II
Conclusions
[p. 339] Deux années se sont écoulées depuis la fin de ce Journal. Je ne vois pas qu’elles aient rien apporté qui puisse motiver des retouches. Il est un point toutefois que certains événements se sont chargés de me rendre encore plus clair, et sur lequel je n’insisterai jamais assez : la nature religieuse de l’hitlérisme. Ce n’est plus une découverte, les journaux même en parlent aujourd’hui. Mais je crains qu’on n’en parle un peu vite, par image, par ouï-dire, ou par manière de dire. Il faut en parler sérieusement.
Il y a du bon et du mauvais dans ce régime, dites-vous ? À prendre les choses une à une, j’y trouve même plus de bon que de mauvais, si toutefois je parviens à me placer aux environs du point de vue d’un Allemand — et je ne dis pas d’un fanatique, pas même d’un nationaliste, non : d’un Allemand de bon sens et de bonne foi.
Mais justement, il ne s’agit plus de prendre les choses une à une, quand on juge un régime totalitaire. Il ne s’agit jamais que du principe unique au nom duquel s’opère la « totalisation ».
Ce principe peut s’appeler l’étatisme, à condition que l’on donne au mot son sens total. C’est autre chose que la dictature. C’est autre chose que la tendance bourgeoise à faire supporter par l’État les déficits des particuliers. L’étatisme, au sens fort du terme, c’est la prise au sérieux systématique, la réalisation systématique des rêveries plus ou moins naïves que nourrissent [p. 340] dans nos bons pays les « nationaux » et en même temps les « socialistes ».
Les nazis ont compris que le socialisme économique n’est que la moitié d’une doctrine : l’État ne sera maître de l’argent que s’il est maître des esprits. Ils ont tiré la grande leçon de la guerre ; pour réussir à concentrer l’économie, il faut l’appui d’une mystique, qui paralyse les éléments d’opposition. Tout « étatisme » (au sens atténué du xixe) est condamné de nos jours à se vouloir franchement totalitaire, sinon c’est l’échec assuré. Il lui faut la fameuse confiance, et une confiance disciplinée, à toute épreuve. Seule la mystique nationaliste la lui donnera. Ainsi le socialisme « nationalise » l’économie ; et le nationalisme « socialise » le sentiment patriotique. L’un n’est plus possible sans l’autre, dans l’état de nos sociétés. On peut n’aimer ni l’un ni l’autre, mais il serait un peu stupide de croire encore qu’on puisse choisir, qu’il soit intéressant de choisir entre les phénomènes tertiaires (fascisme, totalitarisme) et les phénomènes secondaires (nationalisme et socialisme) d’une maladie aussi vieille que, l’Europe, et qui est sa P. G. politique.
Ainsi l’État devient l’expression unique (plus encore que le synonyme) de la nation, de l’économie, de la culture, de la race, et de la société. Formule d’oppression maximum ? C’est entendu, c’est tellement entendu qu’il reste alors à se demander comment, tout de même, c’est possible ; comment des hommes, des millions d’hommes, peuvent aimer cela.
Je l’ai compris en entendant le Führer ; par ce frisson de l’horreur sacrée. Si l’on n’a pas senti cela, je crains qu’on ne comprenne jamais la raison simple des triomphes totalitaires.
Évidemment, il sera toujours possible d’invoquer les lois économiques, les forces relatives des partis et des classes avant 1933, les circonstances politiques de l’Europe, le traité de Versailles, la décomposition des gauches, le double jeu du grand capital soutenant Hitler contre les marxistes et papen contre Hitler : tout cela est bel et bon, et fournit de la copie aux marxistes et aux libéraux. À les lire, on conçoit très bien comment la mécanique a joué en fait, et que c’était fatal, et que c’est très dangereux. Reste à savoir pourquoi cela s’est réalisé. Car on ne nous parle jamais que du comment. Et les « explications » qu’on nous fournit se réduisent en définitive à une reconstruction plus ou moins cohérente des phénomènes apparents, c’est-à-dire [p. 341] à une description. Et dès lors qu’il s’agit de phénomènes aussi complexes, on n’a pas de mal à faire « coller » cette description avec telle doctrine qu’on voudra : il suffit de choisir ses exemples. Mais ce qu’on laisse toujours échapper, c’est le principe d’actualisation des phénomènes, ou si j’ose dire : c’est la grâce efficace. Les choses ont tourné de telle sorte ; et l’on explique au nom d’une doctrine, convenablement réadaptée, qu’elles ne pouvaient tourner que de cette sorte. Voilà pourquoi votre fille est muette. Les mêmes théoriciens, en 1932, vous démontraient, Le Capital en main, que la situation allemande conduisait droit au communisme. Ce qui m’effraye, c’est leur souplesse dans l’erreur. Il a fallu si peu changer pour « expliquer » à l’aide des mêmes schémas que le contraire se soit produit en fait… Dernière défense du capital, récitent sans se lasser les marxistes. Hystérie collective, disent les rationalistes. Tyrannie, disent les démocrates. Autant de mots vides ou de mensonges pour les fidèles du culte allemand. Il ne s’agit ici que de religion.
