Conclusion
« Sentinelle, que dis-tu de la nuit ? »
Il y a quelques années, ayant écrit que l’action politique par excellence allait consister désormais à prendre des mesures conservatoires de l’Humain, quelqu’un demanda : « Pourquoi voulez-vous donc que ça dure ? » Question morbide, mais lucide, et qu’on ne peut simplement écarter.
Je veux que l’homme dure à cause de l’espérance. À quoi s’ajoute un raisonnable espoir. La fin de l’homme, tout à l’heure, serait au moins prématurée. Nous voyons aujourd’hui certaines causes du péril où l’humain risque de s’anéantir, et nous disons : ce serait trop bête ! Nous venons d’entrevoir la guérison possible. Nous avons les moyens de sauver « l’environnement » — la nature et nos habitats — in extremis. Mais que serait la beauté du Monde sans l’œil de l’homme ? C’était si beau, la Terre de la Vie, bleue, verte et blanche dans le noir éternel… Mais sauver le paysage et les décors n’aura plus de sens si nous ne sommes plus là, ou ce qui revient au même, si nous sommes encore là mais aliénés, devenus incapables même de nostalgie pour ce qui fut un jour notre vie menacée. Mais il n’est pas de prévision d’avenir meilleur qui ne passe par un homme meilleur. Car il arrivera… ce que nous sommes. Et quoi d’autre peut-il arriver ? Et venant d’où ? (À part les tremblements de terre.) Il nous faut donc vouloir que le meilleur gagne — en nous. Et il nous faut d’abord nous le représenter, nous le rendre présent, l’anticiper.
[p. 368] On peut anticiper l’avenir et le prévoir par les yeux de la foi, « substance des choses espérées, ferme assurance de celles qu’on ne voit pas ». Mais à l’aide d’appareils scientifiques, on ne peut voir que du passé, des faits, c’est-à-dire du factum, du déjà fait.
Toute pensée créatrice est du wishful thinking, prend nos désirs pour des réalités, jusqu’à ce que ces désirs créent ces réalités et leur donnent vie dans notre vie, les réalisent. Désirer le meilleur en nous et par la force du désir le devenir, c’est anticiper notre avenir, mieux : c’est le faire.
La décadence d’une société commence quand l’homme se demande : « Que va-t-il arriver ? » au lieu de se demander : « Que puis-je faire ? »
À ces deux questions, curieusement, il n’est qu’une seule réponse possible et c’est : Toi-même ! Car il arrivera ce que nous sommes : du mal au pire si nous restons aussi mauvais, et quelque bien si nous devenons meilleurs, obéissant mieux à notre vocation dans la cité. Hors de là point de communauté, ni donc de régions, ni d’Europe, ni de paix, ni de futur à vues humaines.
J’ai voulu lire l’avenir inscrit en nous — non certes dans nos chromosomes : n’allons-nous pas nous cacher une fois de plus derrière les arbres, aux forêts du passé profond ! — mais dans nos attitudes présentes.
Si vous voulez prévenir tel désastre probable ou précisément calculé, et d’abord celui d’être tous des seuls en masse, il vous reste à vous convertir, à faire votre révolution, c’est le même mot.
Je ne vais pas vous demander de devenir tous des saints. (Pourtant, ce serait la solution.) Je ne vais pas vous dire : — Aimez-vous ! (même remarque). Mais seulement : — Remplacez ce système qui multiplie les occasions de haine par un autre qui favorise et qui appelle la solidarité. Or, ce changement n’adviendra pas dans la cité, dans le réseau des relations humaines, s’il ne s’est opéré d’abord en vous. Si vous voulez changer l’avenir, changez vous-mêmes.
Et c’est pourquoi la Sentinelle de Juda, le grand prophète, interrogé sur l’avenir par la voix de l’angoisse humaine dit seulement : Convertissez-vous ! Le mot doit être ici reçu dans toute sa force et dans la plénitude de son sens. [p. 369] (Qui n’est pas limité à « devenez chrétiens ! ». Isaïe n’était pas chrétien.)
