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L’avenir sensible au cœur
Paradoxes de la prospective
Jouvenel observe une chose très simple : c’est que nous ne pouvons connaître avec quelque certitude que le passé, mais sans pouvoir le changer ; alors que nous avons liberté et puissance de changer l’avenir, mais sans le connaître91.
L’antinomie entre le pouvoir de connaître et celui de changer évoque immédiatement l’antinomie démontrée par Heisenberg entre notre pouvoir de mesurer la vitesse d’un électron et celui de déterminer sa position. Cette nouvelle « relation d’incertitude » définirait le passé et l’avenir dans les termes les plus propres, me semble-t-il, à poser le problème fondamental de toute prospective.
Il serait facile d’en déduire un sophisme du gouvernement : — Si l’avenir est totalement imprévisible, ne prétendez pas gouverner. Mais si l’avenir est entièrement connu, que sert alors de gouverner ?
En fait, les termes de l’antinomie ne sont pas aussi radicaux. Il serait absurde de prétendre que nous ne savons rien de l’avenir, car nous en savons l’essentiel : nous mourrons tous. Nous savons que la mort physique (selon le second principe de la thermodynamique) l’emportera finalement sur la vie, mais non pas sur l’esprit créateur. Et nous savons que la Terre ayant des dimensions finies, ses ressources seront épuisées dans des délais calculables, mais qui varieront en fonction de nos appétits ou de notre sagesse.
[p. 146] Voilà donc quelques certitudes quant à l’avenir et à ses cadres ou limites extrêmes ; l’incertitude portant alors sur le contenu de cet avenir, son déroulement, son histoire et ses dates, « car nous ne savons ni le jour ni l’heure ».
À l’inverse, les historiens ne font plus mystère de ce que l’histoire n’est pratiquement, pour nous, qu’une composition de faits passés, opérée à partir des problèmes du présent ; une espèce d’utopie à rebours, d’anticipation à rebours, et donc en permanence modifiable. Les dates seules y sont certaines…
Si nous ne savions pas cela, il serait superflu d’avoir une politique et d’en parler — la politique étant définie en ce point comme l’ensemble des mesures à prendre pour lutter contre l’entropie, dans les limites du destin de l’homme sur la Terre.
Une seule chose est certaine, c’est la mort, non sa date. Mort de la Terre et mort de chacun de nous. Une seule chose est imprévisible, par définition, et c’est la création, l’intervention de l’esprit. Entre ces pôles se passe la vie, notre aventure collective et personnelle, éphémère et pourtant décisive, que l’on voudrait tellement être en état de prévoir, mais qu’il faut faire, à tous risques et périls, mais aussi, faute d’une impossible connaissance, dans l’espérance.
Bon usage éventuel mais abus actuel de la prospective « scientifique »
Les calculs prévisionnels sont utiles ou indispensables pour opposer les quelques certitudes qu’on vient de rappeler aux emportements du « progrès » évalué en termes quantitatifs de production ou de profit.
Ils ont démontré que jamais le tiers-monde ne pourra rejoindre le niveau de vie de l’Occident d’aujourd’hui. Ils ont fait voir accessoirement qu’il y a là pour le tiers-monde une chance historique qu’il serait fou de méconnaître.
Et ils peuvent nous convaincre encore que la fabrication par les centrales surgénératrices de tonnes de plutonium dans les années qui viennent constitue un danger infiniment plus grave que celui de rouler moins vite et de régler à 20 degrés nos thermostats, voire de payer dix fois plus qu’aujourd’hui une électricité produite par des sources d’énergie géothermique, éolienne, ou solaire.
[Mais les calculs prévisionnels deviennent nocifs quand ils tendent à nous faire accroire qu’une seule croissance est à la fois possible et nécessaire, celle de la production matérielle.
Au type de prévision fausse et néfaste qui nous annonce comme un fait scientifique que désormais « la consommation d’électricité va doubler tous les sept ans », j’oppose le type de prévision qui nous fait voir que la consommation d’électricité doit cesser de doubler tous les sept ans en Occident, car il serait au moins difficile, et à coup sûr superflu, de produire 16 fois plus d’électricité vers l’an 2000, 32 fois plus dans trente-cinq ans, et 16 384 fois plus dans un peu moins d’un siècle.
