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Deuxième histoire de fous : Hitler
Individu quelconque et quasi nul en soi, phénomène d’envergure mondiale, tel fut l’homme, tel demeure son mystère. Les effets fracassants déclenchés dans le siècle par son apparition sont bien connus : on n’y retrouve pas à l’analyse la moindre trace spécifique de sa personne. Il fut ces effets et rien d’autre. Démontrer qu’il n’a pas existé serait un jeu : père inconnu, cadavre disparu, témoignages vagues ou contradictoires de ceux qui l’ont approché ou servi. (Et ses photos donnent toutes l’impression d’un truquage.) La catastrophe du xxe siècle européen atteste seule sa réalité.
Le plus grand théologien contemporain, Karl Barth, a écrit : « Un prophète n’a pas de biographie. Il se lève et tombe avec sa mission. » Ainsi d’Hitler, l’antiprophète de notre temps, le prophète d’un pouvoir vide, d’un Passé mort, d’une Catastrophe totale dont il allait devenir l’agent. Avec son insondable vulgarité, sa mégalomanie, sa malformation sexuelle et son magnétisme psychotique, ce quasi-néant d’homme, ridicule et tragique, a été le prophète du Néant collectif, où il a presque réussi à entraîner toute sa génération. C’est ainsi que je l’ai senti, éprouvé de tout l’être, enregistré au radar de quelque intuition subconsciente. C’est ainsi que je n’ai cessé de le prophétiser de son vivant, avec cette sorte d’infaillibilité qui est celle des actes involontaires, irréparables gaffes ou métaphores géniales : je n’y puis rien, mais j’en donnerai quelques exemples.
En mars 1932, au lendemain d’une rencontre de jeunesses [p. 184] révolutionnaires françaises et allemandes, qui s’était tenue dans un Francfort « en proie au carnaval et à l’angoisse », je parlais du « dernier carnaval de cette bourgeoisie dont je viens d’admirer les trésors patinés dans la haute demeure familiale des Goethe109 ». L’accession d’Hitler au pouvoir se produisait onze mois plus tard exactement.
Le 20 mars 1939, j’osais déclarer dans une chronique du Figaro sur l’occupation de Prague que nous vivions « dans ce Paris de mars 1939, les derniers jours du bon vieux temps européen ».
Le 17 juin 1940, j’écrivais dans un journal suisse : « L’envahisseur avait prophétisé : Le 15 juin j’entrerai dans Paris. Il y entre en effet mais ce n’est plus Paris. Et telle est sa défaite irrémédiable devant l’esprit, devant le sentiment, devant ce qui fait la valeur de la vie… Je songe au chef de guerre qui traverse aujourd’hui ces rues les plus émouvantes du monde : il ne les connaîtra jamais. Il ne verra que d’aveugles façades… La confrontation stupéfiante de cet homme et de cette ville était peut-être nécessaire pour faire comprendre au monde entier qu’il est des victoires impossibles110… »
Enfin, on peut lire dans La Part du diable que je publiais à New York en 1942, trois ans avant la mort du Führer : « Hitler s’est tu. L’aventure a pris fin dans la catastrophe prévue. Et devant le cadavre gisant de l’homme qui fit trembler tout l’univers, voici que nous nous écrions avec une stupéfaction mêlée de honte : — Comme il était petit ! Il n’était grand comme Satan lui-même, que de la grandeur de nos misères secrètes111. »
Petit, aliéné, prolétaire : ces mots reviennent sans cesse à son propos et le plus souvent dits par lui.
En juillet 1939, au plus fort de la crise de Dantzig, C. J. Burckhardt, haut-commissaire de la SDN, est reçu en audience par le Führer : il s’agit d’une ultime tentative pour sauver la paix. Hitler ouvre l’album où il fait coller chaque jour les articles parus sur lui à l’étranger. Il désigne une coupure du Courrier de Saint-Étienne intitulée : « Le [p. 185] Führer a perdu la guerre des nerfs. » Il entre dans une rage folle. « Vous voyez, crie-t-il, il faut bien que je fasse la guerre à la Pologne puisqu’on écrit des choses pareilles sur moi. » C. J. Burckhardt lui demandant pourquoi il attache tant d’importance aux propos d’une feuille de province : « Pourquoi ? gémit le Führer, mais parce que moi je ne suis rien, je n’ai que mon prestige vis-à-vis de mon peuple ! Je ne suis qu’un petit homme du commun ! Si je perds mon prestige, je perds tout ! Vous, Monsieur Burckhardt, vous savez qui vous êtes, vous, vous êtes de la grande famille Burckhardt de Bâle. Vous pourriez vous moquer d’un tel article. Mais moi je ne suis qu’un prolétaire ! »
Ce prolétaire en uniforme, ce petit homme du commun, Charlot soldat l’avait représenté d’avance — gesticulation saccadée et moustache comprises — et cette anticipation grotesque nous paraît aujourd’hui bien plus ressemblante que le film polémique composé après coup par le même Chaplin, Le Dictateur.
Non pas un monstre pittoresque comme Attila ou Gengis Khan, mais un petit-bourgeois déclassé, brimé par tous et qui veut sa revanche, tour à tour enragé et prostré. Rien de plus atterrant, dans toutes ses biographies, que la description donnée par Speer des soirées de Berchtesgaden, de leur ennui pesant et empesé autour d’un Führer silencieux, non qu’il veuille garder secrets ses grands desseins, mais parce qu’il ne sait pas de quoi parler.
Ce vide du personnage est essentiel : il est la condition de sa « mission » satanique. Certes, Hitler n’était pas le diable. Mais certains ont pensé pour l’avoir éprouvé en sa présence par un frisson d’horreur sacrée, qu’il était le siège d’une « domination », d’un « trône » ou d’une « puissance », comme saint Paul désigne les esprits de second rang qui peuvent déchoir dans un corps d’homme et l’occuper.
