Voyage en Argentine
À bord de l’Argentina, 18 juillet 1941
C’était ce qu’il fallait ces musiques, ces orchidées au col des femmes entrevues, ces gerbes de fleurs dans les cabines où sautaient les bouchons de champagne, ces corridors étroits envahis par la foule, et les adieux sur l’avant-pont, seul coin désert, entre des paquets de cordage ; et ce départ enfin vers le silence, à minuit, dans la ténèbre chaude. Un vrai départ, déjà dépaysé.
Rien à regarder du pont, sinon dans les hauts draps de brume qui nous serrent, le reflet de nos propres lueurs. Je me suis enfermé dans ma cabine. Je constate que j’y puis écrire sans malaise. Mais je n’ai guère à écrire : je suis trop seul. Et je pense rester seul pendant les dix-sept jours que doit durer la traversée. Les fils qui me liaient aux autres et que les autres ont tirés à l’envi, ils ont cassé pendant que le bateau s’éloignait des mouchoirs et des visages. Le dernier fil, tes paupières l’ont coupé en s’abaissant sur des yeux bleus dont je cherchais encore l’adieu parmi la foule, refusés…
Un ronron sourd fait vibrer les parois et le plancher de la cabine. Le petit ventilateur pivotant sur son axe promène de gauche à droite, de droite à gauche, une lente caresse fraîche. Je suis seul, en vacance pure. Et pourquoi ne point accepter cette absurde béatitude qui naît parfois d’un malheur consommé ? Il y a dans tout échec humain une part inavouable de libération. Avouons-la, et couchons-nous.
21 juillet 1941, en mer
Nuit des tropiques. Tout à l’avant du pont, le vent merveilleusement chaud fait claquer les pans du peignoir sur mes jambes nues, m’embrasse tout entier, m’apaise. Je me sens absolument libre, détaché d’hier, prêt à l’accueil curieux, ferme et poli, de quelque avenir étranger. Au long souffle appuyé des nuits brûlantes, profond massage, les soucis de naguère se détendent, s’étalent — c’étaient des crispations de l’être. Ici, qui est nulle part en pleine mer, sous des étoiles déjà nouvelles, suis-je en train de changer de destin ?
23 juillet 1941, en mer
Je pensais rester seul et je connais tout le monde. Ping-pong avec ce bon ministre belge qui reçoit mes balles dans sa barbe, parties d’échecs avec ce baryton viennois de l’Opéra de New York, bains de soleil dans un parterre de jeunes déesses américaines, danse aux salons et farandoles sur les ponts, et tout le monde saute dans la piscine illuminée, vers une heure du matin, quand le bar ferme. Une irrésistible euphorie règne parmi notre communauté d’inconnus d’hier, plongés dans tous les charmes de la paix, incroyablement hors du siècle, et n’y cherchant aucune excuse.
À cette même heure où l’orchestre du pont joue la Samba pour des messieurs en smoking blanc et des femmes qui chaque soir montrent une nouvelle robe, — à cette même heure en France, et en Russie… Nous le savons tous. Que sert de comparer ? Quel sens ? Il y a des roses dans les ruines. Des enfants jouent à côté des prisons. L’un subit la torture et le voisin tout en grognant met ses pantoufles. Tel est pris et l’autre laissé. Et le soleil qui se couche ici, au même instant se lève ailleurs. C’est le même soleil. Je pense que si j’étais en prison cette nuit, je n’aurais aucun reproche pour ceux qui dansent. Et ce n’est point que j’aie pris mon parti de l’insanité de la vie, mais la ressasser n’arrange rien. D’ailleurs, elle me paraît moins outrageante dans le contraste que je viens de noter que dans la niaise indignation qu’il exciterait probablement chez ceux qui ne sont [p. 479] ni prisonniers ni libres. Le Dandy et le Martyr se comprennent mieux l’un l’autre, qu’ils ne seront jamais compris par les moyens, ceux qui ne risquent rien et qui n’ont rien.
