Avertissement
Voici des notes qui, par leurs dates, prennent la suite du Journal d’un intellectuel en chômage. Mais il ne s’agit plus de chômage. L’auteur vit en Allemagne hitlérienne, et il y vit de son travail. (Des cours à l’Université d’une ville que l’on n’a pas jugé utile de nommer.)
Le lecteur sera déçu s’il attend une évocation poétique de l’Allemagne : c’est le régime seul qui retient l’attention. Et l’on n’a pas voulu donner de ce régime un tableau objectif et complet ; mais voici quelques prises sur sa vie quotidienne, sur son existence dans les êtres.
On se demandera sans doute pourquoi ce journal n’est publié qu’après deux ans de tiroir. Les nouvelles qu’il apporte ne sont-elles pas vieillies, dépassées par les événements, et par certaine panique récente45 ? L’auteur s’est posé la question d’une manière un peu différente. S’il a tardé à publier ces pages, c’est justement qu’à son retour d’Allemagne, il n’était pas encore fixé sur la nature de leur actualité. Il craignait de n’avoir décrit que des aspects passagers du régime. Et comme son ambition n’était nullement de faire concurrence aux journalistes d’information, il s’est dit que le seul moyen de vérifier l’actualité de ses notes, c’était d’attendre quelque temps. Le lecteur va juger que cela suppose une conception assez spéciale de l’« actuel ».
Ce petit livre est un journal, mais bien que publié, c’est un journal privé. La fonction de ce genre littéraire est à peu près l’inverse de la fonction de la presse. Qu’attendons-nous des journalistes [p. 284] publics, des grands reporters ? Une espèce de stylisation improvisée des événements, conforme aux vues générales d’un parti, ou tout au moins à l’opinion moyenne telle qu’elle se trouve préformée dans un pays. Or le journaliste privé prend au contraire son plaisir à noter ce qui contredit les stylisations opportunes. Ou pour mieux dire — car la contradiction dépend encore trop étroitement des préjugés qu’elle veut réduire — il s’attache aux faits et aux gestes qui ne sont ni tout à fait ce que l’on croyait, ni exactement le contraire. Et il se flatte d’atteindre ainsi, mais dans l’Histoire, ce même genre de réalité qu’imaginent les romanciers : le particulier général. Seulement au lieu de décrire des relations amoureuses, il décrit des relations sociales, ou politiques, ou religieuses : une affectivité plus vaste, aux manifestations non moins précises, mais encore peu connues des psychologues, et très curieusement ignorées des sociologues et des hommes politiques.
De même que le roman psychologique, centré sur des héros individuels, a traduit la réalité de l’époque qui prend fin sous nos yeux, il se peut que le journal privé soit la forme de transition qui corresponde à la réalité d’un temps nouveau : elle traduit les relations d’une personne avec les passions collectives. Demain peut-être, il n’y aura plus que des manifestes, des épopées de propagande. Je dédie cette brochure à ceux qui, dès maintenant, veulent et préparent un après-demain.
Été 1938.