III
Post-scriptum 1939
ou Conclusions à n’en plus finir64
Munich
Mon Journal publié au lendemain de Munich, cet événement modifiait-il ou non mon diagnostic de l’hitlérisme ? Je répondis par une note qui parut dans le numéro de novembre 1938 de la Nouvelle revue française. Désireux de me dégager de l’atmosphère trop émotive de ces journées, peu favorable à un jugement dont on n’eût pas à rougir tôt après, je crus y parvenir par l’artifice d’une espèce d’objectivité anticipée : d’où cette « Page d’histoire » que je donnais comme extraite d’un manuel futur :
Leçon sur la crise des minorités en 1938.
« 1. Caractérisez l’état politique de l’Europe en 1938. — Les démocraties de l’Ouest avaient fondé leur paix sur deux principes : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, l’arbitrage international. Au nom du premier principe fut créé l’État tchèque, au nom du second, la SDN. Mais le jacobinisme des démocraties (centralisation rigide, confusion de l’État et de la Nation) s’opposait dans le fait à toute application honnête des deux principes. D’une part, la SDN ne fut pas une fédération, aucun des États constituants n’ayant renoncé à aucune [p. 347] de ses prérogatives au bénéfice de la Société ; d’autre part, l’État tchèque opprima ses propres minorités, leur imposant un régime centraliste inspiré du modèle français.
2. Sur quoi se basaient les revendications hitlériennes ? — Les dictateurs du centre de l’Europe furent les premiers à s’apercevoir de ce paradoxe politique. Ils eurent l’habileté de fonder leurs revendications à la fois sur l’un des principes que les démocraties prétendaient défendre et sur le système qu’elles pratiquaient en fait. C’est ainsi que l’Allemagne exigea l’autonomie des Sudètes au nom du droit de libre disposition des peuples, puis leur annexion au nom de « l’unité nationale ».
3. Quelle fut la réponse des démocraties ? — Il était fatal, dans ces conditions, que les démocraties se laissassent convaincre par le « bon droit » des exigences allemandes. Et c’est pourquoi, lorsqu’en septembre 1938, l’Allemagne appuya sa revendication de menaces militaires, les démocraties cédèrent (entrevue de Berchtesgaden).
4. Pourquoi le conflit s’aggrava-t-il subitement ? — Le litige était réglé en principe. Mais alors (entrevue de Godesberg) Hitler démasqua l’aspect original (et non plus jacobin) de la dictature totalitaire : l’impérialisme religieux ou sacral. Il exigea d’entrer en armes et sur-le-champ dans les territoires sudètes. Une cession purement diplomatique n’eût pas compté à ses yeux. La religion dont il était le fondateur voulait le sacrifice sanglant (ou son symbole), le viol de la victime, la « libération » violente de la proie désirée (guerre limitée).
5. Quelle fut la réaction de l’Europe ? — L’opinion démocratique apparut désorientée par cette exigence purement rituelle. Les uns remarquaient qu’il n’y avait guère de différence entre Berchtesgaden et Godesberg. Les autres pensaient que l’exigence d’entrer en armes était une « querelle d’Allemands », une rodomontade gratuite, puisqu’en principe tout était résolu. Seul, le Premier ministre anglais sut voir et dire qu’il y avait là un fait nouveau, le signe d’une volonté d’hégémonie. C’était traduire en termes classiques la réalité pressentie de la nouvelle religion totalitaire. D’ailleurs, les réactions des masses ne tardèrent pas à démontrer que Chamberlain avait su exprimer l’une des tendances fondamentales et instinctives de l’Occident : la résistance à toute hégémonie, au nom d’un idéal latent de fédération des peuples sur pied d’égalité. Une vague [p. 348] de fond s’éleva contre la prétention allemande, que l’on sentait, obscurément, ruineuse pour l’avenir confédéral de l’Europe. Hitler comprit que son heure n’était pas encore venue. Il se vit contraint d’accepter la réunion à Munich d’une « Diète » des gouvernements égaux, qui régla le problème à l’avantage matériel de l’Allemagne, mais sur une base d’arbitrage international — préfigurant ainsi un statut fédéral exclusif de toute hégémonie.
6. À qui profitèrent les accords de Munich ? — Cette victoire symbolique du principe fédératif ne fut pas exploitée par les nations qui l’avaient remportée comme malgré elles et en dépit de leurs intérêts nationalistes. En proie à des luttes intestines sans grandeur, les démocraties de l’Ouest ne surent tirer d’un événement aussi considérable que des conclusions chagrines, au terme de calculs qu’on appelait alors « réalistes », et qui se bornaient à faire état des pertes matérielles subies. Le bénéfice moral, incalculable, fut perdu.