26 juillet 1941, en mer
Je jouais à l’appareil à sous, par petites pièces d’une dime (10 cents) et je perdais comme de coutume. Mme B… qui survient, m’entraîne à la machine où l’on joue par quarters (25 cents). Nous décidons de partager profits et pertes. Je joue deux pièces et gagne cinq dollars. Le soir, elle m’invite à sa table pour une partie de bingo, jeu de hasard. Sur les trois tours, elle en a gagné deux, et nous étions plus d’une centaine de joueurs. Or elle n’est pas seulement la personne la plus riche du bateau, mais de son grand pays.
2 août 1941, en mer
Escale à la Barbade, dont je ne savais le nom que par les catalogues de timbres-poste de mon enfance. On nous y montre des maisonnettes coupées en deux du faîte au sol, les moitiés restant séparées par un espace d’un demi-mètre : un adultère s’est produit là. Le mari trompé prend sa hache, coupe la maison, rebâtit deux cloisons. Les indigènes sont des métis de nègres et d’Hindous importés. Traversée de l’île en auto, sous un soleil qui attaquait en piqué. Pendant un kilomètre, il pleut des cordes, et puis cela cesse en quelques secondes, et l’attaque solaire recommence. Falaises immenses et striées de tous les rouges de la terre jusqu’au bleu pur, contemplées de la terrasse du cimetière où s’abrite une très vieille chapelle anglicane, sous des flamboyants aux fleurs pourpres.
Escale à Rio de Janeiro, qui décourage la description, plutôt coller ici des cartes postales.
Escale à Santos, et de là, montée dans un petit train de cuivre aux chaises cannées vers São Paulo, à travers des Douanier Rousseau animés de petits singes à derrière bleu. Port de Santos : spectacle fascinant des longues chenilles mécaniques transbahutant des sacs de café par milliers, pendant toute une nuit d’insomnie.
[p. 480] Nous entrons dans l’hiver du Sud. Sur le pont déserté, un couple passe et repasse à grandes enjambées, c’est Jouvet et Madeleine Ozeray qui viennent d’embarquer à Santos.
Encore l’escale de Montevideo, demain, puis ce sera l’estuaire de La Plata, et Buenos Aires. Je n’ai pas écrit un seule de mes douze conférences. L’hiver ramène ses soucis. Mais il est des plus modérés.
4 août 1941, estuaire de La Plata
De Montevideo je ne veux noter que ce violet bruni du cirque immense des collines, piquées de villas au soleil, par-dessus le dos gris d’un cheval qui broutait l’herbe d’un marais, près d’un cimetière, tandis qu’une amie me disait : « La mort doit être douce à Montevideo… »
Buenos Aires, début de septembre 1941
Un seul gratte-ciel, de vingt étages, mais il fait le profil de la cité, toute blanche, méditerranéenne, sous un ciel au bleu délavé. Buenos Aires est une ville d’un grand commerce et plus purement américaine que rien de ce que j’ai vu dans les États-Unis. Les maisons ont des numéros qui indiquent à un mètre près la distance de leur porte au début de la rue : vous pouvez calculer la durée du trajet si vous êtes invité, par exemple, au n° 20 751 de la plus longue artère de cette capitale, qui s’étend sur 25 kilomètres.
Victoria Ocampo, royalement, m’a prêté sa maison de ville où je vis seul, comblé, mélancolique. Grande maison blanche, aux halls jonchés de peaux de vache noire et blanche, et dont les salons cuir et bois sont fleuris de branchages mauves largement évasés devant les hautes verrières. « Vous êtes devenu, dit-elle en me tendant le journal, une rubrique régulière de la Nación ! » Et en effet, il ne s’est point passé de jour qu’on n’y ait publié mon approche, mon arrivée, mes premières impressions, le programme de mes conférences, ce que je vais dire dans la prochaine, ce que j’y ai dit, les discours prononcés au banquet que m’ont offert les écrivains et finalement ce stupide [p. 481] accident — au genou de nouveau, sur un court de tennis — qui va me paralyser pendant quinze jours encore.