Mais le meilleur exemple d’une prévision utile nous est donné par les fameux graphiques de Forrester et de Meadows. Ils ne disent pas : voilà ce qui se passera en 2025 (comme le fait l’impudent Herman Kahn), mais bien : voilà ce qui se passera nécessairement à cinquante ans d’un point de départ déterminé, si nous laissons les choses aller selon les lois de l’inertie de leur mouvement. Ils nous réveillent et nous incitent, avec une calme cruauté de thérapeutes, mais ils ne nous imposent rien. En présence de cette agression libératrice, il n’y a qu’une attitude raisonnable : si l’on veut faire mentir ce modèle (comme l’espèrent sans nul doute ses auteurs) il faut commencer par y croire. Car si on le récuse, on ne fera rien pour échapper à ce qu’il annonce, et il deviendra vrai dans les délais prévus, de même qu’on calcule au centième de seconde la rencontre d’une pomme en chute libre et du sol.
Un tel modèle provocateur et monitoire, est le contraire d’une fatalité : utinam vates falsus sim (plaise aux dieux que je sois faux prophète !) pourrait bien être le motto du club de Rome.
Au surplus, le danger consiste moins dans l’inexactitude des calculs prévisionnels que dans le mauvais usage qu’on en fait, surtout quand on déguise en données scientifiques à des fins qui ne veulent pas s’avouer (décrocher un contrat, pousser les ventes) des prévisions évidemment conditionnelles.
Car autant il est nécessaire de se demander ce qui résultera de ce que l’on entreprend, et de poursuivre ou non en connaissance d’effets, autant il est dangereux, égarant, de subordonner ses décisions à des prédictions qui ne [p. 148] seront « justes » que si vous faites (ou laissez faire) dès maintenant tout ce qu’il faut pour qu’elles se vérifient.
Ce n’est donc pas contre la prospective qu’il s’agit de nous mettre en garde, mais contre l’illusion fataliste et fatale qu’il revient à l’ordinateur, désormais, d’orienter notre politique. La prospective doit nous montrer la nécessité de choisir, mais non pas faire le choix pour nous. Elle devrait tendre à éduquer notre sens de la responsabilité civique, en nous faisant découvrir le système des répercussions politiques et sociales de tous ordres d’un projet qui nous paraissait « purement privé ». Mais je vois au contraire les promoteurs de la croissance se servir des calculs prévisionnels pour couper court à toute critique et opposer aux objections de l’écologiste, de l’urbaniste, du médecin, ou du citoyen qui assume son rôle dans la cité, les « impératifs du développement », les « nécessités du progrès », les « besoins » de l’économie, comme s’il s’agissait là de données objectives — comme le retour d’une comète, une éclipse, ou le point de fusion d’un métal — échappant à toute discussion ; ou de phénomènes qui auraient lieu de toute façon sans nous, sans notre action, hors de nos prises, « parce que c’est nécessaire, si ce n’est pas raisonnable » ainsi que l’avouait récemment l’un des pionniers de la physique atomique lors d’un vaste débat public sur les centrales nucléaires. Rien de plus déprimant pour la santé d’un peuple que l’obsédant recours à la « nécessité » contre la liberté du choix moral et de la décision politique. Car quelles que soient ses intentions conscientes, ce discours pousse au crime de désertion civique, et devrait à ce titre être puni beaucoup plus sévèrement que l’objection de conscience, qui elle au contraire, fait témoignage civique.
Nous retrouvons ici l’attitude de pensée essentiellement irresponsable que ce livre entend dénoncer : elle voudrait nous faire croire que la société, la civilisation, leur crise et le système de leur crise, tout se passe en dehors des volontés humaines. « On n’y peut rien. » Elle voudrait substituer au sentiment de sourde culpabilité qui accompagne nécessairement tout acte libre et novateur, une sorte de terreur déterministe qui exonère l’individu des risques de la liberté. Roma locuta… l’ordinateur a parlé, la cause est jugée. On oublie de nous dire qu’il n’est que le ventriloque de ses programmateurs et de leurs préjugés.