Dira-t-on que l’on peut partager de telles idées sur les méfaits des centrales nucléaires et les bienfaits de la communauté, donc des régions, sans adopter l’attitude religieuse que suggère malgré tout le terme de conversion ? Ou que la religion n’a rien à voir avec tel mode de pollution ou de production d’énergie ? Je répondrai que les régions, la pollution, l’énergie nucléaire ont valeur symbolique en tant que nœuds de problèmes qu’on ne peut résoudre ou trancher sans impliquer des décisions métaphysiques et religieuses quant au rôle de l’homme sur la Terre et quant à ses options de base : la puissance ou la liberté.
Faire des régions et recréer ainsi des possibilités de communauté où la personne ait liberté de découvrir et d’exercer sa vocation ; du même coup, prévenir la guerre nucléaire (les unités de base simplement n’atteignant pas la masse critique) ce n’est rien de moins que se tourner vers des finalités de liberté, rien de moins que renoncer à la puissance sur autrui. Et c’est littéralement se convertir.
Tous les prophètes condamnent la volonté de puissance, qu’ils assimilent à l’invocation des faux dieux. Pour les évangiles, la puissance est la plus grande des tentations que le diable dresse au désert devant Jésus. Toute la Bible exalte en revanche « la liberté des enfants de Dieu ».
Si l’on exclut de la « sphère du religieux » le drame de l’humanité menacée par ses propres erreurs et menaçant du même coup la nature ; si l’on remplace l’amour par l’efficacité — dont la mesure est la puissance militaire, puissance de tuer ; si l’on ne veut plus tirer son énergie de soi-même mais seulement de la désintégration d’un peu de matière, que reste-t-il dans la « sphère du religieux » ? La casuistique. Mais à l’inverse, comment fonder l’objection de la personne, au nom de quoi refuser le verdict de la Raison d’État, quand il tombe de l’ordinateur bien programmé ?
Puissance ou liberté, qui tranchera ? Entre le besoin de sécurité à tout prix et la soif de liberté à tous risques, le choix de l’espèce sera fonction de la chose la moins prévisible du monde, qui est la vitalité d’une société.
Mais il nous faut pousser l’analyse sur nous-mêmes : que choisissons-nous réellement ?
Au niveau des États-nations tout est joué, tout est [p. 370] perdu. On le sait dans les hautes sphères du pouvoir. Chacun, pour se sauver en tant que nation, vend ou achète les armes de la fin, et se précipite vers l’holocauste général avec une très grande et très profonde stupidité, qui amène des éthologistes à penser que se manifeste, dans l’humanité d’aujourd’hui, une tendance suicidaire assez puissante.
Alors, nous — chacun de nous — changeons de cap, changeons de buts, ordonnons nos moyens à ces buts — recréons la communauté !
Ce ne sera pas encore la fin de la peine des hommes, la vie sans poids. Pas encore le Jour éternel. Mais quelque chose comme le miracle du réveil après le cauchemar où l’on hurlait seul, sans écho, devant l’indicible injustice de l’écrasement imminent. Comme la permission de vivre encore de nouveaux jours, de nouvelles nuits aussi, et d’y trouver plus de saveur et plus de sens. Qu’attendre aujourd’hui de l’avenir, sinon d’abord qu’il dure, et cela dépend de nous.
C’est pourquoi cette génération ne recevra pas d’autre oracle que celui d’Isaïe à Séir, c’est de lui qu’elle devra tirer son espoir et sa résolution. Et ce n’est pas la promesse d’une fin de l’Histoire mais d’une rénovation de l’aventure d’être homme, si elle prend naissance dans notre cœur.
Écoutons maintenant le cri sublime :
De Séir, une voix crie au prophète : — Sentinelle, que dis-tu de la nuit ? Sentinelle, que dis-tu de la nuit ? La sentinelle a répondu : — Le matin vient, et la nuit aussi. Si vous voulez interroger, interrogez ! Convertissez-vous et revenez !