Conférences. — Comme aux États-Unis, ne point dépasser l’heure. Mais ces Latins ne rient ni ne sourient aux petites plaisanteries d’orateur qui amusent si facilement l’Américain. Il faut être sérieux et éloquent, devant un premier rang de diplomates, de marquises et de femmes du monde, au-delà desquels je distingue Ortega, et ce grand écrivain que l’Europe doit connaître, J.-L. Borgès, et tant d’autres du groupe de Sur, l’honneur du Sud…
Avant mes conférences sur l’hitlérisme, on a craint que le gouvernement ne m’empêche de parler à la dernière minute. La propagande allemande bat son plein parmi les étudiants, au Jockey Club, et dans certains milieux syndicalistes.
Interdit. — Mon Journal d’Allemagne a paru ici en espagnol, augmenté de fragments inédits et d’une longue conclusion.
On m’avait parlé à New York, l’hiver dernier, de l’interdiction récente de ce petit livre non seulement à Paris, par les Allemands, mais par le syndicat français de la librairie ou de l’édition (je ne sais plus) dans la zone dont dépend Vichy. J’avais peine à le croire. Hier à dîner, Costa du Rels me dit qu’étant à Nice l’hiver dernier, et regardant la vitrine d’un libraire, il a vu ce dernier en retirer mes livres. La liste noire venait de paraître88.
L’Anti-diable. — L’avant-veille de ma conférence sur le diable dans notre siècle, un reporter américain avec qui je dînais me proposa d’aller voir le directeur d’El Mundo, grand journal du soir. Nous entrons à minuit dans son bureau. Il me tend un verre de whisky et une coupure de journal : c’est un [p. 482] article qui doit paraître le lendemain, où l’on discute mes idées sur le diable.
— Qu’en savez-vous ? Je n’ai pas encore écrit ma conférence ? Nous savons tout, prenez ce fauteuil.
— Vous en savez en tout cas plus que moi.
— Il se peut. Dans tout ce bâtiment qu’occupent les bureaux de mon journal, on croit au diable et on le connaît, monsieur ! Une fois par mois, il se déchaîne pendant trois jours, et provoque une série d’accidents. On ne sait jamais quand cela va commencer, mais ce n’est pas plus d’une fois par mois.
— Et que faites-vous ?
Le directeur va vers son coffre-fort. Il en sort un objet qu’il jette sur le bureau. C’est une sorte de vis énorme à tête carrée, longue d’une douzaine de centimètres, un peu tordue.
— Mon anti-diable ! Dès que le compère est signalé dans la maison, je mets en circulation l’objet que vous voyez. Chaque employé doit le toucher et signer la feuille de contrôle. Et sitôt la chose faite, le diable se tient tranquille. On a voulu me proposer des anti-diables plus perfectionnés, une sorte de machine à coudre, entre autres. Eh bien, monsieur, c’était pire que sans rien ! J’ai dû les jeter par la fenêtre.
Il me raconte encore quelques histoires du diable. Je prends congé, nous déjeunerons ensemble, c’est convenu, et j’exprime le souhait de l’entendre sur la politique du pays, et la campagne antifasciste qu’il mène avec un beau courage.
— Non, monsieur, je ne crois pas, je regrette… Nous parlerons encore du diable. C’est ainsi. Entre nous, rien n’est plus important !