[p. 149] Tel est le succès de la projection de nos désirs sur une Nécessité impersonnelle, qu’on peut se demander si les « modèles » que manipulent les futurologistes ne jouent pas un rôle comparable à celui de ces figurines que le sorcier transperce d’une aiguille ou mutile, persuadé que l’être qu’elles figurent subira les effets correspondants dans son corps ou dans son esprit. En manipulant son « modèle », le futurologiste croit-il vraiment qu’il manipule un avenir réel ? (D’autant qu’il a pris soin d’introduire dans le modèle quelques bribes de réalité d’un futur calculable à coup sûr, tout comme le magicien mêle à la glaise dont il pétrit sa figurine quelques vrais poils ou rognures d’ongles de sa victime.)
La futurologie « scientifique » appelle l’économie de guerre
De fait, les prévisions les plus exactes — voire seules à l’être — ont été jusqu’ici celles qui portaient sur des techniques indépendantes du jeu des forces sociales et des « impératifs » d’une économie de marché. C’est le cas par excellence des calculs prévisionnels portant sur l’évolution prochaine des armements.
Seules précises à court ou moyen terme, parce qu’à l’abri de toute rétroaction financière, sociale ou morale, il est fatal qu’elles se retournent contre l’homme à plus long terme : toute la technologie actuelle vient de la guerre et y conduit. Elle répond aux défis de la « dernière », et en appelle d’autres, fût-ce à seule fin de vérifier ses méthodes. Ainsi les techniques de lutte contre la guérilla permettent « d’identifier et de suivre des gens à la trace… forme particulièrement répugnante de la technologie, qui pourrait aboutir à la création d’un État policier électronique92 ». Expérimentées pendant la lutte contre les Viets, ces techniques vont servir à traquer les séparatistes basques ou ukrainiens, les houligans et autres Tupamaros, ceux qui les aident, ou les approuvent ou pourraient le faire, et finalement toute personne suspectée par un fonctionnaire anonyme de penser mal.
En temps de guerre, plus de résistance du milieu, plus de gêneurs moralisants ou philanthropes, écologistes ou [p. 150] légalistes, ni plus de rentabilité à prendre en compte. Le seul problème étant de gagner la guerre à n’importe quel prix financier ou humain, rien ne vient brouiller les calculs. Mais, du même coup, se vérifie cette loi : l’exactitude des prévisions quantitatives mesure la démission de l’homme devant l’État.
D’où l’on déduit que l’économie de guerre, qui est le modèle de toutes nos prévisions et leur idéal inconscient, est l’utopie au sens originel, le « pays de nulle part », donc de pure théorie. C’est une économie qui opère dans un état d’apesanteur sociale, de vide civique, exempte de toute régulation exercée par des citoyens, celle du plan stalinien, mais aussi celle des ordinateurs du Pentagone, programmés par la Rand Corporation.
L’intime liaison de la prospective scientifique et de l’état de guerre ne peut manquer de jouer le rôle d’une sorte de propagande clandestine en faveur des situations sociales ou des régimes qui se prêtent le mieux aux calculs prévisionnels. L’État totalitaire, c’est l’état de guerre en permanence, et toute technocratie nous y conduit aussi sûrement que le racisme, le marxisme-léninisme et les fascismes — aux dépens de la vie civique.
La futurologie « scientifique » : un conservatisme utopique
D’autre part, par ses méthodes mêmes de projection et d’extrapolation, toute prévision chiffrée tend à soumettre l’avenir à court terme au passé. Quand elle annonce que « la consommation va plus que doubler durant la prochaine décennie93 », elle décide en fait que l’avenir prochain est déjà joué dans le passé récent : c’est le contraire d’une véritable prospective.
Le court terme est seul calculable. Le long terme ne peut faire ressortir que l’absurdité de la croissance dès qu’elle devient exponentielle. Le long terme, au surplus, devrait compter avec tant de facteurs non chiffrables et leurs interactions mal prévisibles, qu’il échappe aux calculs sérieux, ou conduit à des conclusions tout arbitraires, comme celles d’Herman Kahn annonçant qu’en 2050, les 20 milliards [p. 151] d’habitants couvrant la Terre jouiront (?) d’un revenu de 20 000 dollars par tête.
