2.
Ridicule et impuissance du clerc qui s’engage

Le risque est la santé de la pensée, à condition toutefois qu’elle l’envisage sans illusions ni romantisme. [p. 11] L’enjeu d’une partie aussi mal engagée que celle que doit jouer notre génération, n’est pas de ceux dont on puisse parler avec une légèreté de bon aloi. Je ne m’excuse pas du sérieux peut-être pesant des considérations qui suivent.

Dire que notre époque a renversé toutes les valeurs, c’est trop peu dire. Elle les a, beaucoup plus simplement, supprimées. Nietzsche, déjà, ne scandalise plus, fait figure de Don Quichotte littérateur. Qu’un homme cherche à juger quelque folie contemporaine, choisie parmi les plus pratiquement meurtrières (le nationalisme par exemple), avec ce qu’on nommait naguère lucidité, il se voit simplement traité d’« intellectuel impénitent ». L’expression, dans un certain sens, est fort exacte. Nous vivons à l’époque de la plus juste pénitence des intellectuels. Ils ont si bien habitué le grand public à leur manière toute désintéressée de traiter les questions humaines, qu’on se trouve aujourd’hui justifié d’accueillir leurs « au loup ! » avec un scepticisme réaliste. L’intelligentsia citadine s’est mise tout entière à l’école de Montaigne : « Les autres forment l’homme, je le récite », répète-t-elle. C’est là sa bonne conscience ! Cependant qu’elle récite, « les autres » ne perdent pas leur temps. Ils ont su former l’homme et même le déformer de telle sorte que la pensée n’est plus pour lui qu’un jeu d’oisifs, — l’activité de ceux qui n’en ont point, de ceux [p. 12] qui vivent dans l’ignorance des nécessités pratiques de notre ère. Situation aussi néfaste pour les penseurs que pour les autres. La crise présente en témoigne avec une éloquence assez puissante.

D’une part, les « réalistes » de la petite et de la grande économie capitaliste se trouvent pris au dépourvu, au beau milieu de leurs calculs : ils avaient oublié l’humanité de l’homme, et tout échoue devant une révolte qui leur paraît irrationnelle. La ruine de leurs finances va-t-elle être le commencement de leur sagesse ? Il faudrait pour cela qu’on leur offre un programme, des moyens d’en sortir, une nouvelle direction d’activité. Vont-ils se tourner vers les sages, vers les clercs dont on pouvait croire que la mission était de penser leur époque ? Ils s’en garderont bien, pour les raisons qu’on vient de voir. Ils n’appellent pas une sagesse, mais un homme. Ils délèguent au chef inconnu le droit et le risque d’être homme, et se réservent le rôle d’assurés. Ils sont prêts pour les dictatures.

Et c’est ainsi que la séparation de la doctrine et de l’action proclamée par toute la pensée bourgeoise aboutit à la conception brutale d’une politique stalinienne ou fasciste, qui ne connaît plus d’autre autorité que la police, plus d’autre unité que l’État, et plus d’autres réalités que celles qui concernent la moitié inférieure de l’homme. [p. 13] (Pour le cœur et la tête, on verra plus tard, disent-ils4 ; en attendant, ils les veulent soumis.)

 

Dans de telles conjonctures, on comprendra sans peine qu’un intellectuel hésite à s’engager. En ce temps de partis, de faisceaux et de fronts, opposer des doctrines, ce n’est plus faire de la doctrine, mais bien, et quoi qu’on veuille, jouer le jeu commun. C’est condamner ou absoudre après coup des passions collectives sur quoi nulle doctrine ne peut mordre. Ou pis encore, c’est vouloir les combattre sur un plan aujourd’hui déserté par tous ceux qui prétendent « mener » les foules ou les événements. Les premières tentatives faites par les clercs pour « repenser l’époque » ne sont point trop encourageantes. Ne les voyons-nous pas, pour cette importante entreprise, faire appel à toute la rigueur d’un « esprit » par essence impondérable et volatil ? Dirait-on pas qu’ils s’imaginent exercer sur le cours des choses une espèce de magie phénoménale ? Enivrés d’hypothèses, ils se croient facilement démiurges, cependant qu’ils négligent l’engagement précis qui pourrait assurer le plus minime succès. Tel ce troupier qu’un capitaine rencontre saoul, comme d’habitude. « Si tu ne buvais pas tant, dit l’officier, tu pourrais passer caporal. » Sur quoi l’autre, superbe : « Mon capitaine, quand j’ai bu, je me [p. 14] crois général ! » Toutefois, s’il meurt soldat, ivre ou lucide, peu importe, ce ne sera pas dans son lit5. Certaines réalités se rappellent à nous avec un sérieux décisif, et qui coupe court aux dernières pirouettes.

Il y a un sentiment très juste dans le goût du pratique, des « solutions pratiques » qu’affirme, depuis la guerre, un autre groupe de clercs, fort désireux d’aller au peuple. On est frappé cependant de voir que ce goût du pratique n’aboutit, pratiquement, qu’à une espèce de négation de la pensée. Le peuple veut des programmes pratiques, mais se contente, en fait, du verbalisme électoral. Les intellectuels prétendent « entrer dans l’action », et cela se traduit par de généreux manifestes, des formules vagues, à peine sonores et toujours anti-quelque chose. Ni l’adhésion à un programme « résolument démocratique, laïque, progressiste, etc. », ni l’effort de signer quelques appels à l’Opinion publique6, n’engagent à rien, personnellement. Il se peut que cela tranquillise des consciences faiblement troublées ; il se peut que cela dispense de porter sérieusement nos angoisses ; [p. 15] il est certain que cela n’est pas pratique, ne sert à rien et détourne d’agir au moins autant que de penser.

Entre ces deux écueils, le ridicule et l’impuissance, existe-t-il encore un détroit navigable ? Existe-t-il pour l’intellectuel une possibilité de sortir de sa chambre ? Car il y dépérit, — et sa sécurité n’est plus, nous l’avons vu en maint autre pays, qu’une espèce de liberté sous conditions. Le clerc bourgeois, chez nous, se croit encore tranquille. On ne le laissera plus tranquille bien longtemps.