7. Conclusion. — La voie était dès lors ouverte aux ambitions totalitaires, les dictateurs ne trouvant plus devant eux que des États demeurés centralisés et maladroitement autarciques, auxquels ils empruntaient leurs vieux systèmes mais pour les appliquer avec rigueur. Personne ne sut opposer au Führer l’idéal qui avait fait jusqu’alors la force et l’équilibre dynamique de l’Occident : l’utopie agissante d’une fédération des égaux, dont la seule Suisse figurait le microcosme.
C’est dans cette perspective historique que les événements ultérieurs, pour surprenants et monstrueux qu’ils soient apparus en leur temps, trouvent leur explication la moins douteuse. »
Réactions antifascistes : « Faire le jeu d’Hitler »
Qu’une prise de parti efficace suppose nécessairement et avant tout la connaissance objective des faits en discussion, voilà qui, semble-t-il, ne souffre pas le doute un seul instant. [p. 349] Mais que cette vérité très évidente soit contestée avec passion, voilà qui mérite l’examen.
Comment se peut-il, en général, qu’un homme refuse de voir ce qui est ? Et en particulier : comment se peut-il que, délibérément, un publiciste qui entend juger l’Allemagne, commence par récuser les témoins objectifs en les accusant de complicité ?
La réponse est fournie par la psychologie courante de l’enfance. J’interdis à mon fils, âgé de 3 ans, de s’approcher du feu. Il s’en approche, naturellement. « Tu sais que je te l’ai défendu, tu vas te brûler. — Non, ça ne brûle pas. — Mon petit, tu vas te brûler ! — Vilain papa, tu es très méchant ! »
C’est mon dialogue avec certains « antifascistes » dès que j’essaie de les avertir de ce qui se passe en Allemagne. Je leur expose des faits « bons » ou « mauvais ». Je dis il faut connaître ces faits si l’on veut agir sur eux sans se laisser contaminer. Ils me répondent : vous faites le jeu d’Hitler !
Or si mon fils prétend que le feu ne brûle pas, c’est parce qu’il n’ose ni ne peut dire : j’ai envie de toucher le feu bien que je sache qu’il brûle. Cette contradiction insurmontable se résout pratiquement par un mensonge (le feu ne brûle pas), et par un transfert de la « méchanceté » du feu sur celui qui en avertit.
Dans un monde comme le nôtre, où si peu d’hommes connaissent leur vraie croyance et leurs vrais désirs, il est fatal que se développe au plus haut point le réflexe d’agression préventive qui fait dire : « Si vous prétendez rester objectif en présence de telle ou telle réalité, c’est que vous avez une tendance à la favoriser. »
Toutes les fois que se manifeste cette espèce de chantage à la tendance, je suis certain que son auteur est la proie d’une passion inavouable — même à ses propres yeux pour la réalité, précisément, qu’il voudrait m’interdire d’examiner.
Les antifascistes aveugles sont des totalitaires qui s’ignorent.
Quelle est, en effet, la caractéristique de toute mentalité totalitaire ? Le refus de discuter, d’où vient le terrorisme. La Terreur (jacobine, bolcheviste ou fasciste) a toujours dénoncé à la vindicte publique les « individus », c’est-à-dire ceux qui discutent ; ceux qui, sans être même des opposants, ne manifestent pas une volonté de soumission aux mots d’ordre du Parti. Plus encore ceux qu’on soupçonne, bien qu’adhérents enthousiastes, de demeurer capables d’un jugement personnel. Puis : [p. 350] ceux qui n’ont pas donné assez de preuves du contraire. Et finalement, tous ceux qui se « distinguent » par quelque trait marqué, de n’importe quelle nature, fût-ce même par leur orthodoxie trop rigoureuse. Dans tous les cas et à tous les stades, c’est la tendance que l’on punit, non pas les actes ou les opinions déclarées. On ne réfute pas : on jette la suspicion.
Or, c’est ce trait fondamental de la mentalité totalitaire que je retrouve dans les écrits et les propos de certains de nos antifascistes.
Introduisez la discussion, vous rendrez impossible le régime totalitaire. Je revendique pour ma part le droit de discuter, et j’en fais même un devoir civique. Si vous me le contestez, je vous jugerai là-dessus. Je dirai que vous êtes profasciste, non pas d’intention mais de fait.
Refuser de discuter Hitler, c’est le « tabouer », c’est le considérer comme l’adversaire sacré. Le sacré, c’est ce qu’on ne discute pas. Mais le sacré est toujours ambigu, l’horreur toujours liée à l’attirance. En discutant Hitler, je le profane. C’est beaucoup plus dangereux pour son mythe que les vociférations sacrées des antifascistes. Si vous me retirez cette arme, vous me transformerez en un fasciste honteux, qui sera certainement battu par le fasciste glorieux.
