La route de Lisbonne
Quinta da Fonte, près d’Estoril (Portugal),
28 août 1940
La « route de Lisbonne » restera l’un des symboles les plus typiques de l’an de grâce 1940. « An de grâce rationnée », comme le remarquait un spirituel Anglais de mes amis. Pour combien d’hommes le billet du Clipper ou d’un petit paquebot américain n’est-il pas le dernier coupon de cette carte de bonheur que tous croient mériter ? Mais le Clipper et les paquebots ne partent plus que d’un seul port européen. Et pour l’atteindre, il n’est plus qu’une seule voie : celle qui sortant de Genève par un étroit goulet entre les postes d’occupation allemands et la Savoie où sont les Italiens, passe par le Midi de la France, s’infiltre à grand-peine en Espagne, manque vingt fois de s’y perdre, et n’atteint finalement Lisbonne qu’en vertu, semble-t-il, d’un étrange caprice, ou d’une négligence ironique des dieux policiers de l’Europe. Comme il serait facile de pincer, n’importe où, cette mince artère par où notre vieux monde se vide peu à peu de son élite en même temps que de ses parasites ! (Une élite qui se sent de trop, des parasites acharnés à survivre…) On serait tenté de penser que cette sorte d’omission fait partie d’un plan général qui ne relève pas précisément de la philanthropie. Mais peut-être est-ce trop d’optimisme que de supposer qu’un plan quelconque préside aux modifications du monde que nous commençons d’entrevoir.
Route de Lisbonne, route de l’émigration et des gros chèques, des agents plus ou moins secrets, des milliardaires plus ou moins [p. 438] aryens, des princes déchus, des journalistes compromis, des ingénieurs imperturbables et des femmes du monde éplorées, voici qu’à mon tour je m’y engage, inclassable une fois de plus, ni fuyard, ni riche, ni juif, ni businessman, ni détrôné, voyageur ordinaire d’une époque qui ne l’est point, mais qu’il m’importe de connaître de visu.
Première journée
À six heures du matin, rue du Mont-Blanc, à Genève l’embarquement dans deux gros autocars rappelle les temps des diligences. Entassements de bagages et de plaids, voyageurs hétéroclites qui s’observent avant l’aventure, surprises du placement, retards, enfin départ en trombe à grands coups de corne à travers la ville endormie. Tous les fauteuils sont occupés dans notre voiture et point de couloir libre au milieu. Des bagages à main, des cartons à chapeaux et des enfants sur les genoux et entre les jambes des voyageurs : le roulement seul peut tasser tout cela et vous permettre après dix kilomètres d’extraire de votre poche une cigarette. Douanes suisse et française sans histoire : on s’en tire avec trois heures d’attente. Et voici la France dite libre.
Si l’on traverse en autocar la partie non encore occupée du pays, on n’aperçoit que des traces infimes d’un des plus grands désastres de l’histoire. Des ponts détruits dans une région où les Allemands ne vinrent jamais — tandis qu’ailleurs, où l’on se battait, ils sont intacts. Mais ce n’est rien dans ce paysage aux lignes doucement précises, sous un ciel et dans une lumière qui ne savent encore parler que de bonheur et de libre sagesse… Comment croire à la catastrophe lorsqu’on descend dans ces contrées les plus humanisées de la planète, le long du Rhône, dans l’invincible euphorie des approches du Midi ? Pourtant, voici quelques villages occupés par des formations de la légion tchèque désarmée. Et soudain, un peu avant Nîmes, deux motocyclistes allemands. Tout le monde s’est tu dans l’autobus.
