Vers la guerre
[p. 365] J’étais foncièrement convaincu — depuis le 11 mars 1936 — que l’explication religieuse du phénomène national-socialiste pouvait seule toucher le fond des choses. Toute tentative d’interprétation « purement politique », ou économiste, ou marxiste, me semblait condamnée à demeurer au niveau des hypothèses partielles et des attributions arbitraires du prédicat cause ou effet à des facteurs choisis en vertu de préjugés démagogiques ou scolastiques, sans grands rapports avec la réalité parfaitement scélérate mais bien vivante qu’il s’agissait maintenant de comprendre, car nous aurions sous peu à la subir. Je voyais venir le temps des monstres.
J’acceptai donc sans hésiter l’offre qui me fut faite en février 1939 d’une tournée de conférences dans quatre universités suisses, sur un thème suggéré par l’association des étudiants : « La vraie défense contre l’esprit totalitaire. » Préparation, voyages et séjours, je savais bien que tout le mois de mai y passerait. Comment faire face à mes obligations envers différents éditeurs ?
Je m’étais engagé à remettre à Daniel-Rops, pour une collection qu’il dirigeait, le manuscrit de L’Amour et l’Occident avant la fin de février, et je n’en avais encore que le plan. Par chance, Rops m’écrivit à ce moment-là pour me demander de céder mon tour à un jeune colonel qui venait de lui donner un livre « urgent » intitulé La France et son armée. (Le nom, Charles de Gaulle, me rappela quelque chose : chez Daniel Halévy, quai de l’Horloge, ce grand corps adossé à la cheminée, qui écoutait sans mot dire nos propos sur Hitler.) Je répondis à [p. 366] Rops que je consentirais ce sacrifice à la nation française, et me mis aussitôt à travailler de dix à quatorze heures par jour sur les premiers chapitres de mon livre : j’étais en transe. Mon plan ne prévoyait que deux parties d’une centaine de pages chacune, l’une sur la passion, l’autre sur le mariage. Après quelques jours de lecture des textes primitifs de Tristan, dans la petite salle où j’étais souvent seul de la bibliothèque Mazarine, je compris subitement ce que j’avais entrepris.
Ou bien j’y passerais toute ma vie, ou bien j’allais m’expliquer sur-le-champ (oui, comme en duel) avec le Mythe, ma plus intime tentation.
De fin février au début de mai, j’écris les livres I à V. En mai, comme prévu, quatre conférences en Suisse, une présentation du livre V sur l’Amour et la guerre au Collège de sociologie de Bataille et Caillois, et un long article sur l’hitlérisme, d’après mes notes de Francfort : ce sera le texte central de mon Journal d’Allemagne. De fin mai au 20 juin, dans un petit château près de Brunoy, les livres VI et VII, la préface, et la dernière révision du texte dactylographié. Au soir du 21 juin, solstice d’été, dernier triomphe du Jour sur une Nuit dont le règne va lentement s’étendre au cœur même de l’été qui vient, on donne Tristan à l’Opéra. J’ai pris les deux dernières places libres.
Le taxi qui nous emmène au crépuscule traverse la cour du Louvre dans la lueur soudaine de grandes flammes jaillies des guichets 65. À l’Opéra, les décors sont affreux, comme toujours, les voix allemandes, comme il convient, et le cri de Brengaine du haut de la tour d’aurore : « Habet acht ! Habet acht ! — Schon weicht dem Tag — die Nacht66 ! » renouvelle à coup sûr l’émotion la plus submergeante-exaltante que j’aie jamais reçu d’un art.
Quinze jours plus tard, invité à Ferney dans la maison de mes amis Paulding (celle-là même que j’habiterai plus tard, dès mon retour d’Amérique), je reprends et complète mon Journal d’Allemagne que j’envoie dans le courant d’août à Gallimard, avant de partir pour l’Italie.