Dans un taxi, la nuit. — Madeleine Ozeray (d’une voix angélique) : « Quel beau sujet, le diable ! C’est mon personnage préféré. » Jouvet (l’œil diabolique) « C’est curieux, moi, j’aime mieux les anges… »
Nueva Helvecia. — Dans la pampa à quelques heures de Buenos Aires, c’est une ville de 5000 habitants, presque tous [p. 483] fils ou petits-fils de Suisses. On m’y reçoit dans une très vaste halle décorée d’écussons de nos vingt-deux cantons, je serre les mains les plus énormes et calleuses que j’ai jamais touchées, et le banquet commence incontinent. Nous sommes une bonne centaine, assis à trois longues tables qu’on a dressées sur des tréteaux. Le doyen d’âge, auprès duquel je me vois placé, m’exhibe son acte de naissance : il vient de la commune de Saint-Gothard (j’ignorais qu’il y eût un village de ce nom-là) où il est né en 1847. Nous nous comprenons par sourires, aidés des quelques mots de schwyzer dütsch dont le séjour de Berne m’a enrichi. Sans relâche, mon assiette se remplit de quartiers de viande de cinq ou six espèces, qu’on rôtit à la braise dans une cour : cela s’appelle un asado. On en mourrait sans le maté que l’on se passe autour de la table et dont on suce de petites gorgées brûlantes et très amères, entre deux rounds.
À quelque distance de la ville, à San Geronimo, autre colonie suisse, j’avais vu la sortie d’une école de campagne : les enfants se hissaient légèrement sur de petits chevaux à cru — deux ou trois enfants par cheval, chacun serrant les bras de l’autre et partaient au galop dans toutes les directions, à grands coups de baguette et grands rires.
Estancias près de Mar del Plata. — La voiture nous suivra de loin. Devant nous, une allée d’eucalyptus, quatre rangs de chaque côté, pendant des kilomètres. Puis la voûte noire et surbaissée d’une allée de lambercianas. À droite et à gauche, des bosquets de mimosas en fleurs, hauts comme des chênes d’Europe, dômes de parfums, et des forêts où quand je claque des mains des vols de perroquets s’enlèvent en criant. Milliers, centaines de milliers d’arbres (deux millions à la Armonia) et qui furent plantés un à un dans la pampa rase et venteuse où rien ne pousse naturellement que l’herbe grise. La maison de maître se découvre enfin, isolée dans ces immensités, au milieu d’une clairière de pelouses, et c’est tantôt une longue bâtisse à l’argentine aux murs jaunes et très basse (on la prolonge sur les ailes quand la famille s’agrandit) ; tantôt une résidence d’été américaine, moderne et blanche ; ou comme Chapadmalal, où nous arrivons aujourd’hui, un château anglais [p. 484] entouré de terrasses et de jardins à la française, statues, pièces d’eau et boulingrins. Le ciel est sombre et bas à l’horizon des perspectives tapissées de hauts mimosas. C’est l’hiver et les maîtres sont absents. Mais la porte s’entrouvre à notre approche. Des domestiques circulent sans bruit. Deux grands feux de cheminée brûlent dans le sombre hall, reflétés sur de lourds vieux meubles et dans l’argent des coupes et trophées de concours. Des gants blancs nous servent le thé dans un silence fantomatique.
Signons, ce sera poli, dans le livre des hôtes de Mme Martinez de Hoz, au-dessous de Windsor et du tsar des Bulgares.
L’autre jour, sous les eucalyptus géants de la Armonia, V…, prise d’un accès d’enthousiasme, m’a broyé le bras pour me forcer à crier avec elle d’admiration. Elle me croyait indifférent, et j’étais simplement envoûté.
Société. — Pour être plus espagnole d’origine que n’est anglo-saxonne celle des États-Unis, la société d’ici n’en compte pas moins bon nombre de noms italiens, anglais, français ou germaniques. Trente à quarante familles tiennent le haut du pavé et sont la société de Buenos Aires. Elles possèdent des domaines infinis, peuplés de bœufs qui nourrissent l’Angleterre, et dont elles vivaient à Paris et dans tous les palaces européens. C’est pourquoi l’événement mondain de la saison est l’Exposition agricole, où l’on peut voir les taureaux de concours amenés dans la capitale de toutes les grandes estancias. Certains sont si lourds que leurs pattes n’arrivent pas à les supporter : on leur glisse sous le ventre une large pièce de bois sur laquelle ils reposent leur masse. Leur dos est droit comme l’horizon de la pampa, de la naissance des cornes à celle de la queue.