Nous nous sommes arrêtés pour déjeuner dans un restaurant de Grenoble. Menu pareil à ceux de Paris il y a un an, et les prix ont à peine augmenté. Mais à Valence, la tenancière d’une épicerie où nous entrons nous tend d’abord la liste des articles [p. 439] qu’on ne peut plus vendre : café, liqueurs, savon, beurre, sucre, pain blanc et vin rouge… Le pain et le vin, symboles de la terre de France, marques sacrées d’une civilisation. Pour un Français, leur absence représente bien autre chose qu’une « restriction » : une atteinte au moral du peuple, à la saveur même de la vie…
À Nîmes, halte de dix minutes à la terrasse d’un grand café. Beaucoup de monde, mais peu d’animation. On nous sert, sous le nom de café noir, un breuvage au goût d’encre additionné de jus de saccharine. Et les apéritifs sont interdits. Au moment de repartir, une femme s’approche de la portière. « Vous venez de Suisse ? dit-elle anxieuse. Est-il vrai que vous êtes bombardés chaque nuit et que vous allez mourir de faim ? » Nous la rassurons. Tout se réduit à quelques bombes jetées par erreur sur Lausanne et Genève, il y a plusieurs semaines. Quels journaux lit-on ici ? Désir secret des peuples de l’Europe : se rassurer à la pensée que la catastrophe est générale, qu’il n’y a plus de pays épargnés, et que le malheur est si total qu’on ne peut plus distinguer de responsabilités.
Deuxième journée
Aube sur Sète et son cimetière marin.
Entre les pins palpite, entre les tombes,La mer la mer toujours recommencée…
Quelle force au monde pourrait donc obscurcir ce spectacle et le souvenir de cette musique ivre d’intelligence ? Et pourtant, c’est encore Valéry qui écrivait prophétiquement, au lendemain de la victoire (celle de 1918) : « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Oui, nous savons maintenant que c’est possible : on peut détruire une grande nation, tuer ses guides spirituels, supprimer ses moyens d’expression, éteindre Paris « ville lumière ». On peut aussi, tout simplement, ne plus réimprimer de livres en langue française : ceux qu’on faisait à Paris sur du mauvais papier ne se conserveront guère plus d’un siècle. Il n’y aura même pas besoin de les brûler.
Nous roulons maintenant vers l’Espagne, à travers un pays de vignes, dont le vin rouge sera bu par les Allemands. Voici Perpignan dans un tourbillon de poussière jaune, des châteaux sarrazins, le camp désert d’Argelès où furent rassemblés les [p. 440] débris de l’armée rouge d’Espagne, — que c’est vieux, et ce n’était qu’un essai : mise au point de la puissance des armes et du maniement des passions. L’Espagne a fait les frais d’une expérience combinée dans ses moindres détails par Ribbentrop, Ciano et Molotov : le premier fournissait les avions, le second les troupes, le troisième le pétrole. Pour les passions, on s’en remettait à la naïveté héroïque des requetes de droite et des démocrates de gauche…
J’écris à la frontière espagnole, sous le regard peu rassurant de jeunes soldats qui représentent I’ « ordre nouveau », en espadrilles et uniformes dépareillés. Nous sommes ici depuis midi, la nuit approche et je ne crois plus guère au départ.
S’il y avait une goutte d’eau à boire. Mais le car a stoppé dans une gorge aride, entre deux rocs brûlants, à cinq-cents mètres du bâtiment des douanes dont on nous interdit l’approche, sauf pour le contrôle des devises et des visas, où l’on nous conduit par petits groupes. Ces opérations, qui se poursuivent depuis je ne sais plus combien d’heures, ressemblent de plus en plus à une torture chinoise, savamment dosée et progressive, exécutée avec une politesse exaspérante. Le bruit court, parmi les voyageurs, que nous risquons d’être refoulés à Perpignan lorsque tout sera terminé, le chiffre maximum des étrangers admis à passer la frontière ce jour-ci ayant été atteint dès le matin. Il y a, dans notre convoi, quelques antifascistes notoires qui ne paraissent pas rassurés : le seul pays par lequel ils peuvent encore quitter l’Europe se trouve précisément celui dont ils ont le moins de raisons d’attendre quelque bienveillance…
Un jeune soldat famélique et débraillé rôdait autour de moi depuis un certain temps. Quand j’ai jeté ma dernière cigarette, il l’a ramassée en vitesse et s’est éloigné. Partirons-nous ?
