ait besoin de fomenter contre lui-même les coups de force de l’histoire !
Folies
J’ai parlé plusieurs fois de « folies » politiques. Ne l’ai-je pas fait avec plus d’indignation que de pitié ? Les hommes se traitent de fous par manière d’injure. Mais la folie demande plutôt des soins [p. 197] que des injures. Cruauté de la politique : non point que les gens qui la font soient très méchants ; mais ils manquent de sérieux humain.
(J’ai dit aussi qu’ils manquent d’humour.)
Anonymat
Ils ont un « front commun », mais ils n’ont plus de visages particuliers.
Deux mythes
Le Bonheur est un mythe. C’est un état vaguement pressenti de réussite permanente, un ensemble de facilités matérielles, une assurance contre tous risques. On n’en peut rien dire de précis, sauf à tomber dans la trivialité (heureux les ventres pleins, etc.), car chacun sait que l’état de bonheur est une chose trop fragile pour être définie et qui s’évanouit aussitôt qu’on l’atteint. Vraiment, notre époque vit sur des données fragiles, éthérées ! La carotte qu’on fixe devant le nez de l’âne a, sur le bonheur que poursuivent presque tous nos contemporains, l’avantage d’être comestible. Le mythe moderne du bonheur n’est qu’un reflet, et un reflet terrestre et trouble, de cette félicité promise à ceux qui auront gardé la foi. On a perdu la force de croire, mais on voudrait que la félicité subsiste. [p. 198]Bien plus, on la voudrait dès cette vie. Aussi bien n’en espère-t-on pas d’autre.
L’Évangile ne parle jamais du bonheur65. Il indique à chaque homme sa vocation terrestre. Or une vocation, c’est avant tout une entreprise qui ne laisse aucune place au tourment de la recherche du bonheur.
Quant à l’Égalité, chacun le sait, elle est surtout la revendication de ceux qui voudraient être un peu plus66 qu’ils ne sont, et qui s’en trouvent empêchés soit par la condition dans laquelle ils sont nés, soit par la nature même de leurs aptitudes. C’est à la fois le plus insaisissable et le plus généralement révéré de nos mythes : personne encore n’a su le définir et fixer son niveau concret. D’où sa vitalité et son pouvoir mystique.
On dit souvent (surtout les intellectuels de gauche) que le Français est « passionnément attaché à l’égalité ». C’est inexact, parce qu’il n’y a aucune espèce d’égalité en France, — en France [p. 199] moins que partout ailleurs. Il faudrait dire que le Français est passionnément attaché à la revendication de l’égalité, et d’autant plus passionnément que ses coutumes sociales sont plus tyranniquement hiérarchisées et honorées. Le Français est l’être le plus « social » du monde. On l’admet volontiers, mais il faut voir ce que cela signifie. Être social, dans le sens de sociable, c’est honorer les catégories et conventions sociales, les avantages, les commodités, les honneurs qui s’attachent au rang, au degré de fortune, à la charge, à la tradition, au nom, au métier. Tout cela est nécessaire, légitime jusqu’à un certain point. Tout cela est éminemment français. L’Allemand par exemple enviera toujours ce sens fin et naturel qu’a tout Français pour les allusions, les tournures de langage convenues, les « façons » discrètes qui mettent ou qui remettent chacun à son rang. Et le Français veut bien se vanter d’une telle finesse. Jusqu’au moment toutefois où il s’agit de confronter ses coutumes avec son idéal, car rien n’est plus contradictoire. Le Français moyen, né social, et décidé à le rester, a besoin d’affirmer hautement qu’il est égalitaire. C’est à peine paradoxal, c’est assez normalement humain. Où les choses deviennent plus graves, c’est lorsqu’on se met à légiférer pratiquement sur le fondement de cette égalité abstraite. Car toutes les lois que l’on édicte alors (égalité de droits) contredisent aux coutumes [p. 200] dont on vit (inégalité de fait). Et si, d’une part, elles satisfont aux exigences de la raison, ou à certaine idée d’une « dignité » de l’homme, d’autre part elles entravent le cours habituel de la vie. Elles créent une aigreur permanente, surtout sensible dans la petite bourgeoisie.
L’Évangile ne parle jamais d’égalité. Il dit simplement que les premiers seront les derniers, et les derniers les premiers — dans le Royaume de Dieu. Il adresse à chaque homme une vocation : là s’arrête son égalitarisme. Car il n’y a pas de comparaison possible, pas d’égalité humaine concevable entre deux vocations, une fois qu’elles sont reçues et qu’il s’agit de les réaliser.
Mais les hommes ont grand-peur de se « différencier » de cette façon. À cet égard, l’égalitarisme moral a misé sur la lâcheté humaine. C’est le contraire d’un idéal.
Perspectives (I)
Si l’Amérique se soviétise à son tour, si les fascismes soumettent de plus en plus la personne à la culture nationale, celle-ci à l’économie, et l’économie à l’État, et rejoignent ainsi le régime russe, si le monde entier d’ici vingt ans tombe sous la domination des compagnies d’assurances étatisées, notre chance « personnaliste » reste entière. Ou [p. 201] plutôt elle cesse d’être une chance pour devenir la seule chance humaine de l’humain.
La personne deviendra la revendication unique d’un monde par ailleurs comblé de biens qu’il ne saura goûter.