L’origine agricole de la plupart des fortunes argentines, quoique bien proche, n’est pas sensible dans les mœurs de ce pays comme elle le fut longtemps en France, et le reste encore dans l’aristocratie des Allemagnes et de l’Europe centrale. Rien de plus citadin, de plus cosmopolite, que les femmes des estancieros, toujours si strictement vêtues de noir et blanc, et qui prêtaient au Paris d’avant-guerre ses plus élégantes Parisiennes.
[p. 485] Gratin sans titres de noblesse, sauf par alliances. Le divorce étant interdit, les femmes s’arrangent — et les maris aussi — avec un minimum d’hypocrisie qui passerait dans le Nord pour du cynisme ; mais ce qui ferait scandale à Washington, ici se dissout en potins. L’on ne voit que des couples corrects. D’où le raffinement de la vie sociale, la subtilité des propos, et ce mélange de secrets tortueux et de coups d’audace insolente, de réserve polie et de muflerie très exactement calculée, qui reproduit parfois le bon style espagnol. D’où l’importance aussi des affaires de l’amour, cette chose dont il n’est ‘même pas vrai qu’elle ne soit qu’une bagatelle », comme soupirait le vieux Casanova, que je relis avec plaisir dans ce milieu pseudo-napolitain du xviiie.
La tête en bas. — L’hémisphère sud est incroyablement moins peuplé que le nord : on n’y trouve guère d’autres terres que l’Australie, l’Afrique du Sud, et l’Argentine, portant une faible densité humaine. Dans l’ensemble du monde, le Nord domine, et ses coutumes font la norme. C’est pourquoi le renversement des saisons paraît si confondant dès que nous dépassons le tropique du Capricorne. Ici, Noël tombe en été, le Midi est plus froid que le Nord, les voitures circulent à gauche, et au lieu de dire au téléphone : Allô, on dit : Olla ! Il y a là quelque chose d’important. Que le Nord domine, voilà qui signifie que la science domine sur l’émotion, la logique sur l’astuce vitale, la pensée discursive sur l’intuition, et la culture du sentiment sur celle des sensations. Un jour ce qui est « en bas » remontera violemment, et ce qui est « en haut » s’épuisera. Alors le Sud aura sa revanche, comme la Femme sur le monde des hommes.
Suramérique. — Ce terme pourrait désigner le continent américain du Sud, puisque sud se dit sur en espagnol, mais il évoque la qualité super-américaine de ces pays, pourtant latins et catholiques d’empreinte.
Il semble qu’ici, plus encore qu’au Canada et aux États-Unis, la terre soit vierge, et qu’elle impose à l’homme tous les [p. 486] vertiges de l’imagination sur table rase. Et le mélange des races, qui se limite au nord à un brassage des nationalités d’Europe, devient au sud un véritable croisement entre les Blancs et les Noirs au Brésil, les Blancs et les Indiens, et même les Jaunes sur la côte du Pacifique. Seule l’Argentine fait exception, n’ayant de nègres que les boxeurs américains de passage, et deux petites tribus indiennes qui sont plutôt des Esquimaux fort jaunes, perdus dans le sud et dont l’existence même est contestée par les nationalistes virulents. Un dernier trait : le gaspillage américain atteint ici son paroxysme. Mais c’est nous qui l’appelons gaspillage. Pour eux, c’est un usage normal de l’abondance.
Ici, comme aux États-Unis, mais plus encore, les bonnes manières veulent que bien loin de vider proprement son assiette, ainsi qu’on l’inculquait à notre enfance, on la laisse remplie aux trois quarts quand le domestique vient la changer, et que les plats repartent abondamment chargés.
Je disais à José, le maître d’hôtel :
— Quand je suis seul, pourquoi faites-vous ces plats énormes ?
— Ah ! me dit-il, si Monsieur avait vu, du temps des parents de Madame ! Nous ne faisons que pour une personne, mais dans ce temps-là, c’était pour vingt par jour, qu’il y eût des invités ou non.
— Et les restes ?