Troisième journée
Barcelone sans taxis, les Ramblas presque déserts, et, dans le port, un petit bateau de guerre coulé à quai, coupé en deux par une bombe et couvert d’une rouille éclatante. Mon fils, âgé de 5 ans, me demande avec une insistance harcelante, pourquoi on a coulé ce bateau, et pourquoi ces maisons des [p. 441] boulevards n’ont pas de fenêtres et des trous partout dans leurs murs…
Je songe à ce que me disait à Paris, il y a un an, José Ortega y Gasset : « Je ne puis vous expliquer la guerre d’Espagne, car c’est une querelle de famille à quoi les étrangers ne peuvent rien comprendre. » Mais que pensent-ils, ceux d’ici, maintenant que les meneurs étrangers du jeu ont été opérer ailleurs, et que les frères ennemis se retrouvent entre eux, avec leurs ruines, dans ces villes à demi mortes ? Que penseront les Européens, d’ici quelques années, lorsqu’ils se retrouveront dans la même situation, sans plus de raisons de se réconcilier ? L’Europe de demain, la voici : c’est cette Espagne amère, ce mutisme du peuple, ces regards méditants, désabusés et sans avenir que j’ai déjà surpris en France…
Nous devions repartir ce soir en train, mais en prenant l’avion de Madrid, demain matin, nous gagnerons une vingtaine d’heures.
Curieuse obstination des Espagnols à dire que tout est impossible : qu’il n’y a plus de place dans l’avion, par exemple. En insistant, on en trouve toujours. Ils ont tout à perdre à ce jeu, matériellement, mais ce qui paraît leur importer surtout, c’est de décourager les voyageurs forcés de passer par leur pays.
Quatrième journée
Madrid, quarante degrés à l’ombre ; et le Prado, seul refuge, est fermé.
Pourquoi parler de l’Espagne ? C’est un pays qui sait vous faire sentir qu’il n’a guère envie qu’on le voie. Un pays qui se barricade — neuf heures à la douane d’entrée, et l’on nous en prédit autant à la sortie — et qui ne s’inquiète plus de vous une fois que vous y êtes entré, comme absorbé qu’il est dans la stupeur de ruines qui semblent déjà permanentes. Traces de balles aux façades et pas de maisons derrière, en pleine Avenida centrale. Ici, l’on n’essaie plus de maquiller ! La couche de vernis pittoresque et brillante que décrivaient à satiété — l’un copiant l’autre — les amateurs d’espagnolisme, a été totalement décapée par ces années de guerre civile. Maintenant, on ne [p. 442] voit plus que le fond. Tristesse, eau tiède et jaune des robinets du Ritz, rues étroites et fétides, pleines de mendiants, plus de cigarettes, ni d’allumettes, ni de taxis, mais quelques officiers allemands en uniforme, dans une foule dépourvue d’élégance. Le totalitarisme ne sera jamais qu’une organisation de la misère. Mais je doute que les phalangistes soient capables à eux seuls d’organiser suffisamment cette misère-là. Il circule d’horribles histoires sur la mise au pillage des campagnes par les chefs locaux, et sur la colère sourde de la population. Si l’Espagne entre en guerre demain, ce sera sans doute dans la seule intention de faire maintenir un certain « ordre » par les soins de l’armée allemande.