Le triomphe du personnalisme est aussi fatal que la continuation de la vie. Pas davantage. Qu’est-ce que la continuation de la vie ? C’est la renaissance permanente d’une élite, aux dépens de laquelle vivent les hommes, et dont tout le plaisir, tout l’honneur, toute la morale soient de faire vivre ceux-là mêmes qui lui refusent leur reconnaissance. (Mais si la vie s’arrête ? Si les hommes renoncent ? Si le confort moyen imposé par l’État détend tous les ressorts de la création personnelle ? S’il n’y a plus d’élite ? Il n’y aura plus personne pour s’en plaindre ; mais plus personne non plus pour rien connaître de la nature du litige humain. Nous mourrons de la mort des singes.)
Perspectives (II)
Avantage du personnalisme : il existe déjà chaque fois qu’un homme devient personnel. Si j’en crois au contraire les communistes orthodoxes, le mode de vie purement socialiste n’est pas encore imaginable. Il dépend d’un ensemble économique qui n’a jamais été réalisé. Car le plan quinquennal n’est qu’une première transition.
[p. 202] L’avènement du régime idéal demandera des siècles de travail, de sacrifices et de police.
Nous connaissons une jeunesse d’Europe qui n’a pas attendu pour vivre la permission du marxisme orthodoxe. Nous avons eu, depuis dix ans, comme une première vision d’un style de vie personnaliste.
Cette jeunesse est pauvre par goût de la force et du risque. Elle rit bien. Elle n’a pas ce sérieux engourdi des gens qui font une carrière ou qui s’apprêtent à faire figure. Elle ne respecte pas l’argent, elle l’utilise quand il y en a. Elle n’est pas excitée, révoltée, ni droguée, elle ne croit plus à la vertu des « évasions ». Elle sait voyager à pied, camper, nager, vivre en communauté, aller en prison, se taire, négliger les précautions d’usage, épouser par amour, faire scandale sans épiloguer, là où il faut, mépriser, admirer. D’une manière générale, elle admire plutôt les « caractères » que les députés ou les littérateurs. Elle a plus de dureté et plus de chaleur d’âme que la jeunesse bourgeoise d’après-guerre. Elle ne va plus à la recherche du bonheur, elle ne s’efforce plus au désespoir. Elle veut connaître ce qui est. Surtout, elle prend ses responsabilités, et c’est cela qui est le plus nouveau et qui prouve qu’elle est en train de se créer un nouveau style de vie. Prendre ses responsabilités, c’est renoncer à justifier ses actes par le recours aux traditions ou à la révolte : [p. 203] c’est, au sens fort et littéral, s’autoriser dans l’exercice d’une vocation incomparable.
Un trait peut-être résume tous les autres : cette jeunesse reste sobre devant la mort, à la mesure de sa violence devant la vie. Sobre et prodigue.
Grattez un peu le conformisme politique, en Allemagne, en Russie, en Italie, vous retrouverez ce visage, cette allure, ce sentiment de la vie immédiate que vous voyez grandir dans les nouvelles générations de France et d’Angleterre. Est-ce l’avènement d’un nouvel Ordre européen ?
Aventures ?
La révolution n’est pas une aventure. Elle est la réalisation d’une doctrine de l’homme véritable. La révolution n’est pas un mythe, mais une action vigoureusement conditionnée par des buts humains définis. Si ces buts pouvaient être atteints sans nulle émeute, sans nul emploi de la violence, la révolution serait pure, — si pure qu’elle en deviendrait invisible et qu’on pourrait n’en point parler. Mais les puissances mauvaises résistent, elles veulent durer, elles se défendent par la force, et ce sont elles qui provoquent les désordres et peignent en rouge la révolution.
La révolution est créatrice. Mais elle ne crée pas n’importe quoi, elle ne crée pas à l’aventure. [p. 204] Elle veut créer l’homme tel qu’il est. L’homme n’est égal à son humanité totale que là où il se montre créateur de lui-même. Non, ce n’est point un « homme nouveau » que la révolution fait sortir de nos ombres, c’est un homme délivré, dénudé. Délivré d’un régime qui le déshumanise, et dénudé de son hypocrisie bourgeoise.
Une révolution qui part à l’aventure aboutit toujours au fascisme. Prenez garde aux littérateurs ! Prenez garde à tous ceux qui vous appellent au risque pour le risque ! La conclusion fatale de leur désespoir s’appelle toujours l’État totalitaire.
Pessimisme actif
Quand on part pour une promenade de deux heures, on est fatigué au bout de la première heure.
Quand on part pour une course de dix-huit heures, on n’est fatigué que vers la cinquième heure. Vers la huitième heure, la fatigue s’étale, devient beaucoup moins sensible. De la huitième à la dixième heure, par exemple, elle est loin d’augmenter autant que de la première à la deuxième heure d’une promenade de deux heures.
Voilà qui est bien connu de tous les alpinistes et de tous ceux qui ont fait des voyages à pied. [p. 205] Cela ne peut pas être expliqué par les dispositions prises au départ, encore qu’elles jouent un certain rôle, mais non pas décisif. Le fait est que la course est un total indécomposable, et que l’effort le mesure d’avance et à chaque moment, comme tel, c’est-à-dire comme un tout. C’est donc la fin qui est décisive. (La distance du but.)
Supposez maintenant qu’on vous dise : partez pour une course qui n’aura pas de fin, puisque vous devrez marcher jusqu’à votre mort, sans nul espoir d’atteindre le but ! (Ce but étant caché dans la mort même.) L’incroyant — celui qui ne croit pas au but — refusera de partir, ou tentera de se suicider. Le croyant au contraire trouvera des forces infinies dans la foi qu’il aura au but — au but caché derrière sa mort. Il marchera « à mort », portant en lui à chaque moment la mesure d’un effort infini.