— On les distribuait dans tout le quartier.
10 octobre 1941
Mon séjour se prolonge dans l’attente d’un visa de retour aux États-Unis. Téléphoné ce soir à Jovita B… « Je m’ennuie, je m’énerve, n’auriez-vous pas une estancia, pas trop loin d’ici, pour huit jours ? ».
Rien de plus facile. Sa voiture viendra me prendre à l’aube, pour me conduire à trois-cents kilomètres seulement de la ville. J’aurai deux chevaux, deux autos, une cuisinière française envoyée tout exprès, et l’ample solitude de la pampa.
Estancia de Los Cerillos, 15 octobre 1941
Le seul moyen de connaître un pays, c’est d’y rester plus longtemps qu’on ne pensait. Car on ne connaît que par le gaspillage, — ici du temps, ailleurs des efforts malheureux, ailleurs encore des êtres et de l’émotion qu’ils causent, et partout en quelque manière de sa vie même.
Vous ne connaîtrez jamais le pays où vous n’avez pas manqué le train, ni rien perdu, pas même votre chemin. Et cela vaut aussi pour les pays de l’âme. Toute connaissance naît d’une perte, donc d’une dépense volontaire ou forcée, et la plus haute naît de la perte de soi-même, quand on ne peut plus se retrouver qu’en Dieu. (Quand on est rapporté à l’Éternel.)
Sur un horizon d’incendie, ce cheval au galop monté par un gaucho tout noir, c’est l’Argentine des cartes postales, mais c’est la vraie. Il vient de passer le portail comme sans le voir, le cheval au pas ayant poussé le battant d’une patte. Il a levé la main au sombrero : « Buenas tardes, muy sefior » comme sans me voir, mais je ne me suis jamais senti mieux salué.
Le ciel entier est une Voie lactée entre les branches véhémentes et les troncs nus des grands eucalyptus. Grappes d’étoiles blanches dans les plumets déchiquetés par le vent tiède. Couché sur l’herbe, je sens vivre une terre étrange, plus jeune et plus ancienne qu’aucune autre. Galop d’un cheval invisible…
Homme infime, ivre d’existence pure et seule, tombé du ciel comme un aérolithe dans ces plaines du bout du monde, menu point de vue éphémère sans plus de trajectoire prévisible, que fais-tu ? Tu as compris simplement que l’existence de l’homme qui peut se lever, qui peut marcher, est un miracle. Tu te lèves et tu rentres tranquillement par cette porte-fenêtre ouvrant sur la prairie.
La maison très longue et très basse — une enfilade de chambres accolées comme les pièces d’un jeu de dominos — dort [p. 488] au flanc d’une légère ondulation de la pampa. Tout auprès, le vieux ranch de Rosas, couvert de chaume et, sans nul doute, hanté par les victimes du célèbre tyran. ( C’était lui qui forçait les femmes du monde de Buenos Aires à galoper sur des balais, en grande toilette, dans la cour de sa résidence. Lui, au milieu du cirque, faisait claquer son fouet.)
En débouchant de la grande allée des lambercianas, devant la plaine, je me sens retenu par une barrière de fil de fer que je n’avais pas remarquée. Plusieurs centaines de vaches, au bruit léger, ont tourné la tête vers moi, et me regardent immobiles. Très longtemps. Jusqu’à ce que je m’en aille.
Accompagné le jeune intendant suisse — c’est un cavalier consommé — chez les institutrices qui tiennent l’école de l’estancia. Ces jeunes filles nous ont accueillis avec une aimable réserve, un maté et des disques de jazz. L’une est une Argentine noire, l’autre une Irlandaise aux yeux pâles. Elles habitent un cottage minuscule et fleuri, non loin des bâtiments de la laiterie. Là règne, parmi les machines les plus modernes et les baquets sonores, un Mexicain aux grandes bottes noires, à la courte veste brodée, brutal et beau. Le Suisse voudrait épouser l’Irlandaise, mais c’est visiblement l’Argentine qui l’aime. Le Mexicain tuera quelqu’un. Les peones n’auront rien vu. Petit roman américain.