Mais comment pourrait-il le savoir, puisque après tout, le long terme passe par le court, et si le court terme inverse une tendance — comme on va le voir pour la croissance démographique dans toute l’Europe — le long terme en subira des effets importants, mais changés de signe !
La futurologie qui procède par la méthode kahnienne des « projections sans surprise » est donc nécessairement conservatrice en tant que « projection », et an-historique en tant que « sans surprise ». Elle peut donc être qualifiée de conservatisme utopique.
Il y a plus grave. Liée au passé qu’elle tend à fixer plutôt qu’elle ne le prolonge en création ; soumise aux seules lois de la matière (mécaniques et physiques) qui tendent toujours à l’uniformité selon le second principe de la thermodynamique ; fondée sur des stéréotypes philosophiques ou anthropologiques d’une platitude volontaire mais non moins humiliante pour l’homme, la futurologie prétendue scientifique bride l’imagination au lieu de la libérer, et dans la mesure où elle se montre active, c’est-à-dire autoréalisante, elle est un facteur d’entropie, et de déperdition du patrimoine humain. Tout cela va vers une mort calculable, non vers la surprenante spontanéité du vivant et encore moins vers l’improbable création.
Car dans la mesure même où il est vivant, l’homme est imprévisible à lui-même. Tout ce qui prétend prévoir pour lui le soumet aux seules lois du passé, et l’aliène.
Pour une prospective intuitive
L’avenir dépend de nos passions, pas de nos calculs. C’est pourquoi, paradoxalement, ne sont prévisibles en fin de compte que les phénomènes qui dépendent de facteurs non quantitatifs, non calculables, passionnels. Et, par exemple, la prévision de nouvelles techniques, dont Clarke et Kahn, entre autres, dressent le calendrier, n’est pas d’un grand secours pour notre politique, car les effets de ces techniques, nous le voyons bien aujourd’hui, sont trop nombreux, trop ramifiés et interagissants pour que leurs résultantes puissent être évaluées : il faudrait tout savoir sur l’homme, ses régularités et ses folies ; tout savoir sur [p. 152] les ressources terrestres disponibles ; tout sur les autres inventions et leurs effets croisés dans tous les ordres, et plus encore, comme on le verra au sujet de l’histoire de l’auto…
Mais quand le calcul échoue et que pourtant, l’on se voit sommé de prévoir, quel est le recours ?
Au cours d’une conférence en 1971, présentant les travaux encore inédits de Jay Forrester, je répondais ainsi à cette question : « Faut-il en désespoir de cause faire confiance à la fameuse intuition ? Je reste convaincu qu’elle est la voie royale de la recherche fondamentale et de la création, tant scientifique qu’artistique, de la saisie du réel par notre esprit. Mais dans la crise présente de notre civilisation, comment suffira-t-elle à nous guider dans le système ultracomplexe des interactions dont dépend notre avenir ? Il est trop clair qu’on ne peut conduire un Boeing 747 en faisant confiance à l’intuition, et qu’il est préférable d’analyser d’abord les effets combinés que l’on obtient en manipulant les commandes et les boutons du tableau de bord. »
Je concluais à la nécessité de la construction de modèles à la manière de Forrester, tout en déplorant qu’ils échouent à prendre en compte des paramètres éventuellement décisifs pour l’évolution de notre société, tels que la peur de l’avenir en général, ou du chômage en particulier, capables de déclencher de graves troubles sociaux ; le sentiment de liberté ou de manque de liberté (« La liberté est une sensation. Cela se respire », écrivait Paul Valéry ; donc cela ne se mesure pas) ; et aussi la possibilité d’éprouver jusqu’au désespoir et à la révolte une pénurie de sens de la vie au milieu de la surabondance des machines, des objets offerts et des sollicitations de consommer. En second lieu, Forrester ne tient pas compte d’un facteur qui me paraît responsable plus que tout autre de l’expansion à outrance, je veux parler de la menace de guerre. Elle est de nature à modifier tous nos paramètres : c’est en son nom que tel ministre de la Guerre favorise une forte natalité, alors que son collègue de l’Hygiène sociale cherche à la diminuer ; c’est elle qui pousse aux investissements industriels, à l’exploitation maximale des ressources naturelles (comme le pétrole), donc à la pollution ; et finalement le seul facteur qu’elle fasse diminuer, c’est la qualité de la vie. Si bien qu’on peut se demander si le dogme de la croissance [p. 153] industrielle n’est pas devenu sacro-saint dans la mesure même où il participait de la finalité guerrière de nos États-nations de modèle napoléonien94.