Ce n’est pas pour défendre le capitalisme que les mineurs de la Sarre ont voté leur rattachement au IIIe Reich. Ce n’est pas en parlant d’hystérie qu’on peut comprendre le phénomène fondamental de la reconstruction d’une communauté autour d’un sentiment « sacré ». Et ce n’est pas la soif d’une tyrannie, au sens politique et légal, qui a jeté l’Autriche dans les bras du Führer. Mais c’est l’attraction passionnée qu’exerce une religion naissante, si basse qu’elle soit, sur les masses décomposées par un siècle d’individualisme.
Dans une société où tous les liens originels sont dissous ; où les religions n’apparaissent plus au peuple et aux élites que sous l’aspect de survivances sociales ; où les classes nées du développement économique définissent abstraitement des masses inorganiques, dont les individus n’ont en commun que l’argent ou le défaut d’argent ; où les partis se multiplient et s’entredéchirent au hasard d’un jeu politique de surface ; où les élites parlent un langage que les masses sont en mesure d’entendre, mais non pas de comprendre (et c’est souvent heureux) ; où l’État devient le seul représentant du bien commun, mais ne se manifeste plus que par les feuilles d’impôt, l’armée et la police ; où tout principe d’union sociale et spirituelle, toute commune mesure a disparu, — dans une telle société il est fatal [p. 342] que se répande dans les masses et que s’installe au cœur de chaque individu une angoisse, — d’où naît un appel.
C’est à ce formidable appel des peuples vers un principe d’union, donc vers une religion, que les dictateurs ont su répondre. Tout le reste est littérature, bavardage de théoriciens, ou ce qui est pire, de « réalistes ».
J’ai reçu récemment d’Allemagne une lettre qui résume tout ceci. Elle est d’un jeune national-socialiste qui, ayant lu par hasard un de mes livres, entreprend de réfuter les critiques qui s’y trouvent formulées à l’endroit du régime hitlérien. Il explique tout d’abord que ce régime est né de la pauvreté et du malheur de son pays, — ce qui est très juste. Et il ajoute :
« Mais la pauvreté et le malheur ne peuvent expliquer que des phénomènes extérieurs. La raison profonde d’un mouvement comme le nôtre est irrationnelle. Nous voulions croire à quelque chose, nous voulions vivre pour quelque chose. Nous avons été reconnaissants à celui qui nous apportait cette possibilité de croire. Le christianisme, probablement par la faute de ses ministres, ne satisfaisait plus depuis bien longtemps au besoin de croire de la majorité du peuple. Nous voulons croire à la mission du peuple allemand. Nous voulons croire à l’immortalité du peuple (un arbre dont nous ne sommes que les feuilles qui tombent à chaque génération) et peut-être réussirons-nous à y croire. »
Ruine des croyances communes, carence du christianisme organisé, appel irrationnel à de nouvelles raisons de vivre, volonté angoissée de croire à la première qui se présente — fût-elle aussi invraisemblable que « l’immortalité » d’un peuple : on ne peut pas exprimer d’une manière plus précise et ramassée la nature proprement religieuse du phénomène totalitaire allemand.
Mesurons maintenant la naïveté des « réalistes » qui tiennent fréquemment ce propos : « Tout n’est pas mal de ce qui se fait là-bas. Il y a bien des choses à y prendre. » Certes, Hitler a rétabli l’ordre dans la rue. Il fait régner la paix sociale. Il y avait six millions de chômeurs en 1933, tandis qu’on manque de main-d’œuvre en 1938. La dignité de la nation est rétablie. L’autorité est restaurée. « Et nous voici sauvés du communisme. » C’est ainsi que beaucoup de braves gens croient trouver un terrain d’entente avec les dictatures qu’ils condamnent en principe. C’est ainsi qu’ils apportent leur petite contribution, [p. 343] toute bénévole, à l’effort de la propagande totalitaire dans nos pays. Ils le font sans malice, et au nom du bon sens. Ils me rappellent cette bonne vieille femme qui apportait pieusement son petit fagot au bûcher du supplice de Jean Huss : ce que voyant, le martyr prononça : O sancta simplicitas !
Oui, réellement, il faut une sainte simplicité pour croire encore qu’on puisse détacher telle ou telle mesure prise par le régime pour l’admirer isolément, ou pour essayer de l’imiter. C’est une belle ironie sur le libéralisme impénitent que cette manière libérale de « rendre justice » au totalitarisme. Comme si le mot totalitaire ne signifiait pas, justement, que tout se tient dans ce régime, et que rien ne peut en être détaché sous peine de perdre toute espèce de sens ! Croit-on que l’ordre social qu’on admire en Allemagne puisse être obtenu à bas prix, par des méthodes plus ou moins « habiles », ou « rationnelles » ou « politiques » ? Ne voit-on pas que cet ordre est simplement la suppression brutale et militaire de toute expression libre des antagonismes qui chez nous sont encore la réalité même du social ? Que la paix est obtenue par l’écrasement des faibles ? Que l’unanimité des ouvriers résulte de la mise au pas des syndicats ? Que tout cela n’est devenu possible que par le fait d’une complicité quasi universelle et inconsciente, fût-ce de la part des opposants ? Que cette complicité elle-même procède d’une angoisse religieuse plus puissante que toutes les « raisons », que tous les « intérêts » du monde ? Et qu’enfin ce qui importe au dictateur, ce n’est pas telle mesure en soi, mais au contraire le sens qu’elle prend par rapport au mouvement total, à la religion de la nation, et au contenu de cette religion, la volonté collective de puissance ?