[p. 367] Venise. Au théâtre doré de la Fenice, Honegger dirige son Nocturne. Voilà l’homme avec qui et pour qui je voudrais faire un opéra, un jeu sacré… Chaque soir vers sept heures, au Florian, place Saint-Marc. Le conservateur du Palais des Doges, que nous y retrouvons parfois, aime à parler politique à voix très haute, pour manifester sa liberté d’esprit. Un soir, il déclare à la cantonade que si l’Allemagne d’Hitler déclenche une guerre, l’Italie ne la suivra pas, mais plutôt se joindra à la France. Je me penche vers lui et lui fais remarquer un officier barbu, assis tout près de moi à la table des Volpi : ne ressemble-t-il pas au maréchal Balbo ? « Mais c’est Balbo ! dit-il très haut. Et c’est justement lui qui va nous empêcher de faire cette guerre idiote67 ! »
Télégramme de Gaston Gallimard : il voudrait publier mon Journal sans délai. Nouvelles chaque jour plus alarmantes de la crise hitléro-tchèque. Retour en Suisse dans la maison de mes parents, près de Neuchâtel, où je garde dans une armoire, comme chaque soldat et officier suisse, mes uniformes, mes armes et de la munition. Je sors mes tuniques pour les aérer, je nettoie et je graisse mon pistolet. D’un jour à l’autre, l’ordre de mobilisation peut m’être donné par téléphone (avant l’affichage). Mais ce qui me vient par téléphone, c’est la demande d’écrire une pièce pour l’Exposition nationale de l’an prochain.
Il faudrait, me dit-on, un sujet historique populaire et connu de tous les Suisses. La scène de l’Exposition de Zurich, sans décors ni rideau, 36 mètres de large et 18 mètres de profondeur, s’étagera sur trois niveaux, plus deux petits plateaux latéraux. Il faudra des centaines de figurants pour la remplir, des chœurs et une fanfare pour ordonner leurs évolutions et relier les actes… Je vais refuser. J’ai autre chose à faire, non pas mon testament (car je ne possède guère que des livres et des manuscrits mal finis) mais quelque chose qui s’ouvre sur l’action, d’une manière qu’il s’agit de décider d’urgence. Trois jours passent. À Munich, cependant, démocraties et dictatures ont accepté de discuter. Le 30 septembre, à dix-sept heures, on m’appelle au téléphone. Ce n’est pas la guerre, c’est « la paix [p. 368] pour notre génération », a dit l’Anglais armé d’un parapluie.
Je puis ranger mes uniformes dans ma longue malle d’officier.
Le soir même, une dame pieuse m’a fait remettre une biographie nouvelle de Nicolas de Flue, héros et mystique suisse du xve siècle. Ce « Frère Klaus », ermite des Alpes, ascète à demi légendaire — il a passé vingt ans sans rien manger ni boire — est vénéré par mes compatriotes pour avoir prévenu in extremis par un message à la Diète fédérale, resté secret, la guerre civile qui allait éclater entre les cantons suisses vainqueurs du Téméraire. C’était pour moi jusqu’à ce soir une simple image de manuel scolaire. Je parcours le volume, et voici que j’y retrouve l’angoisse, la tension, et l’émotion finale de la journée que nous venons de vivre, mais tout cela transposé dans les termes d’une sorte d’action sacrale, motivée par la seule violence de l’Esprit. Jusqu’au matin, j’ai lu le livre, et laissé se composer un plan. Je vais accepter d’écrire ce Festspiel national, à la seule condition qu’Honegger accepte d’en écrire la musique.
Boulevard de Clichy, dans son grand atelier, il m’assure que je tombe bien. Il avait justement envie d’écrire une œuvre populaire, communautaire, et qui n’exigerait pour son exécution que les moyens que peut offrir, par exemple, un de nos cantons suisses : fanfare, chœurs, troupe d’acteurs non professionnels. J’habite hors de Paris, La Celle-Saint-Cloud. J’envoie des textes par petits paquets, commençant par le 2e acte. J’ai bâti le drame d’après les trois niveaux de la scène : en bas le Monde, au milieu la Famille, en haut la Solitude avec les anges. Les passages du héros d’un plan à l’autre déterminent et structurent l’action. Un beau jour de décembre, Honegger m’appelle : « Dites donc, on dirait que vous vous foutez de moi ! Vous m’aviez demandé neuf numéros de musique, trois par acte, j’en suis au 28e, et ce n’est pas fini ! » Je l’invite à poursuivre sur sa lancée, dans l’euphorie qui nous anime tous les deux. Fin décembre, l’affaire est achevée. Pas une seule fois, nous n’avons eu l’idée de parler du sens religieux, ou historique, ou politique, ou même helvétique de l’œuvre. Nous n’avons discuté que de problèmes techniques : du nombre de minutes, voire de secondes de musique nécessaire pour un cortège, pour une prière, ou un récitatif ; de contrastes et ruptures de ton à ménager, de syllabes à couper ou ajouter, de la proportion des « cuivres mous » [p. 369] et des « cuivres durs », dans la réputée fanfare de La Chaux-de-Fonds (« Les Armes réunies ») qui tiendra lieu d’orchestre, et de la rhétorique du choral luthérien. Jamais je n’avais écrit en telle aisance, bien que ce fût mon quatrième ouvrage de l’année68 : avantage indéniable de la commande sur les exigences inhumaines que s’imposent les artistes depuis le romantisme quand ils veulent inventer à la fois non seulement leurs sujets et leur style, mais leur langage, leurs conventions, et parfois même l’architecture de leur théâtre. Tout cela nous étant donné par les termes précis de la commande, nous n’avions qu’à jouer librement, à cœur joie ! Avant Noël, mes trois actes et les trente-deux numéros de la partition pour chœurs et fanfare étaient prêts pour l’impression. J’étais heureux. Je me plaignais seulement de la brièveté des journées et des nuits. Je ne demandais qu’à tenir sans fin ce rythme d’écritures et de publications, mais Adolf Hitler s’y opposa.