En 1974, je lis dans le Rapport de Tokyo sur l’homme et la croissance, publié par le club de Rome :
« En vérité, nous sommes comme un enfant bien doué qui se retrouverait tout à coup démuni dans le poste de pilotage d’un avion en plein vol ; le voici face aux dizaines de cadrans et de manettes du tableau de bord, et il s’efforce désespérément d’en comprendre le mécanisme, avant que l’appareil ne s’écrase sur une montagne ou ne tombe en panne sèche. »
Première réaction devant ce texte : le gosse n’a pas une chance, sauf intuition, de deviner les manettes qu’il convient de manier. Et encore faudrait-il que le tableau de bord lui rappelle certaines choses dont il ait (ou ait eu) quelque idée… Car il est devant une mécanique incapable de se prêter au moindre échange vivant, psychique ou sympathique.
L’intuition peut nous informer sur le vivant par recours au savoir inconscient accumulé dans les cellules et le cerveau. Elle peut nous informer aussi sur le social, par sympathie, réaction consonante ou dissonante aux affects de l’espèce ou d’un groupe. Mais elle reste sans prises sur une mécanique : là, il s’agit de savoir ou d’avoir su ; et « l’intuition » du geste à faire ne pourrait être que réminiscence. Faute de quoi, l’on fera mieux de consulter le mode d’emploi.
Mais une fois reconnues ces limites à l’intuition et au calcul, il faut admettre aussi qu’une société humaine n’est pas une mécanique, ou ne l’est que partiellement, et que dans toute la mesure où elle est autre chose — ensemble [p. 154] de systèmes plus ou moins intégrés, référentiel de convergences et de tensions entre déséquilibres permanents — les méthodes « scientifiques » échouent nécessairement là où les intuitions « sauvages » ont réussi.
Un seul exemple, ici, me suffira.
À la page 54 de l’ouvrage qui l’a rendu célèbre, L’An 2000, Herman Kahn groupe en un tableau les événements du xxe siècle que ses méthodes n’eussent pu prévoir, en tant que « surprenants ou inattendus ». Je relève dans cette liste les cinq événements suivants :
— Première Guerre mondiale.
— Les USA deviennent la première puissance mondiale.
— Montée du communisme et de l’URSS.
— Poussée des fascismes, établissement de dictatures.
— Apparition de nouveaux concepts « plutôt déroutants » ; ceux de Bohr, Einstein, de Broglie, Freud, Schrödinger.
Or, ces cinq événements résument l’histoire du siècle.
Imprévisible par la méthode des « projections sans surprises », ou des scénarios jouant avec les « tendances » de l’avant-garde industrielle des Américains d’avant-hier, on sent que l’auteur, pour débonnaire qu’il soit, les juge en somme déplacés, sans justification sérieuse. Ils ont eu tort de se produire. Et ce dépit est bien compréhensible : car les faits ne pouvant avoir tort, c’est la méthode qui sort ruinée d’un tel échec prévisionnel. D’autant plus qu’il se trouve que ces mêmes événements méthodiquement imprévisibles ont fait l’objet de prévisions, voire de prédictions très remarquables, de type intuitif-prophétique, tout au long du xixe siècle, de Tocqueville à Jacob Burckhardt et de Nietzsche à Georges Sorel, pour ne citer que les plus grands noms.