Cinquième journée
Départ de Madrid hier soir dans un train archiplein — beaucoup de voyageurs n’ont pu y trouver place et tenteront de prendre celui de demain soir — et sans avoir dîné, faute de restaurant dans la gare ou aux alentours. Durant toute la nuit, nous avons fait une moyenne de trente kilomètres à l’heure. Cet express s’arrête non seulement à toutes les gares, mais parfois en rase campagne, pour embarquer un veau, ou laisser descendre un militante du régime, brandissant sa carte du parti. Comme en Italie, les gens ne cessent de circuler d’un bout à l’autre du train, enjambant des paysannes et des soldats endormis dans le couloir au milieu de leurs paquets et de leurs cages à poules. Aux gares, ils reconnaissent des amis, les prient de monter pour les accompagner jusqu’à la station prochaine, leur offrent une pastèque qu’ils font sauter en deux d’un seul coup sur la tablette du compartiment, et nous arrosent de pépins crachés à la ronde. Ici au moins, il y a de la gaieté, et même une sorte de gentillesse, malheureusement vociférante. Nous atteignons la frontière vers huit heures du matin, exténués et assoiffés. Et le petit jeu des douanes recommence. À midi, on nous ouvre enfin une sorte de buffet de gare, et nous nous ruons aveuglément sur des nourritures indéfinissables. Deux heures. Je demande au chef de train pourquoi nous restons là. « C’est, me dit-il, que le train a déraillé. » Et il sourit longuement, tandis que je perds mon temps à vérifier que tous [p. 443] les wagons sont sur les rails. Parmi nos compagnons de voyage, tous ne sont pas encore très rassurés : il arrive en effet, nous dit-on, qu’à la dernière minute la police retienne certaines personnes désignées par certaines autorités étrangères auxquelles on n’a rien à refuser…
Enfin, le convoi se remet à rouler lentement, dans un paysage africain. Et voici la frontière portugaise : une gare en faïence bleue et blanche, et soudain tout est propre et gai, et les visages se détendent. Nous venons de quitter les terres où s’étend l’ombre du destin le plus cruel qu’ait jamais mérité notre Europe.
Vers trois heures du matin, si tout va bien, nous atteindrons Lisbonne. Où coucherons-nous ? Le Portugal a vu passer déjà des centaines de milliers de réfugiés, et l’on ne trouve plus une chambre libre à cinquante kilomètres autour de la ville.
Comme il n’y a pas de wagon-restaurant, le chef de train accepte de nous arrêter pour une heure dans un village. Nous dînons sur la place, à des tables rapidement dressées. Toute la population assiste à ce repas, massée sur le seuil des maisons blanches, rosies et bleuies par un merveilleux couchant. Des enfants aux tignasses d’Arabes poursuivent des chiens et des chats sous les tables, et un superbe troupeau de bœufs à grandes cornes traverse la place au dessert.
À Lisbonne, nous avons trouvé une chambre immense pour nous quatre. Et le lendemain nous étions accueillis dans cette quinta toute hérissée de grilles et de cactus quand on arrive, mais fraîche et gaie à l’intérieur de ses courettes et de ses chambres blanchies à la chaux, où l’on voudrait passer sa vie, où le peintre E. B… passe la sienne.
Chaque jour des réfugiés viennent sonner à la grille : cette quinta n’est-elle pas à vendre ? n’aurait-on pas quelques chambres à louer ? Sans eux, l’on oublierait la guerre, sur ces terrasses incendiées de roses, à la piscine, dans la pinède qui vibre au vent chaud de la mer…
Lisbonne, 10 septembre 1940
Blanche et bleue dans l’immense lumière de la liberté atlantique, avec tous ses drapeaux claquant et ses rues débouchant [p. 444] sur le ciel, la ville aux sept collines renie la guerre, oublie l’Europe. Demain nous embarquons pour l’Amérique.
Mais ici je fais le serment d’opposer une stricte mémoire à la candeur intarissable de la vie, toujours pressée d’imaginer un monde où tout peut encore continuer.
Je viens de voir une civilisation frappée au cœur, je l’ai vue chanceler, j’ai vu qu’elle peut mourir. J’ai vu la France toute pareille à un homme qui vient de tomber sur la tête. Il se relève, se tâte, et ne sait pas encore où il a mal. Va-t-il vivre ? A-t-il rêvé ? Serait-il déjà mort ? J’ai vu l’Espagne de cendre et d’esprit, incapable de retrouver son équilibre entre le démoniaque et le surhumain. Et j’ai vu, aux frontières de la Suisse, l’invasion des herbes sauvages venant des terres abandonnées du Nord et que nos paysans s’efforcent d’arrêter avant qu’elles n’étouffent leurs champs. J’ai vu renaître les paniques dévastatrices du ve siècle de notre ère. Et je songe au bastion que mon pays élève, nuit et jour, autour du massif du Gothard, cœur mystérieux du continent, dernier symbole d’une liberté qui ne peut plus vivre que sous la cuirasse. Hâtons-nous, car tout peut périr. Nous qui sommes encore épargnés, ne perdons pas notre délai de grâce !