Dans un grand quotidien socialiste de Bruxelles, je me vois accusé en toutes lettres d’avoir « fourni des gages aux hitlériens, avant, pendant ou après » mon séjour en Allemagne. L’auteur conclut en engageant les antifascistes « à se méfier (de moi) ». Mais à peu près à la même date, La Dépêche de Toulouse écrit : « Il faut les lire d’un bout à l’autre, ces notes au jour le jour qui révèlent à la fois un observateur pénétrant et un enquêteur remarquablement documenté que n’aveuglent point les partis pris. » Le premier article assure que « les vieux lutteurs de la lutte du prolétariat allemand contre le fascisme ne sont pas en train, à l’heure actuelle, de pérorer dans leur cuisine en compagnie de professeurs étrangers bienveillants et objectifs. Ou bien ils se terrent dans le silence farouche où mûrissent les révoltes, ou bien ils sont comme tous ceux qui ont tenté de défendre la liberté, emprisonnés, torturés — ou [p. 351] supprimés ». Mais le second article, sur le même sujet : « On aurait tort de penser que la section la plus nombreuse de l’Internationale socialiste s’est volatilisée, ou du moins que seuls lui survivent les exilés, les bannis, les bagnards, les internés dans les camps de concentration… Ce serait la plus vaine et la plus dangereuse des illusions de penser que, dans les masses ouvrières allemandes, le totalitarisme n’a d’autre soutien que la force ou la menace de la force. Parmi les socialistes majoritaires, sans parler d’autres dont le nationalisme nous épouvantait lorsque nous fûmes, en 1924, à Hambourg, au premier congrès de l’Internationale reconstituée, combien n’en est-il pas qui, sans transition, de socialistes nationaux se sont mués, sans qu’il leur en coûte beaucoup, en nationaux-socialistes ? Pour eux, du reste, le drapeau rouge avec le cancre noir reste un drapeau rouge ; le mot « socialiste », dans national-socialiste, n’est pas un simple attrape-nigaud, et ce n’est pas sans conviction qu’ils chantent, le 1er mai, selon la formule officielle : Communauté, égalité et pain pour le peuple. Nul, peut-être, n’a mieux rendu compte de cet état d’esprit complexe que Denis de Rougemont, dans son Journal d’Allemagne… »
Il s’agit d’une scène de ménage. Car le premier article est signé par Jeanne-E. Vandervelde, qui passe pour communiste, le second par son mari Émile Vandervelde, le célèbre leader de la IIe Internationale.
Réactions hitlériennes
Lorsqu’il s’agit de savoir ce que pense un peuple « mis au pas », faut-il préférer les témoignages privés aux prises de position publiques ? J’ai reçu plusieurs lettres d’Allemands qui m’avaient lu, et qui ne se cachaient pas d’approuver mes critiques. Sont-elles signes avant-coureurs d’une réaction plus générale, ou simplement derniers vestiges d’une répugnance libérale ? Quant aux articles, publiés avec l’approbation indispensable du Parti, ils sont par définition suspects, mais j’admets que la plupart des hommes ne pensent, en réalité, que ce qu’on leur dit de penser, et qu’ils ont lu. En sorte que l’expression [p. 352] d’un point de vue officiel a bien des chances de refléter, comme par avance, l’opinion générale de larges masses.
Ce qui me paraît le plus curieux à cet égard, ce sont certaines contradictions que j’ai relevées entre les articles parus en Allemagne sur mon livre. Cela étonne, venant d’un tel pays, et cela n’est pas sans signification quant aux possibilités d’évolution du régime.
L’un cite plusieurs de mes jugements d’une façon très partiale et très habile : il ne conserve que les rares éloges et supprime les critiques qui terminaient la phrase ou le paragraphe cités. Il feint que j’approuve la mise au pas de la presse et les persécutions contre les juifs ! Et cela lui permet de louer ma « profonde connaissance de la vie allemande » (K. H. Bremer, dans Die Tat).
L’autre au contraire m’accuse de connaître si mal cette même vie allemande que toutes mes observations s’en trouvent faussées et mensongères. C’est, dit-il, que je cherche à juger le national-socialisme « à l’aide de catégories qui lui sont essentiellement inadéquates, à savoir les catégories chrétiennes-protestantes » (Cahiers franco-allemands). On ne saurait être plus clair, et je livre cette phrase à la méditation de ceux qui voient encore dans le Führer un protecteur de l’Occident chrétien contre la barbarie des sans-Dieu bolchéviques !