Certes, ils ont tous nourri leurs intuitions d’une connaissance directe et passionnée des phénomènes en jeu, sociaux ou politiques. Mais c’est surtout dans la mentalité de l’homme de leur temps, dans les contradictions qu’ils y décelaient entre valeurs alléguées et conduites réelles, c’est donc au secret de la psyché de leur époque qu’ils ont surpris l’avenir comme à l’état naissant. À leurs yeux, la morale du travail et la croyance au progrès par la production annonçaient à la fois les régimes de dictature puritaine (dont le stalinisme allait donner le modèle) et notre société de consommation — selon que l’on serait au début ou à la fin d’un vaste effort collectif, comme celui de la [p. 155] production industrielle. La morale des stato-nationalismes annonçait les deux guerres mondiales, inévitables, refusées certes par la conscience des peuples, mais inscrites dans les inconscients individuels, dans la littérature, donc dans les rêves du temps. L’orgueil occidental, si naïf chez Kipling, annonçait la révolte fatale du tiers-monde et la décolonisation qui s’ensuivrait. Et l’atomisation individualiste d’une société trop rapidement et sauvagement urbanisée annonçait la venue fonctionnelle des Rassembleurs charismatiques et des « terribles simplificateurs ». Hitler est là, dans les Lettres à von Preen du grand Burckhardt, qui datent de 1887. Et le condominium USA-URSS est là, dès 1856, dans la Démocratie en Amérique, après et avant vingt autres plus obscurs, non moins précis.
L’un des responsables du plan français se déclarait, il y a peu, incapable de dire « si nous verrons jamais le jour où il sera possible d’isoler les variables clés qui déterminent le surgissement de forces irrationnelles au sein de la société95 ». Mais ces prévisions impossibles sont justement de celles qu’un Tocqueville, un Proudhon, un Burckhardt, un Sorel multiplient tout au long du xixe siècle, et que je n’ai cessé de risquer dans mes livres : j’en donnerai plus loin des exemples à propos d’Hitler, notamment. Serait-ce qu’une chance imméritée m’ait fait retrouver la clé dont ils s’étaient servis ? Oui, dans un certain sens, s’il est bien vrai que le secret de l’avenir est dans l’homme, au cœur de l’homme d’aujourd’hui ; et que de là, et de nulle part ailleurs, ni de la force des choses ni du ciel des Idées, procède l’histoire, le devenir des cités et de l’humanité.
L’avenir sensible au cœur
De nombreux développements collectifs du passé peuvent nous éclairer sur l’avenir. La Rome des jeux, avec ses deux-cents jours fériés sous Dioclétien, offre un parallèle frappant avec l’Occident de la TV, des vacances prolongées, des retraites anticipées, choses fort bonnes en soi, mais que l’État n’accorde qu’au prix du droit d’aînesse [p. 156] des citoyens sur l’appareil bureaucratique ! De même, Lewis Mumford décrit les méfaits du centralisme de Rome, incapable d’accorder l’autonomie aux colonies d’abord, puis aux régions, et les poussant de la sorte au séparatisme :
Diviser pour régner, Rome ne connaissait pas d’autre formule de gouvernement. Pour empêcher l’alliance de cités vassales, elle s’efforçait d’attiser leurs rivalités, jusqu’au jour où une province entière se soulevait, et remettait en cause sa suprématie. Un régime fondé sur la coopération volontaire, qui aurait partagé équitablement les avantages et les responsabilités, n’aurait pas vu se produire ces soulèvements… Limiter une expansion malsaine n’aurait pas été moins nécessaire que d’assurer l’autonomie des centres régionaux. Au ve siècle, par suite de l’affaiblissement général de l’empire, la Gaule jouissait apparemment de cette indépendance. Et dans d’autres provinces, il semble que les hérésies chrétiennes, qui dressaient les fidèles contre l’autorité du pouvoir religieux, témoignaient d’une secrète aspiration à l’autonomie que l’État temporel avait obstinément refusé de satisfaire. Il était beaucoup trop tard pour que Rome, en reconnaissant ces tendances, puisse constituer un ensemble de conception nouvelle. Par suite de la faiblesse singulière de l’empire, la charte d’indépendance devait être accordée sans contrepartie96.
Nous retrouvons le parallèle avec notre ère totalitaire : la dépersonnalisation détruit les engagements civiques, l’expansion excessive appelle la tyrannie mais aussi la renaissance des régions, des paroisses, et de l’autonomie personnelle. Mais peut-on affirmer pour autant que tout cela annonçait le christianisme, sa spécificité religieuse, et le besoin qui, peut-être, s’en faisait sentir dans le monde romanisé du iiie siècle ? Non, car l’appel au Christ plutôt qu’aux déités de l’Égypte ou du Proche-Orient — Isis, Mithra — ne pouvait être senti et connu, en ce temps-là comme aujourd’hui qu’au plus intime de chaque personne et dans la seule qualité de son angoisse.