Hitler et moi ne serait pas un mauvais titre pour ce Journal : il rendrait compte de la vertigineuse interaction du collectif et de l’individuel, que l’on put ressentir en ces années, mieux qu’en tout autre temps de la civilisation occidentale. Dès 1926, une étrange mélodie jouée sur un accordéon au secret d’un château de la Prusse-Orientale introduit dans ma vie ce thème qui ne cessera de s’amplifier de livre en livre — considérations sur la « commune mesure » dans Penser avec les mains, analyse du romantisme politique au Ve livre de L’Amour et l’Occident, essai final des Personnes du drame — jusqu’à ce que je l’aborde de plein fouet dans le Journal d’Allemagne, et plus en profondeur dans Nicolas de Flue.
Car il me vient à l’esprit aujourd’hui que la figure de Nicolas de Flue fut pour moi l’antithèse d’Hitler tel que je le ressentais alors. En tant qu’événements psychologiques, les deux figures sont liées dans ma vie par une série non causale de faits rapprochés, le temps d’une crise, par la seule vertu du « hasard objectif » : le concert de Venise, les bruits de guerre proche, la [p. 370] commande du drame national, l’annonce à peine croyable de la paix de Munich69, et la remise deux heures plus tard de la biographie révélatrice. L’interaction de l’histoire hitlérienne et de mon évolution d’auteur va se prolonger pendant la guerre et au-delà dans cinq ou six ouvrages que l’on voit obsédés non par le personnage d’Hitler lui-même, mais bien par les mouvements de la psyché collective dont il fut le révélateur et en quelque sorte le ludion, — jouet de nos pulsions et répulsions — autant que l’agent démoniaque ; et là-dessus La Part du diable a peut-être dit ce qu’il fallait.
Ces contingences concrètes, ces nœuds d’histoire, expliquent la couleur politique autant que religieuse, sociale ou culturelle de la notion que j’avais nommée, dans le même temps que Mounier, l’engagement. Avant le mot, la chose est là dès 1932 dans mon essai sur Goethe où je constate qu’un « immense glissement de la réalité… nous porte en des régions nouvelles de l’esprit où l’action redevient notre seul critère de cohérence… » Deux ans plus tard, l’introduction à Politique de la personne a pour premier sous-titre « L’engagement politique » et pour deuxième « Ridicule et impuissance du clerc qui s’engage », cependant que la conclusion propose un mot d’ordre qui sera souvent repris par la suite (c’est notamment le titre d’un livre de Léon Blum) : « Pour une politique à hauteur d’homme. » En 1936, Penser avec les mains traite tout au long des conséquences culturelles du véritable engagement politique, mais aussi du refus de s’engager sous prétexte de science objective. Enfin, en 1935, nous ouvrons dans Esprit une rubrique que Mounier intitule « La Pensée engagée ». Il n’est pas inutile de rappeler aujourd’hui que notre engagement signifiait à peu près le contraire de ce qu’il allait devenir, après la guerre, pour une jeunesse dite « existentialiste » par la niaiserie des échos et des snobs. L’engagement, pour nous, impliquait justement le refus de tout embrigadement, de toute abdication du risque personnel devant les exigences, préjugés et slogans d’un Parti [p. 371] communiste ou fasciste, voire démocrate. (Il était entendu que ceux d’entre nous qui se présentaient aux élections sous quelque étiquette que ce fût s’excluaient par là même d’un groupe personnaliste.) Nous ne pensions pas que Drieu s’engageait lorsqu’il se livrait à l’Homme fort qu’il avait cru voir en Doriot : il ne faisait rien de plus, mais avec moins de zèle et de souplesse vipérine que tel poète, politiquement irresponsable, aux ordres d’un autre parti. Quant à l’aventure personnelle d’André Malraux en Chine, puis en Espagne, elle nous semblait relever du goût de l’action en soi, d’une efficacité dramatique à souhait dans l’immédiat et à court terme, plutôt que d’un engagement de la pensée dans la création l’une par l’autre de la personne et des structures d’une cité neuve. Point d’inauguration de ce côté-là non plus. Et quant à la jeunesse intellectuelle française, la parisienne tout au moins, elle s’intéressait davantage aux finalités alléguées qu’aux réalités de l’existence politique et sociale ; elle jouait au jeu des « prises de position » de droite ou de gauche, d’Action française ou de démocratie chrétienne, de Parti communiste ou de Ligues préfascistes, où c’est en vain que l’on eût cherché le moindre souci d’invention de formes politiques, ou des modèles nouveaux de relations civiques.