Tandis que le premier écrit : « R… enrichit sans nul doute la discussion féconde entre les deux peuples », un troisième intitule son article (publié plus tard en brochure) Un mauvais service, et précise que mon livre ne peut être que « dangereux pour les relations entre les deux peuples ».
Ce dernier article m’a paru le plus intéressant à analyser (Prof. Hans Jeschke, dans Geist der Zeit). Il me reproche, en effet, non sans véhémence, de caractériser le national-socialisme comme « mouvement religieux », ou encore comme « ersatz de christianisme ». Alors, affirme-t-il, qu’il s’agit actuellement d’un mouvement purement politique. Cependant, après avoir déclaré qu’ « entre cette conception du monde politique… et une religion au vrai sens du mot, il y a un pas ! », il ajoute : « Certes, l’Allemand libéré des manières de penser chrétiennes peut très bien faire ce pas, et même devra le faire un jour, s’il reste conséquent dans l’évolution de sa pensée. » En définitive, mon erreur serait d’avoir anticipé sur cette évolution nécessaire, [p. 353] et d’avoir exprimé en termes trop clairs ce qui n’est encore qu’un « devenir » et, à leurs yeux, un idéal…
Mais voyons les choses de plus près. « La cristallisation des concepts nationaux-socialistes en une image du monde proprement religieuse…, serait évidemment le plus beau couronnement de la révolution allemande. Elle rendrait à notre peuple son unité spirituelle et politique, et, par l’adjonction d’un élément métaphysique, élèverait la notion unitaire de l’homme allemand au rang d’une véritable “totalité”, en sorte que le reproche d’étatisme totalitaire, qu’on nous fait, serait encore plus agréable à porter qu’il ne l’est actuellement ! Toutefois, le national-socialisme poursuit aujourd’hui un seul but : la cohésion spirituelle et politique de la communauté allemande, à l’intérieur comme devant l’extérieur. Pour notre communauté religieuse et populaire, nous avons encore besoin de temps, et, à bien des égards, de maturation. Mais cette communauté politique est cependant aussi bien fondée, religieusement, qu’une communauté religieuse le serait sur une base existentielle-ontologique. »
Ces lignes, assez confuses, s’éclairent à mes yeux grâce à la lettre que m’écrivit vers la même époque un étudiant nazi. Il me reprochait, lui aussi, d’avoir parlé de religion à propos de la croyance nationale-socialiste, et il ajoutait : « La religion est en effet quelque chose de sentimental. Notre conception du monde, au contraire, embrasse tout à la fois le domaine politique, le domaine spirituel et le domaine éthique. » Il résulte de ces précisions — si l’on ose dire — que le national-socialisme est exactement une religion, comme je l’affirmais, mais qu’il n’est pas « politique » de l’avouer avant que cette religion ait réussi à s’affirmer avec une puissance incontestée. Bien plus, la croyance hitlérienne est à tel point de nature religieuse que ceux qui en vivent n’ont pas besoin de le savoir ! Comme pour jouir plus librement de sa « substance affective », ils refusent l’étiquette compromettante. Ils sont au stade de la foi du charbonnier, et reculent encore, avec une sorte de pudeur opportuniste, devant la nécessité, pourtant prochaine, des définitions théologiques. C’est dans ce sens qu’on est en droit de parler d’un paganisme irrationnel et romantique. Sous le couvert de ces refus véhéments de reconnaître l’évidence, c’est-à-dire la nature religieuse de l’hitlérisme, les nazis peuvent se livrer [p. 354] impunément aux confusions les plus catastrophiques de l’instinct religieux naturel et de la volonté de puissance.
Ce débat sur le sens du mot religion n’est qu’un exemple — mais des plus typiques — des très profonds malentendus verbaux institués entre l’Allemagne et tous les autres peuples par la Révolution nationale-socialiste.
Question de mots
On ne fait pas de révolution sans changer le vocabulaire. Car la force principale d’un mouvement politique n’est pas la vérité de sa doctrine, mais l’opportunité de sa propagande. La révolution, de nos jours, c’est d’abord une question de mots, une question de slogans, un cas particulier de cette science de l’opinion qui s’appelle la publicité.
C’est pourquoi la conversation devient parfois si difficile entre un pays qui a fait une révolution et ses voisins qui en ont fait d’autres, ou qui n’en ont pas fait depuis longtemps. La fameuse « incompréhension » que l’on observe entre les peuples n’est pas de nature sentimentale d’abord. Dans toutes ces querelles de ménage que se font les nations d’Europe, il s’agit moins d’humeurs que de lexiques incompatibles.