Ce qui va se passer dans le monde s’annonce au cœur de l’homme et peut s’y lire d’abord, car c’est là que l’histoire se noue.
[p. 157] De même que c’est dans la cellule et dans la chaîne à double tresse des chromosomes qu’on peut déceler des maladies comme le cancer, c’est dans l’attente secrète de l’individu et la formule de sa relation avec les autres qu’on pouvait déceler l’hitlérisme et même prévoir l’allure de sa courbe historique, et nous allons voir qu’on l’a fait.
Tout ce qui peut s’observer dans le noyau humain, physiologique mais aussi psychique, s’inscrira dans l’histoire un jour ou l’autre. Telle est la loi de l’évolution humaine — et du même coup, de la prospective intuitive.
Finalités et critères d’une prospective personnaliste
La prospective que j’ai dite intuitive pourrait être aussi bien baptisée subjective, puisqu’elle prend son appui dans l’homme sujet de l’histoire.
La futurologie serait alors « objective » parce qu’elle part des objets, des « faits », c’est-à-dire de l’histoire déjà faite. Elle tient que l’homme, fait par l’histoire, est son objet, un objet parmi d’autres, soumis aux mêmes lois, et par-là prévisible, mais dans cette mesure même, déshumanisé.
On peut aussi nommer cette prospective personnaliste, parce qu’elle ne voit de sens possible à l’avenir que dans l’accomplissement de la personne, c’est-à-dire dans sa liberté, non pas dans quelque puissance collective, en cela chimérique mais mesurable, qui ne serait qu’alibi des vocations reniées.
De fait, la prospective n’aurait plus de raison d’être si l’on ne croyait plus à la liberté de l’homme. Elle existe et n’a d’intérêt qu’à seule fin d’orienter une politique, mais il n’y aurait plus de politique possible dans un monde soumis aux seuls « impératifs » de la technologie et du profit comptable. La prospective utile et significative ne peut donc être que libératrice (« Fais l’avenir à l’image de tes désirs ! ») ou monitoire (« Si tu fais cela, prends garde ! Voilà ce qui s’ensuivra. ») mais jamais contraignante ou simplement publicitaire (« Dans x années, on consommera trois fois plus de ceci, trente fois plus de cela, et l’on ira six fois plus vite avec Astra. »), car elle tendrait alors à rendre l’homme prisonnier des rythmes du passé ou de fins étrangères à sa vocation : aliénantes.
[p. 158] Vos prévisions chiffrées ne m’intéressent que dans la mesure où j’ai en tête quelque finalité plus ou moins formulable, et cherche les moyens de l’atteindre. Et les seules prévisions objectives qui m’importent sont celles qui m’indiqueront quelles sont les voies barrées, les grèves possibles, et à quelle heure il faudra que je me lève pour prendre le train ou l’avion : elles n’ont pas à me dire que je le prendrai en vertu de leurs statistiques.
Car je n’ai pas à deviner mais à décider mon avenir.
« Dans ma fin est mon commencement », disent les mystiques. C’est de mes fins que je vais partir, non du passé que l’inertie fait durer aux dépens du devenir personnel. Les critères de ma prospective seront choisis comme idoines à mes fins97, et ne seront donc ni la rentabilité, ni le profit monétaire aux dépens du bonheur (de moi, des autres), ni l’accroissement du PNB, ni même la défense militaire de nos frontières. La plupart des critères de ce type qu’utilisent couramment les technologues portent en soi des fins de croissance illimitée, qui condamnent le système à la fuite en avant vers un désastre inévitable, du seul fait que la finitude n’est pas capable d’infini — homo finitus non capax infiniti — comme le savaient les scolastiques et comme il semble bien que l’avaient oublié nos plus savants économistes.
Les moyens technologiques, accordés par leur facture même à une croissance illimitée, portent en eux des finalités virtuellement incompatibles avec celles de l’espèce d’une part et de la société de l’autre.