Devant cette volonté religieuse, toutes les résistances ont cédé. L’internationale ouvrière s’est effondrée sans faire usage de ses armes. Le capital est en bonne voie d’étatisation sans douleur. Idéalisme et réalisme ont fait faillite. Le seul adversaire du régime demeure, en fait, l’Église chrétienne ; c’est-à-dire qu’à la religion de la nation et de la Race ne s’oppose plus que la foi proprement dite : contre-épreuve du diagnostic que l’on vient d’esquisser.
[p. 344]À Berlin, les milieux qui se disent bien informés prophétisent la chute du régime pour le mois suivant, — depuis cinq ans. Or, chaque mois apporte, régulièrement, une extension précise des pouvoirs du Führer, une consolidation de son prestige. On ne voit aucune raison pour qu’Hitler tombe. Mais on ne voit pas beaucoup de raisons de douter que son régime ne conduise à la guerre.
Non pas que les chefs et les troupes veuillent la guerre ! Les hommes ne sont pas si méchants, ni même si bêtes. Mais ce qu’il faut voir, c’est que la volonté des hommes n’a jamais pesé si peu que dans les régimes totalitaires. Ce n’est pas le chef qui commande, et ce ne sont pas les désirs conscients et avoués qui sont puissants. Ce qui est puissant, ce qui commande tout, c’est le mécanisme de la dictature totalitaire, c’est la structure du régime.
Or, la structure de l’État totalitaire — quelle que soit sa doctrine — c’est l’état de guerre. Tout ce que l’on fait là-bas se fait au nom de l’union sacrée, morale de guerre ; et toutes les mesures d’oppression sont « joyeusement acceptées » pour peu que l’union sacrée les légitime. Ils ont des canons, mais pas de beurre, dit-on en France d’un air malin. On oublie que le mot est de Goering lui-même. « Du beurre ou des canons », c’est un slogan de la propagande nazie, et qui déchaîne régulièrement l’enthousiasme des foules allemandes — pour les canons. Ces foules peuvent très bien être composées de pacifistes. Cela n’a aucune importance. Car ce qui compte, c’est la Nation, et non pas les individus. Or la Nation, pratiquement c’est l’État. Et cet État est né de la guerre ; il y prépare du simple fait que ses conditions d’existence sont celles d’une mobilisation ; il compte à chaque instant avec l’éventualité d’une guerre, et il y puise sa force de cohésion. Quelle que soit donc la volonté consciente et avouée du Führer et du peuple, il n’y a pas de raison de penser que l’aventure puisse bien finir.
Tout se ramène donc, pour nous, à un problème de force. Mais non pas de force pour « gagner » la guerre : car toute guerre engagée avec les États totalitaires est une guerre perdue, quelle que soit son issue, pour les nations démocratiques. D’une guerre totale, telle que nous l’imposerait l’Allemagne, ne peut sortir [p. 345] qu’un État totalitaire. Il s’agit donc d’empêcher cette guerre, de se montrer assez forts pour l’empêcher, et de condamner ainsi le régime adverse à une autodestruction de ses énergies belliqueuses.
Or, se montrer fort, ce n’est pas s’armer jusqu’aux dents. Réagir au péril totalitaire par des plans de « réarmement », c’est introduire chez nous le cheval de Troie. Car pour s’armer autant que l’adversaire, il faudrait imposer au pays une discipline équivalente à celle qui régit les Allemands. À supposer que l’on y réussisse, on se trouverait encore en arrière : de deux grands pays également surarmés, c’est celui qui dispose de la plus forte mystique qui doit fatalement triompher. Et en s’armant autant que l’État totalitaire, l’État démocratique perdrait ses meilleures forces morales : sa « mystique » de la liberté.
Il n’y a de solution pratique que dans un vaste effort moral des grandes et des petites démocraties pour résoudre à leur manière propre le problème religieux (plus que social), qu’ont résolu, vaille que vaille, les dictateurs.
Refaire une commune mesure vivante. Restaurer le sens civique décadent. Retrouver une foi qui ne soit pas cette volonté anxieuse de croire à la Nation…
Le seul problème pratique, sérieux, urgent et réellement fondamental, c’est celui que nous pose l’angoisse des individus isolés, et l’appel religieux qui naît de cette angoisse — même s’il est encore inconscient.
Toute la question est de savoir si nous saurons mettre à profit pour le résoudre le délai que nous accordent encore une situation matérielle supportable et quelques restes de traditions civiques.
Été 1938.