À bord de l’Exeter, 11 septembre 1940
Les derniers barrages traversés, la passerelle relevée, et nos papiers enfin déposés chez le purser, nous n’avons plus devant nous qu’un océan sans douanes ! Dix jours vierges, dix jours durant lesquels on peut imaginer que la police renoncera au viol de notre vie privée. Pourtant, certains des passagers gardent encore l’air de s’attendre au pire, tandis qu’ils font leur premier tour de pont. Ils se rappellent sans doute ce Polonais, tiré, jeté par la police franquiste hors du train qui sifflait déjà pour le départ vers la frontière — à deux-cents mètres — du Portugal et de la liberté. Car tel est le sadisme policier.
De Genève à Lisbonne, nous avons traversé sept contrôles différents de douane et de police. Secondés par la chance, nous n’y avons passé, si je compte bien, guère plus de vingt-deux heures, mais le total normal est d’au moins trente, m’affirme-t-on, et les « accidents » sont fréquents.
[p. 445] Paradoxe du siècle où tout est fait pour réduire l’homme à l’anonyme, pour le priver du sentiment de sa vocation, de sa différence personnelle, cependant qu’on lui demande à chaque pas de prouver son identité. Or plus il en proteste et moins il s’en assure. Plus il la chiffre et moins il la ressent. Et plus il la démontre à coups de documents, moins il se reconnaît dans le portrait simplifié que la police en compose à toutes fins menaçantes.
Songeons aussi que ces procédés s’appliquent précisément à l’émigrant, à celui qui s’éloigne de ses bases, des réflexes de son milieu, de tout ce qui allait de soi autour de lui et l’assurait quotidiennement, inconsciemment, qu’il était bien réel et bien lui-même…
12 septembre 1940, 21 heures, à bord du SS. Exeter
La situation est la suivante (à noter pour plus tard, s’il y en a un).
1. Suisse. — Elle conservera son autonomie tant que la décision entre la Grande-Bretagne et Hitler ne sera pas intervenue. Si Hitler gagne, la Suisse sera supprimée (zones de protectorat, retour à une sorte de Reich pré-Münsterien). Si l’Angleterre gagne, la Suisse sauvée, mais son prestige moral atteint. Elle peut cependant jouer un rôle considérable dans une reconstruction fédéraliste de l’Europe, après la guerre, si quelque chose comme une Ligue du Gothard (celle du premier élan) s’y impose alors.
2. France. — Éliminée comme puissance pour plusieurs années ou décennies. Peut redevenir un foyer culturel moyennant une certaine régression politique préalable (moralisme d’État) de quelques années. Je n’y ai plus ma place avant longtemps. — Royaume ?
3. Guerre. — La décision paraît devoir intervenir cette semaine. (Ce matin on annonçait que les transports de troupes allemands sont en route.)
4. Mon avenir prochain. — J’arrive à New York sans trop savoir l’anglais et sans mission bien déterminée (celle que j’ai officiellement, d’où mon passeport diplomatique, ne durera guère, semble-t-il). Peu d’esprit offensif, trop de freins moraux et politiques. Peu d’argent ; moyens d’en gagner conférences et articles mais pour qui et sur quoi, je ne le sais pas encore. [p. 446] L’Amour et l’Occident est paru à New York. On m’a écrit à Lisbonne déjà que les critiques sont excellentes, mais comment sont-elles lues là-bas ?
Crainte de l’atmosphère optimiste — simplificatrice — capitaliste. Crainte que mes catégories créatrices ne correspondent à rien d’actuel ou de concevable là-bas. Essayer de faire du roman, du théâtre ? Ce n’est pas moi. Un moraliste n’est efficace que dans son milieu culturel, je le crains.
Espoir ? dans des surprises, et dans quelques amis retrouvés, qui connaissent bien le pays — mais n’en paraissent guère enchantés…
Si tout rate là-bas, le refuge de l’Argentine ? Ou encore, apprendre l’anglais assez pour écrire dans cette langue ?