Il s’agit donc d’écarter tous moyens dont l’emploi non réglé par quelque politique conduirait d’une manière calculable à une croissance exponentielle ; et de préconiser au contraire tous moyens dont la mise en œuvre pourrait favoriser l’équilibre dans le mouvement, s’agissant de l’espèce, et plus de liberté-responsabilité, s’agissant des personnes.
D’où la règle suivante : devant toute innovation technologique, être en mesure de démontrer non seulement à quoi cela sert, mais surtout à quoi cela peut mener dans l’hypothèse d’un succès maximal.
Est-ce que cela va dans le sens de mes besoins réels, [p. 159] ou de mes désirs profonds comme chaleur et lumière ; ou seulement d’une commodité ou d’un caprice, comme la plupart des gadgets qu’on nous offre ; ou encore « n’importe où », comme l’auto ; ou vers quelque chose d’angoissant et que l’on a peine à formuler, comme tout ce qui touche à la mort, j’entends les centrales nucléaires ?
Cette analyse des motifs et des fins n’est faite aujourd’hui par personne. On se borne à protester dans la presse du lundi contre « la route meurtrière », au lieu de se demander qui l’a faite et pourquoi, et si son prix valait vraiment les avantages qu’elle offre à la communauté qui l’a payée et aux assassins du week-end.
Enfin, le modèle d’avenir qu’on élabore doit rester flou. Sinon, ce sera la tyrannie sur la communauté qui le réalisera, et dès maintenant sur notre faculté d’imaginer et d’inventer.
Car l’objet de la prospective n’est nullement de prévoir et de calculer des phénomènes indépendants de l’observateur, comme une collision sidérale, mais de déterminer les conditions de toute action qui conduise aux fins souhaitées. C’est la recherche créatrice, élaborante, des moyens d’une politique, nullement la prévision donnée pour objective d’un avenir qui serait déjà déterminé, hors de nos prises, et que nous n’aurions qu’à subir. C’est l’art d’aménager des chemins vers nos fins, et non pas de soumettre nos fins à ce qui fut « possible » jusqu’ici.
Soit que nous agissions ou que nous laissions courir, que nous le voulions ou non, l’avenir est notre affaire. Et non pas celle des lois mythiques derrière lesquelles nous essayons de nous cacher, et qui ne sont que les alibis de nos vrais désirs.
Les deux plus grands fléaux du siècle
J’en étais là de mes réflexions sur les approches de l’avenir lorsque éclata la guerre du Kippour, bientôt suivie de la crise de l’énergie que ma première partie montrait inévitable.
Me voilà pris de vitesse par l’événement. Il est venu me confirmer sans me laisser le temps de finir ma phrase…
La question que je me pose maintenant est de savoir [p. 160] si la crise de l’automne 1973 pouvait être prévue par les futurologues, et pourquoi elle ne l’a pas été.
En fait, cette crise a résulté de la conjonction de deux séries de facteurs, d’où la guerre aussitôt suivie d’un embargo sur le pétrole.
Derrière la guerre il y a la création de l’État d’Israël aux dépens des Palestiniens ; derrière cette création, la rendant seule possible, il y a les camps de la mort, Auschwitz et Mauthausen ; derrière ces camps, il y a Hitler, qui n’est lui-même que le catalyseur d’une grande angoisse communautaire, dont l’histoire (au sens médical) est celle de notre civilisation industrielle, matérialiste et finalement nationaliste.
Mais derrière l’embargo sur le pétrole, il y a toute l’histoire de l’auto, qui suspend l’industrie européenne à la fourniture d’un produit détenu par d’autres continents.
Observons que Hitler et l’auto auront été les deux fléaux les plus dévastateurs du xxe siècle, et que la futurologie les a manqués.
De son propre aveu, je le rappelle, elle ne pouvait prévoir Hitler. En revanche, il peut sembler qu’elle se devait de prévoir l’évolution du phénomène technologique par excellence que fut dès l’origine la voiture à moteur. Mais elle ne l’a pas fait, car l’histoire de l’auto, de même que celle d’Hitler, est une histoire de fous.
Or, personne n’aurait pu prévoir la résultante du croisement fortuit de deux histoires de fous.