Ainsi du dialogue France-Allemagne. Il fut longtemps l’un des plus malaisés, à cause du pathos jacobin dont les Allemands avaient souffert pendant l’Empire. Cette « liberté » qu’apportaient les Français à la pointe de leurs baïonnettes ne correspondait pas à des notions bien claires dans le cerveau d’un paysan prussien. D’où les malentendus que l’on sait, et les « explications » un peu brutales qui aboutirent au compromis boiteux de Versailles. Le Reich promettait de comprendre, il proclamait la République, il allait essayer, lui aussi, de pratiquer les droits de l’homme… Et puis l’on fut contraint de se rendre à l’évidence ; décidément, cela ne prenait pas, cela n’entrait pas dans les coutumes germaniques. Alors parut M. Hitler.
Il a fallu cinq ou six ans pour déchiffrer la clef de son langage. [p. 355] Les récents événements y ont beaucoup aidé. Aujourd’hui je crois pouvoir dire que le système est assez simple, et qu’il consiste à peu près en ceci : reprendre le vocabulaire démocratique, mais changer le signe de chacun de ses termes. Exemples : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes signifie, dans le langage totalitaire : le droit des peuples les plus forts à disposer de leurs voisins les plus faibles ; consolider la paix signifiera : envahir un pays à dix contre un sans avoir à tirer un obus. La presse italienne, dans son ardeur de néophyte, vend la mèche lorsqu’elle oppose à la violence et au bellicisme de Roosevelt le sens du droit et le pacifisme des dictateurs. Ce n’était donc pas plus malin que cela ? Il suffit de poser à la clef : noir égale blanc, et ainsi de suite. Enfin l’on va pouvoir s’entendre !
Toutefois, comme en pareil domaine tout est affaire de nuances, parfois subtiles, il n’est pas superflu d’entrer dans le détail de quelques-unes de ces transpositions. J’examinerai à cet égard trois termes : liberté et justice, qui viennent de notre fonds, et le néologisme espace vital.
On ignore trop souvent que la liberté signifiait pour les vieux Germains le droit de porter une arme et de la garder chez soi. Il est donc assez naturel que le congrès de Nuremberg, qui célébra le réarmement du Reich, se soit intitulé : Journée de la Liberté. Précisons : l’armement pour les Allemands n’est pas comme pour nous autres démocrates un moyen de protéger des libertés d’ordre civil. Il est en soi la liberté, et nulle autre n’est concevable…
La justice est pour nous le respect du droit, et au-delà de la lettre d’un code, une manière objective de jauger les arguments de deux parties adverses. C’est dans ce sens que j’avais essayé d’être « juste » vis-à-vis de l’Allemagne dans un petit ouvrage paru l’automne dernier. Or, voici ce que m’écrit un hitlérien : « Juste, votre livre ne l’est certainement pas. Car la justice jaillit de la plénitude d’une vitalité sûre d’elle-même, et non pas de comparaisons abstraites. C’est en quoi les notions française et allemande de justice s’opposeront pendant plusieurs décades encore. »
Effectivement la définition de la justice allemande que veut bien me donner mon correspondant signifie pour un esprit français : droit du plus fort, donc injustice. Ici encore, il suffit de changer de signe.
[p. 356] Quant à l’espace vital des dictatures, on n’aura pas été sans remarquer que sa qualité la plus frappante est l’élasticité illimitée. Plus la vitalité d’un peuple est « sûre d’elle-même », plus ses nécessités « vitales » s’accroissent. Que signifie alors le mot ? Non pas ce qu’un vain puriste pourrait croire, non pas ce qui serait indispensable pour préserver les Allemands de la famine, mais au contraire ce qui est indispensable pour satisfaire et augmenter encore une « vitalité sûre d’elle-même ». L’espace vital, c’est celui que réclament non la misère et la famine, mais l’orgueil et la boulimie. Ce sont les blés moraves et les pétroles roumains, réserves de guerre. Ce qui est vital, c’est donc tout simplement ce qui permettra de faire la guerre, c’est-à-dire — traduit en allemand — d’affirmer une « vitalité sûre d’elle-même » et de « consolider la paix »…
Bornons-nous à remarquer que pour les peuples revendiqués par le Reich en ces termes, ce qui est pour un nazi espace vital risque malheureusement de s’appeler bientôt champ de bataille, ou espace mortel.
Et maintenant, que faire ?
La nouvelle de la mort de Pie XI a répandu bien au-delà des frontières du catholicisme une émotion dont chacun sent l’arrière-pensée, l’arrière-angoisse. Cette mort en plein combat dans l’invisible spirituel, à la veille d’un discours qui devait être un acte, nous laisse tous en suspens sur le mystère de notre époque : un mystère de nature religieuse. Vous l’éprouverez sans doute comme moi dans les salles d’actualités, à considérer le public quand passe le film des funérailles romaines. Quelque chose vibre dans l’obscurité, des régions endormies de la conscience humaine de nouveau se sensibilisent… Possibilités ambiguës dont il ne faudrait pas trop vite se réjouir.