Hors des mouvements personnalistes et de leurs écrits, les vrais dangers ne furent pas vus. On ne concevait pas ce qui les eût surmontés, et l’on ne pouvait par conséquent les reconnaître.
Nous avions peu d’audience, trop de sérieux et guère de prestige, faute de bluff. Dans ces années cruciales qui vont de l’occupation de la Rhénanie à la fin de la « drôle de guerre », nous fûmes livrés au pillage impuni de nos concepts. Plus tard, Abetz et Ribbentrop devaient nous voler le terme même d’Ordre nouveau. Mais, dès 1938, la notion d’engagement (surtout de l’écrivain, contre les thèses de Julien Benda) se voyait à tel point vulgarisée que j’éprouvai le besoin de publier une mise en garde, comme un médecin qui craint l’abus d’un remède de son invention :
[p. 372]« trop d’irresponsables s’engagent ! »
(Responsabilité des intellectuels)Chose étrange, le 6 février 1934 fut une date de l’histoire littéraire : elle inaugura le temps des moutons enragés.
Fatigués de leur innocence, voyant que l’herbe se faisait rare sous leurs pieds et qu’ils n’avaient plus de berger, aux éclairs de chaleur d’une révolution encore lointaine, ils se sont jetés dans le premier parc venu, à gauche ou à droite, et depuis lors y bêlent d’une voix aigre et anxieuse, tout en signant une quantité de manifestes.
Ils ont signé pour le négus et contre lui ; pour le chef bien-aimé, Père des peuples, et pour ses innocentes victimes, vipères lubriques ; pour Franco et contre Franco ; contre Dollfuss et pour Schuschnigg ; pour Thaelmann, contre le Japon, à propos du tsar, à M. Bénès ; des deux mains, des quatre pattes, les yeux fermés, d’une croix, d’une faucille et d’un marteau, ou avec plus ou moins de réticences ; d’un nom connu, d’un nom à faire connaître… Bref, il n’est pas un acte commis dans le monde, depuis quatre ans, qui n’ait été vertement dénoncé par des « intellectuels » français.
Mais si le monde ne s’en porte pas mieux, l’intelligence n’y gagne guère.
Tant que les écrivains mettaient leur soin à vivre en marge de tous les conflits et refusaient d’être considérés comme des citoyens responsables, ils étaient au moins en accord avec l’esprit général de l’époque : intelligence d’un côté, action de l’autre, et surtout ne mélangeons rien. Tributaires d’une culture dont l’ambition suprême était de se « distinguer » des contingences, ils étaient au moins purs dans leur erreur. Les modalités de leur retrait ne contrediraient nullement les postulats fondamentaux de leur métaphysique inconsciente. Et leur style traduisait fidèlement les nuances d’une pensée détachée, irresponsable par définition. Il n’y a pas que du mal à en dire : cela nous a valu quelques œuvres durables, mineures sans doute, mais délicates et ingénieuses.
Cependant, les temps ont changé. La crise nous a fait voir soudain que les positions intellectuelles héritées du libéralisme conduisaient à ce régime de faillite qu’on nomme l’État totalitaire. Nous avons constaté que rien, ni la pensée, ni l’acte individuel, n’est en réalité gratuit. Que tout se paye. Que notre liberté de penser n’importe quoi, sans tenir compte de l’époque, était une illusion entretenue par l’apparente paix sociale, mais que l’échéance ne pouvait être indéfiniment repoussée et que les dettes contractées par l’esprit ne laissaient même plus une possibilité de concordat. Déjà les dictatures réglaient les comptes. « Lorsque j’entends parler d’esprit, j’arme mon revolver », disait un [p. 373] officier nazi. Les staliniens faisaient de même en présence du libéralisme et de la culture « désintéressée ».