En mer, nuit du 14 au 15 septembre 1940
Les derniers bateaux de la dernière ligne reliant l’Europe à l’Amérique ont tous des noms en « Ex » : Exeter, Excalibur, Excambion. Et ils ne transportent, en effet, que des ex-quelque chose, ex-ministres, ex-directeurs, ex-Autrichiens, ex-millionnaires, ex-princes, vers leur exil. Mais moi, de quoi pourrais-je bien être I’« ex » ? Avec ma « mission de conférences » (prétexte évidemment peu convaincant) je fais figure d’ex-voyageur normal. Touriste des catastrophes, scandaleux personnage, comme le serait un témoin vivant mêlé aux colloques des fantômes…
Je crois bien que cette image m’est venue à cause d’une conversation entendue sur le pont cette nuit même. L’heure était fort tardive et propice aux aveux. Henri de Vilmorin, ex-cagoulard, ayant raconté, non sans verve, comment ses camarades et lui-même, avant la guerre, organisaient des dépôts de mitraillettes dans certaines rues stratégiques de Paris, Adrien Tixier86, ex-militant de la gauche, lui répondit avec un demi-sourire et sans retirer son mégot, que de l’autre côté on savait tout cela, et qu’au surplus, on en faisait autant, avec des armes fournies par certains ministères. Si j’en crois ces deux ex-adversaires, leurs astucieux préparatifs de guerre civile n’auraient été troublés que par l’attaque intempestive [p. 447] des nazis. Contre ceux-là, il semblerait qu’on eût moins brillamment prévu les choses… De fait, les étrangers sont toujours surprenants. On ne s’entend vraiment bien qu’entre gens du même peuple…
17 septembre 1940
Chaque soir, les passagers se pressent devant la porte de la cabine du capitaine, avec l’espoir d’entendre la radio. Tout à l’heure, comme j’essayais de me faufiler, R… s’extrait du groupe, me cède sa place, et je l’entends dire à sa femme qui attendait un peu en arrière : « Rien de nouveau, c’est toujours les mêmes petites histoires… »
Depuis des mois, c’est ce que répètent dix fois par jour les usagers de la radio. Le monde a changé de face sous nos yeux, mais nous le regardions de trop près : d’heure en heure, nous n’avons rien vu. C’est après coup, en nous retournant, que nous avons entrevu l’ampleur et la rapidité des événements.
Il a dit « Rien de nouveau, rien d’important… » Mais je crois avoir entendu dans le ronron nasillard qui sortait de la petite chambre : « Cent-soixante-cinq avions allemands ont été abattus sur Londres. » Et c’est peut-être la nouvelle la plus importante de la guerre. Car tout tient aux Anglais, et si ce bulletin dit vrai, les Anglais tiennent.
L’autre jour à Lisbonne, Lady M. of A… me disait : « Nous ne serons jamais battus, parce que nous sommes un peuple qui ne sait pas quand il est battu. » J’ai pensé aux chefs français trop cartésiens qui ont admis la défaite sur sa définition, — avant qu’elle fût définitive.
18 septembre 1940
Comment prévoir l’issue de cette guerre, lorsqu’on a remarqué qu’elle n’oppose plus que deux nations : l’une qui ne sait pas vaincre, mais qui gagne, et l’autre qui ne sait pas être vaincue, mais qui perd ? Les Allemands en effet, même victorieux, se plaignent encore comme des victimes. Et les Anglais, même battus, se comportent en propriétaires de droit divin de la [p. 448] victoire en général. La seule solution possible » serait donc la victoire anglaise.
19 septembre 1940
Un journaliste américain, qui revient de Paris, s’appuie au bastingage, près de moi, et me dit en crachant dans l’eau entre chaque phrase : « Il y a des gens, des Parisiens, qui trouvent que les Boches sont corrects… Well… Quand un gangster de Chicago vous prend votre portefeuille, il vous donne quelquefois cinq sous pour rentrer en métro… Il est correct, isn’t he ? » À mon tour, j’ai craché dans l’eau, pour marquer mon approbation.