Il se peut que les temps qui viennent voient s’éveiller dans l’âme des masses une grande faim élémentaire trop longtemps refoulée et niée. L’histoire de l’après-guerre aux yeux de nos descendants sera peut-être moins l’histoire des traités et de leur périlleux ajustement, que l’histoire du réveil des religions au terme de l’ère rationaliste.
[p. 357] Ce n’est pas le phénomène en soi, mais son ampleur, qui s’annonce sans précédent. Le siècle des Lumières, puis le siècle individualiste, ont relâché et parfois même dissous les liens « sacrés » du corps social. Le xixe siècle a vu la décadence des formes, conventions, cérémonies et lieux communs qui étaient les signes extérieurs d’une communion tacite entre les hommes. Nous sommes là, petits individus, impuissants, isolés, méfiants, posés les uns auprès des autres, à nous demander pourquoi nous sommes ensemble. Il s’est formé dans la cité un sentiment encore diffus de vide social, analogue à celui qui dut marquer la décadence de l’Empire romain. Mais de ce vide naît un appel. Et cet appel à une communauté nouvelle, à une « mystique » comme on le répète un peu partout, plus simplement : à des raisons de se regrouper, c’est l’affleurement d’un inconscient désir de « ce qui lie », d’une religion. De n’importe quelle religion…
Il est temps que le monde chrétien prenne conscience à la fois de cette chance et des risques immenses qu’elle ouvre.
Car on ne peut plus se le dissimuler : les masses modernes, privées de culture spirituelle, athéisées jusqu’à un point que les chrétiens, souvent, n’imaginent guère, se trouvent devant le fait religieux plus ignorantes, plus démunies et plus « barbares » que les peuplades polynésiennes avec leurs rites et leurs sorciers. Si la faim religieuse s’éveille dans ces masses, elles risquent aussi bien de se satisfaire par les moyens les plus grossiers, et par exemple par le seul sentiment d’une fraternité charnelle, d’un coude à coude pathétique. Ce n’est pas là une hypothèse : il suffit de traverser le Rhin pour ressentir, jusqu’au frisson de l’horreur sacrée, la réalité monstrueuse d’une de ces religions larvaires. On demande souvent quel est le contenu de la « mystique » nationale-socialiste. L’effrayant, c’est qu’il n’y en a pas. Il n’y a rien que des masses qui se ressentent comme telles, à la faveur d’un déploiement théâtral et géométrique, autour d’un chef qui ne veut être que leur incarnation et leur symbole. Des masses qui communient avec elles-mêmes dans un chant triste ou dans un cri.
Or ces religions vagues et violentes se cherchent pourtant une doctrine. N’étant pas nées d’une création spirituelle, d’une espérance ouvrant l’avenir, elles ne savent justifier leur existence que par le fait qui rassemble les masses : l’origine commune, [p. 358] le passé. Le christianisme fondait une société ouverte, liée par l’attente unanime d’un au-delà libérateur. « Les choses vieilles sont passées », dit saint Paul, il n’y a plus ni Juif ni Grec, et tu es mon frère en la cité nouvelle si tu partages mon espérance. Et tu es mon frère encore si tu la refuses, parce que j’espère pour toi, mon ennemi… Mais le national-socialisme se trouve avoir donné le type d’une communauté régressive, fondée sur les seules choses révolues, sur tout ce que l’on a derrière soi et qui ne peut plus être changé : le sang, la race, la tradition, les morts, tout ce qui impose un destin sans recours.
Voilà pourquoi cette religion est, au suprême degré, intolérante et plus qu’intolérante : on ne peut même pas s’y convertir ! Si l’on n’a pas le même passé, l’on ne pourra jamais y entrer — si l’on n’est pas de sang aryen, par exemple. Car cette religion n’admet pas que « les choses vieilles sont passées ». Elle n’admet pas cette nouvelle naissance, cette conversion à partir de laquelle il n’y a plus ni Juifs ni Grecs aux yeux de l’esprit. Elle ne demande pas : que crois-tu ? qu’espères-tu ? mais elle demande seulement : quels sont tes morts ? Religion du sol et du sang, religion sanglante et mortelle, religion des choses vieilles, mortes et enterrées depuis des millénaires, jamais « passées », et qui réclament encore du sang, des morts, des cortèges funèbres, des cérémonies d’imprécation, des sacrifices propitiatoires, le tam-tam des tambours lugubres, d’hallucinants sabbats de nègres blancs !
Qui ne voit qu’une telle religion hait mortellement la foi chrétienne, tournée vers le pardon, le futur éternel, le rachat du péché d’origine ?