C’est alors qu’on lança parmi nous le mot d’ordre : « Défense de la Culture ».
Toute la confusion vient de là.
Car la culture qu’on nous propose de défendre, c’est elle, précisément, qui est responsable de la brutalité totalitaire.
On nous propose donc de défendre une maladie contre la mort à quoi elle mène nécessairement.
Au lieu de nous refaire une santé. Au lieu de nous proposer une cure de désintoxication énergique. Au lieu de rechercher les moyens de penser dans le réel et l’actuel, et de surmonter enfin ce vice qu’est la distinction libérale entre la pensée et l’action.
Au lieu de préciser, par exemple, le sens de ce mot d’engagement dont tout le monde abuse aujourd’hui.
Pour qu’une pensée s’engage dans le réel, il ne faut pas et il ne suffit pas qu’elle se soumette à des réalités dont elle ignore ou répudie la loi interne : la tactique d’un parti par exemple. Ce n’est pas dans l’utilisation accidentelle et partisane d’une pensée que réside son engagement. C’est au contraire dans sa démarche intime, dans son élan premier, dans sa prise sur le réel et dans sa volonté de le transformer, donc finalement de le dominer.
S’engager, ce n’est pas se mettre en location. Ce n’est pas « prêter » son nom ou son autorité. Ce n’est pas faire payer sa prose par Ce Soir plutôt que par l’Intransigeant. Ce n’est pas signer ici plutôt que là. Ce n’est pas passer de l’esclavage d’une mode à celui d’une tactique politique. Ce n’est pas du tout devenir esclave d’une doctrine, mais au contraire, c’est se libérer et assumer les risques de sa liberté.
Il peut sembler paradoxal de soutenir que l’engagement d’une pensée suppose sa libération. En vérité, c’est le libéralisme qui a répandu l’idée que l’engagement ne peut être qu’un esclavage. La liberté réelle n’a pas de pires ennemis que les libéraux ; sinon en intention, du moins en fait. Les penseurs les plus violemment libres du xixe siècle, un Nietzsche, un Kierkegaard, un Baudelaire70, ont été les plus violemment engagés dans la réalité. Et cela suffirait bien à définir le sens que nous donnons à ce mot d’engagement.
Je l’ai dit ailleurs : un gant qui se retourne ne devient pas pour si peu une main vivante et agissante. Un libéral qui se soumet aux directives d’un parti ne devient pas pour si peu un penseur engagé. Et il ne faudrait pas que ces trahisons insignes ridiculisent toute espèce d’engagement.
[p. 374] Une pensée qui, par sa nature et son mouvement originel, est libérale, irresponsable, ne devient pas libératrice et responsable du seul fait qu’elle se met « au service » d’une doctrine de lutte politique. Faire la révolution, cela demande un effort un peu plus grand, et d’une autre nature, que l’effort de signer un manifeste ou de s’inscrire dans les rangs d’une ligue. On rougit de rappeler de tels truismes. Mais on y est bien forcé par le spectacle de l’intelligentsia française.
Précisons donc encore : la première tâche des intellectuels qui ont compris le péril totalitaire (de droite ou de gauche) ce n’est pas « d’adhérer » à quelque antifascisme, mais de s’attaquer à la forme de pensée d’où vont nécessairement sortir le fascisme et le stalinisme. Et c’est la pensée libérale.
Voyez donc comme nos libéraux se mettent d’eux-mêmes en rangs et marquent le pas dès qu’une menace se précise contre les libertés françaises ! Le réflexe du libéral devant le péril, c’est de faire un fascisme. Fût-ce même pour se défendre du fascisme. Et peut-être surtout dans ce cas ! La panique de « l’union sacrée » qui vient de souffler sur notre élite en est l’ahurissant exemple.
Du moins a-t-elle eu cela de bon : les écrivains qui ont décidé tout récemment de renoncer à l’usage de leur pensée devant la menace hitlérienne (voir le manifeste de Ce Soir) ont exprimé en toute clarté qu’ils étaient de vrais libéraux, irresponsables nés, égarés pour un temps dans les voies de « l’engagement » politique, et faisant amende honorable. Ils étaient en rupture de bercail. Maintenant, tout est rentré dans l’ordre, les moutons se sont apaisés, et la situation s’éclaircit.
Voici venir le temps des vrais dangers, c’est-à-dire des vraies luttes et des vrais engagements.