Au retour d’une promenade lointaine dans les allées d’eucalyptus traversées par le vol onduleux et soyeux d’oiseaux jaunes aux très longues queues, j’ai trouvé l’asado préparé sur la pelouse : un agneau grillé à la broche, et dont le jus gouttait sur le gazon. Accroupis et armés de grands couteaux, l’intendant, un péon et moi, nous découpions de larges tranches juteuses qu’il faut tenir à deux mains pour y mordre à pleine bouche. Après quoi je me suis endormi à l’ombre des ombus et des mandariniers.
Plus tard, nous sommes partis pour les lagunes, à l’autre extrémité de l’estancia. Vingt kilomètres de cahots sur des [p. 489] pistes de terre noire, puis à travers des pâturages d’un vert violent, sous un ciel en partie voilé d’une mauve et grisâtre nuée, en partie clair, de ce bleu délavé et comme déteint particulier à l’Argentine. Des veaux bavants, des chevaux fous s’enfuyaient à droite et à gauche, et des cigognes nous accompagnaient. Une nuée de mouettes éclatantes et criardes attaquaient le sillage d’une charrue, picorant les vagues de terre fraîche, comme je les avais vues raser les vagues brunes soulevées par notre bateau dans l’estuaire de la Plata.
Et je suis demeuré pendant des heures, fasciné, devant la lagune de Maïpo, jusqu’à ce que le soleil couchant ait flambé les plumets des roseaux.
C’est un marécage infini, coupé de rivières et d’îlots, où les oiseaux par milliers se rassemblent (mon guide prétendit m’en nommer quelques douzaines d’espèces différentes). Tout cela faisait de loin une immense et confuse rumeur. En approchant, l’on distinguait une incroyable variété de cris. Sifflets des râles, caquets des agamis, crécelles et trilles de clavecin fêlé des jacanas, hululements, crissements de verre cassé, déchirements de soie grège d’un vol dans les roseaux, fouillis d’instruments qui s’accordent : où sont les mots capables d’évoquer ce vacarme innombrable au ras des eaux ? Les jabirus dits tou-you-you gloussent leur nom. Les poules d’eau noires se chamaillent brusquement dans une bagarre de plumes éclaboussées. Des cigognes décollent après trois sauts et planent longuement sur les rives coassantes. Très haut, des compagnies croisent et se poursuivent dans un criaillement suraigu, virent et se posent toutes à la fois parmi les canards en panique, les hérons fins et blancs de toutes tailles, les teros, les teros reales, les huppes, les compagnies de perdrix qui partent en claquant des ailes avec un bruit de castagnettes, les cuervos au long bec recourbé, pareils aux sorcières anguleuses des tapisseries javanaises, les chajas qui ont des corps d’autruches mais des têtes de vautours sur des cous déplumés, les chamauzos au vol de buse, qui nettoient les charognes en une nuit et laissent au bord des routes ces grands squelettes blanchis, seuls ornements des grises étendues.
Dans les brumes dorées le soleil s’enlisa, tandis que s’apaisait la rumeur primitive, au ras des prairies nues et des eaux populeuses où semblaient se mêler encore plusieurs jours de la Création.
Buenos Aires, fin d’octobre 1941
Notes pour un reportage éventuel :
1. La féodalité agricole des cinquante familles maintient les peones à un niveau très bas. (« Ce sont eux-mêmes qui refusent les améliorations que nous leur proposons. Ils sont heureux dans leur état. ») Le premier meneur venu les ferait se révolter.
2. Des trusts anglo-saxons et italiens (parfois allemands en réalité) se partagent l’industrie et le grand commerce.
3. La Constitution, parfaite sur le papier, ne joue pas : la fraude et le clergé réactionnaire sont les plus forts.
4. Le vice-président du Jockey ayant proposé que je donne une conférence dans les salons du club, le président juge prudent d’y renoncer, un tiers des membres étant, croit-il, amis de l’Axe. Ils sont prêts à soutenir un coup d’État fasciste (au nom de l’ordre) et je pense qu’ils en seront comme ailleurs les victimes.