Ce n’est pas un conflit accidentel, c’est encore moins un conflit politique qu’il faut chercher à l’origine réelle des persécutions hitlériennes contre les Églises du Christ. C’est une opposition de nature et d’essence, radicale et insurmontable ; c’est l’affrontement du destin sombre et de la foi libératrice, des choses fatales et des « choses espérées », du culte des morts et de celui du Dieu vivant.
L’ère des religions s’ouvre à nous, chargée de promesses équivoques. Ère nouvelle pour les chrétiens qui pensaient n’avoir plus à redouter que l’incroyance et l’inertie. Peut-être vont-ils découvrir que l’adversaire fanatisé les défie mieux que le sceptique et les ramène mieux à leur vraie force. Car il ne suffit plus d’entretenir un vague sentiment religieux, vestige [p. 359] d’un passé touchant, pour répondre à une religion dans sa jeunesse virulente et affamée. Il faut se réduire aux vérités solides. À celles qui nourrissent l’espérance, et non la peur ou la haine du voisin. Il faut surtout répondre mieux que l’adversaire au problème qu’il tentait de résoudre, à ce problème du vide social, communautaire, qui dès maintenant se pose à nous aussi. Car si d’autres y ont mal répondu — les communistes et les fascistes — nous ne pourrons pas nous en tirer, pour notre part, en critiquant simplement leurs erreurs. Il est facile d’avoir raison de loin ; plus difficile de découvrir une voie meilleure où l’on soit prêt à se risquer soi-même.
Quelle voie ? On m’a reproché d’y avoir fait allusion sans la préciser clairement. J’essaierai de tracer le dessin maladroit d’une utopie.
Il semble que les premières tâches soient d’ordre politique et social. Je n’ai pas de conseil à donner aux ministres, et peu d’entre nous sont en mesure d’influencer les décisions au jour le jour qu’ont à prendre les gouvernements. Mais il n’en va pas de même dans les questions sociales. Ici, la tâche n’est pas douteuse : si chacun de nous prenait sa part dans la lutte contre le chômage, si chacun de nous s’efforçait de réduire les injustices qui pèsent encore sur la classe ouvrière et la paysannerie et parvenait ainsi à la conscience de l’isolement réel où sont les hommes contraints de vivre entassés et sans liens spirituels dans les villes, le sens social renaîtrait parmi nous, et par là même, les séductions totalitaires perdraient beaucoup de leur pouvoir immédiat.
Sur le plan international, où l’opinion, de nos jours, joue un rôle décisif, la direction qu’il convient d’adopter ne me paraît ni moins claire ni moins simple. L’Allemagne a poussé à la perfection le système de l’autarcie. À tel point que ce terme résume la politique et la religion d’Hitler. Or l’autarcie n’est à tout prendre qu’une transposition de l’individualisme au niveau de l’État-nation. Un seul système s’y oppose radicalement : c’est celui de la communauté, de l’interdépendance des nations et régions qui s’appelle le fédéralisme. Seul le fédéralisme est propre à recréer, sur le plan politique, une commune [p. 360] mesure des nations, un droit et des coutumes viables, un langage vrai pour la diplomatie (qui se meurt de rhétorique périmée). Et j’entends par fédéralisme : dévalorisation de toutes les frontières économiques, politiques, militaires ; création d’entreprises communes à plusieurs nations ; mise en exploitation commune des colonies ; ententes économiques et commerciales ; échanges de matières premières et de main-d’œuvre ; répartition des activités humaines non dans le cadre rigide des barrières douanières, mais autour de centres de production matérielle ou spirituelle. Il est clair que ce système d’aménagement correspond seul aux réalités économiques, sociales et militaires d’aujourd’hui : les bassins industriels par exemple ne se confondent presque jamais avec les bassins linguistiques, ou avec les bassins commerciaux, et moins encore avec les « régions stratégiques » naturelles. C’est dire que le système des frontières administratives et politiques, doublées de cordons policiers et douaniers, ne répond nulle part aux besoins réels. C’est dire encore que loin d’être utopique au mauvais sens, le fédéralisme sur tous les plans serait au contraire le seul système non seulement souhaitable mais raisonnable. Et pourtant, dès qu’on parle de fédéralisme, on déclenche le reproche d’utopie. D’où vient cette résistance — au sens freudien — à la solution rationnelle ? Je pense qu’il faut l’attribuer au scepticisme résigné des « réalistes », qui ne peuvent croire le rationnel réalisable. En somme, ils ont raison dans l’état actuel des choses mais surtout des esprits. Reste à savoir si nous devons enregistrer cet état comme fatal et permanent. Reste à savoir si, justement, nous ne devons pas tenter l’impossible — qui rendra tout le reste possible, et consacrer désormais nos efforts à transformer la vie morale des masses, de telle façon que les solutions de raison puissent devenir des solutions pratiques. Nous voici ramenés au problème des religions.