20 septembre 1940, en rade de New York
Je me suis éveillé dans ma cabine moite avec le sentiment que tout était changé autour de moi. Et oui ! des verdures proches défilaient au hublot !
Couru sur le pont. Nous sommes dans les passes de l’Hudson. Une brume de chaleur tropicale bleuit les rives. Je ne m’attendais pas à la nature américaine, à la voir la première et de si près, avant les gratte-ciel, la statue… Je n’ai jamais eu la sensation d’un paysage plus étranger, mais plus étrangement accueillant. Tous ces arbres si riches, touffus et un peu fous ! Et ces maisons coloniales espacées, si intimes semble-t-il derrière leurs grands portiques. Et comme on aime une terre qui s’approche, avec l’immense sécurité du continent qu’on imagine au-delà de ces falaises orangées, frangées de forêts d’un vert sombre de luxueuse tapisserie…
La rivière s’élargit et se peuple de mâts. Au sommet d’une falaise qui fuit obliquement éclate une longue façade claire et neuve : la première rue américaine ! Nous approchons.
Tournant la tête vers l’avant, un peu au-dessus de la poupe, je viens de voir un groupe de tours serrées, presque diaphanes dans la brume — Manhattan, comme une prémonition qui serait vérifiée à l’instant même !
New York, fin septembre 1940
Ces histoires de visas et de passeports, j’y reviens, font rater l’arrivée la plus célèbre au monde.
Nous remontions donc l’Hudson, guettant New York avec une émotion croissante. À l’instant précis où un voisin me tirait par la manche pour me montrer la Liberté éclairant le monde, les haut-parleurs impérieux et lugubres ont réclamé notre attention. Nous n’avons plus rien vu que des grues et des mâts, pendant deux heures au ralenti, à travers les hublots du petit salon où siégeaient ces messieurs d’Ellis Island.
Ils palpent nos passeports et les feuillettent avec une lenteur taciturne. Nous sommes tous des prévenus, des coupables sans doute. Nous sommes tous des Européens, des gens qui viennent du pays de la guerre…
Interrogatoires en anglais. Comme dans les « rêves d’examen », où l’on se présente généralement tout nu et sans préparation. Reçu de justesse. Passez à l’épreuve suivante. Docile, j’ai repris ma place dans une queue silencieuse. Tous les yeux sont fixés sur cette table où nos passeports attendent, près des tampons sacrés. C’est bien le mien qu’il tâte et saisit sur la pile, d’une main apparemment distraite ? Qu’a-t-il donc de spécial, mon passeport, pour qu’il le considère avec cette méfiance-là ? Il hoche la tête, impénétrable. Évidemment, mon cas se présente mal. J’ai peut-être oublié l’essentiel… Il faudrait être fou, je le comprends enfin, pour croire qu’on puisse jamais se mettre en règle avant tant d’insondables exigences ! Eh bien, que vont-ils faire de moi, dans la pire éventualité ? Ils ne peuvent pourtant pas me jeter à la mer… Subitement, un coup de tampon, un bon sourire Thank you, Sir ! And good luck to you !
C’est fini. Le monde s’ouvre et s’éclaire comme au sortir d’un cauchemar. Mais c’est aussi comme un premier réveil désorienté dans une chambre nouvelle. Je monte sur le pont et ne le reconnais pas, encombré de bagages, noirci d’humidité (il fait une chaleur de salle de bains) et les dimensions ont changé… Tout le monde regarde du même côté quelque chose que je distingue mal.
Dans la brume épaisse, mais lumineuse, des ombres géométriques découpent l’espace aussi haut qu’on peut voir. Nous [p. 450] défilons lentement près de leur base. Des pans de brique rosée, ocrée, légère, s’éclairent dans les profondeurs embuées, montent et fusent comme des orgues, de toutes parts. Et de nouveau la « sensation de reconnaissance » m’a saisi. Cette rumeur, cet élan vertical, cet élancement solennel, unanime, c’est New York identique à son rêve. Premiers accords d’une symphonie dont on savait les thèmes par cœur pour avoir étudié la partition, mais voici qu’on l’entend, c’est elle, combien plus vaste, chaleureuse et vibrante !