5. On me parle tous les jours du coup d’État que médite et prépare le général Justo, dernier espoir des démocrates. C’est pour la semaine prochaine, depuis des mois.
6. J’estime que le seul coup d’État qu’il faut prévoir sera fait par les colonels. Il serait vain d’essayer de le qualifier d’avance en termes européens de droite et de gauche. Il prendra l’argent du Jockey pour armer les faubourgs contre les libéraux.
7. La propagande américaine (du Nord) me paraît travailler à contre-fins. Sous le prétexte sacro-saint de ne pas s’immiscer dans les affaires locales, elle se borne à l’exportation de films, de vedettes et de brochures sur Roosevelt et la démocratie. C’est assez pour que les nationalistes parlent d’une invasion yankee. Deux croiseurs et un porte-avions dans le Rio de la Plata ne feraient pas pire effet, — bien au contraire.
8. Les libéraux donnent tous les signes de cet optimisme sceptique des vieux routiers de la politique, qui les a perdus en Espagne, en Italie, en Allemagne, et en France.
2 novembre 1941, en rade de Buenos Aires
J’ai retrouvé l’Argentina, presque désert, et ses stewards qui me rappellent notre croisière du mois d’août, mais les temps ne sont plus ce qu’ils étaient.
[p. 491] Mon séjour a pris fin dans un feu d’artifice de fêtes champêtres et citadines. C’était le printemps, San Isidro, la roseraie qui s’ouvre au pied des barrancas sur le Rio calme et violet. Parfums, douceur humide de l’air et des branchages, une sorte de magnificence lente, romantique et voluptueuse…
Minuit. Les machines ronronnent. Le petit gratte-ciel du Retiro va disparaître. Un dernier orage rougeoie dans la direction du Tigré. Nous montons vers l’hiver américain.
7 novembre 1941, en mer
Saudades do Brazil ! Mélancolie de Rio de Janeiro. Je l’avais éprouvée jusqu’au malaise, en août. Cette fois-ci, le départ s’est passé comme en rêve.
On déjeune tard dans les pays du Sud. C’était au-dessus de la ville, dans ces collines pointues, frisées de pins, de palmiers et de cascades, comme on en voit aux tapisseries et aux peintures murales du xviiie. Soudain j’ai remarqué l’heure et renversé ma chaise en prenant congé du ministre. Dans les rues fort étroites de la ville basse, tout encombrées de trams, d’autos et de parapluies, — une exaltante averse tropicale dominait la situation — la voiture avançait lentement. Je bondis vers la douane, je la force, je patauge dans les flaques du quai, j’entends mon nom crié du pont lugubrement au mégaphone, je gravis la passerelle, on la relève à la seconde où mes pieds la quittent. Déjà le bateau décolle son flanc du quai. Des œillets volent et tombent dans l’eau noire. C’est une jeune fille aux bras menus qui, du pont, mais en vain, voudrait atteindre un groupe d’amis qui disent adieu. L’un après l’autre les œillets lancés tombent dans l’abîme qui s’élargit. Elle tient la gerbe bien serrée dans son bras gauche, elle est très belle et va pleurer. C’en est trop. Je lui arrache une poignée de fleurs et d’un seul coup j’atteins le but. Alors elle s’est retournée vers moi, m’a posé toute la gerbe dans les bras, puis s’est enfuie.
C’est une danseuse, me dit le chef steward, la plus célèbre du Brésil, qui s’en va courir l’aventure d’un fabuleux contrat de Hollywood.
17 novembre 1941
Premières falaises de l’Hudson, au bas d’un ciel tout propre et dur, ô pureté de l’air nordique, exactitude du regard ! Dur est ce continent, et la vie qui m’y attend — je l’ai connue tout juste assez pour le savoir. Maintenant j’y entre pour de bon.