Certaines phrases de ma Conclusion 1938 pouvaient prêter à équivoque, et y ont prêté. Je demandais que les démocraties résolvent à leur manière les problèmes religieux qu’ont résolus, vaille que vaille, les dictateurs. Je demandais qu’elles retrouvent une foi… On a pu croire que j’appelais à la rescousse je ne sais [p. 361] quelle « mystique démocratique ». Rien n’est plus loin de ma pensée. Toute espèce de « mystique » libertaire est condamnée d’avance, dans la lutte engagée. Car la mystique nationale-socialiste ne s’appuie pas sur des idées ou des raisons, mais sur la personne même d’Hitler, présent et agissant parmi son peuple. Elle n’a pas pour foyer une idée de l’homme, mais un homme.
Et cet homme n’est pas tel qu’on ait le droit de rêver d’en voir surgir d’aussi puissants au service de causes meilleures. Lorsqu’on songe aux pouvoirs sans précédent qu’il a revendiqués et pris en fait, lorsqu’on songe qu’il prétend être en personne non seulement le chef de l’État, mais l’autorité spirituelle et le sens même de la nation allemande, il devient parfois difficile de le considérer comme « un homme ordinaire »… C’est après avoir vu le Führer magnifié par le culte de son peuple que j’écrivais cette phrase qui parut ambiguë : « Seul un prophète peut lui répondre. »
Mais dans l’attente du prophète, que dirons-nous ?
On peut être tenté de répondre à la religion totalitaire en lui opposant une autre religion. Je songe au culte catholique, à ses cérémonies grandioses, à ses « congrès eucharistiques ». N’est-il pas significatif que ces grands spectacles de masses autour d’une Présence sacrée se multiplient dans ces dernières années ? C’est la réponse traditionnelle au même besoin qui, sous une forme plus élémentaire — sans dogmatique ni transcendance, ni rites précieux et séculaires — émeut les masses germaniques et les rassemble autour du chef libérateur. Pourtant, cérémonies contre cérémonies, celles d’Hitler gardent l’avantage de flatter l’homme au cœur de sa violence, ou pour mieux dire de sa brutalité. L’Église catholique, aujourd’hui, reste la seule puissance organisée qui se donne pour universelle, donc en droit supranationale, et à ce titre, elle représente le havre de millions d’espoirs. Pourtant, le sens de l’universalisme peut-il être instauré ou restauré à partir d’une Église qui se dit « catholique » mais qui, en fait, est surtout romaine, quand elle n’est pas de connivence avec tels pouvoirs établis en Europe ? Ou faut-il exiger, espérer davantage, attendre tout d’un nouveau christianisme, qui serait universel non point par la vertu d’une organisation unique, mais parce qu’il saurait rendre aux hommes le sens intime et personnel de leur appartenance première à l’Esprit qui transcende toute nation ?
[p. 362] Il se peut que la tâche urgente ne soit nullement de satisfaire l’instinct religieux des masses, mais au contraire de les en délivrer. Il se peut — et même je le crois — que la seule tâche vraiment urgente soit d’éduquer le genre humain, c’est-à-dire de le conduire au-delà (e-ducere : conduire hors de) — au-delà des exigences de sa nature dans ce qu’elles ont de plus exalté et à la fois de plus dangereux. (Toutes les religions, comme telles, sont « sanguinaires ».) Le néo-paganisme hitlérien est la réponse la plus puissante que les hommes d’aujourd’hui aient inventée pour satisfaire leur faim religieuse. Mais c’est aussi le plus puissant défi qui ait été jeté au christianisme : votre foi sera nouvelle à son tour, ou bien elle sera balayée. Elle sera nouvelle au sens le plus actif du mot : elle retrouvera la virulence qu’elle avait à l’état naissant, elle sera plus communautaire et plus réellement personnelle. La véritable « communion des saints » sur tous les plans, du spirituel au matériel — n’est pas le fait d’une organisation même « sacrée », mais d’une présence réalisée dans chaque personne, enracinée dans l’acte de la foi que l’on ne peut jamais faire que seul mais parmi d’autres, comme on naît seul, comme on meurt seul. Je crois qu’en dehors de cette foi, il n’est pas d’hommes qui puissent se vanter d’être à jamais irréductibles aux tentations totalitaires.
On me dira que c’est exiger le miracle, mais montrez-moi que rien de moins puisse être assez ?
Et si l’on dit encore : Ce n’est pas une solution ! je répondrai qu’alors il n’y en a point.