Je l’ai entendu prononcer l’un de ses grands discours, et je l’ai vu à la sortie de ce culte, debout dans sa voiture qui longeait très lentement une rue peu large, mal éclairée. Une seule chaîne de SS le séparait de la foule. J’étais au premier rang, à trois mètres de lui, marchant à la hauteur de la voiture, les mains dans les poches de mon pardessus. Un bon tireur l’eût descendu très facilement. [p. 186] Mais ce bon tireur ne s’est jamais trouvé dans cent occasions analogues.
« Voilà le principal de ce que je sais sur Hitler, écrivais-je le lendemain dans mon journal. On peut réfléchir là-dessus. Réfléchir ou même délirer… »
« On ne tire pas sur un homme qui n’est rien et qui est tout. On ne tire pas sur un petit-bourgeois qui est le rêve de soixante millions d’hommes. On tire sur un tyran, ou sur un roi, mais les fondateurs de religion sont réservés à d’autres catastrophes. Le Führer déclarait un jour : “Je ne crains pas les Ravaillac, parce que ma mission me protège.” Il faut croire un homme qui dit cela… D’où lui vient le pouvoir surhumain qu’il développe pendant un discours ? Une énergie de cette nature, on sent très bien qu’elle ne saurait se manifester qu’autant que l’individu ne compte plus, n’est que le support d’une puissance qui échappe à nos psychologies… On demande s’il est intelligent. Ne voit-on pas qu’un homme intelligent, si cela compte en lui le moins du monde, il ne vaut rien pour un destin pareil. En ce sens démoniaque du terme, un génie n’est ni fou ni bête, ni sensé ni intelligent. Il ne s’appartient pas, n’a pas de qualités propres, de vices ou de vertus, ni même de compte en banque, et à peine un état civil. Il est le lieu de passage des forces de l’histoire, le catalyseur de ces forces qui déjà sont dressées devant vous ; et après cela, vous pouvez le supprimer sans rien détruire de ce qui s’est fait par lui. Un homme quelconque, transfiguré par sa ténébreuse “mission”, Schickelgruber habité par un trône ! Vous riez ? Vous cesserez bientôt de rire… »
Le national-socialisme s’est présenté à nous comme une catastrophe cosmique, comme un malheur plus étendu et plus profond que l’histoire n’en connut depuis le Déluge. L’issue fatale de l’aventure n’affecte pas sa portée symbolique ni son activité durable, car le mouvement qu’Hitler sut enflammer dans notre siècle existait en puissance dans l’âme humaine depuis la formation de la première société. Hitler n’a fait que lui prêter figure et nom, à l’occasion de son éruption la plus violente jusqu’ici.
Tout s’est passé comme si Hitler, ayant posé un diagnostic exact de notre société occidentale, avait aussitôt [p. 187] abusé de l’élan de confiance déclenché dans les foules, en leur proposant les remèdes les plus grossiers, puis en leur imposant le régime le plus évidemment charlatanesque.
Diagnostic : dans l’Europe du xxe siècle, le sens de la communauté est en train de disparaître, mais le besoin « d’être ensemble » demeure vital. La communauté est détruite par toutes les forces de dissociation — rationalisme bourgeois ou marxiste, capitalisme anonyme et nomade, mélange des races, universalisme judéo-chrétien — qui détruisent les liens organiques et naturels, donc germaniques, même entre les Allemands de langue et de race.
Pour recréer ces liens, il faudra faire appel aux forces irrationnelles de l’inconscient. Pour régner, pour venger Schickelgruber, Hitler invente génialement la fonction de directeur d’inconscience collective. L’effrayant, c’est de voir à quel point le Führer ou le Guide de l’inconscient du peuple est en même temps conscient de son opération, lucide et froid comme le serpent de la Genèse. Dans Mein Kampf, dès 1923, il décrit avec une surprenante précision le réveil des puissances souterraines qu’il se propose d’opérer :
« Tous les grands mouvements de l’histoire sont des éruptions volcaniques de passions et de sensations spirituelles provoquées soit par la cruelle déesse de la Misère, soit par la torche de la parole jetée dans les masses. Seule une tempête de passion brûlante peut changer les destinées d’un peuple. »
« Surtout, ne donnez pas de raisons aux masses, car de tout temps les forces qui ont produit les plus grands changements dans le monde ont été trouvées non pas dans la connaissance scientifique, mais dans le fanatisme dominant les masses, et dans une véritable hystérie qui les pousse en avant. »
Ailleurs, il parle de « l’appel aux forces mystérieuses » qui pourra seul réduire les « obstacles sentimentaux ou rationnels ». Et il annonce, en 1930, « un vaste soulèvement spirituel ». (Il dit geistig, ce qu’il conviendrait de traduire aujourd’hui par psychique.)
Pour provoquer l’hystérie nécessaire, Hitler dispose de deux moyens : « la torche de la parole » jetée dans les masses les trouvera prêtes à s’enflammer si « la cruelle déesse de la Misère » les a d’abord conditionnées. Sous toutes ses formes, privées et publiques, c’est le Malheur qui va donc devenir la matière première de son œuvre et [p. 188] le gage de sa parole. De fait, Hitler arrive au pouvoir grâce au chômage (six millions de chômeurs allemands en 1931), à l’inflation, à l’injustice flagrante des traités, à la haine des classes, à l’orgueil national (toujours blessé, partout), à la peur du bolchévisme, à la honte de la défaite, à la contestation anarchisante de la jeunesse (les Wandervogel furent les hippies de l’époque), à l’immoralité brutale des banquiers et industriels, à la dissolution universelle du lien social, et par suite du sens civique.
Sa parole n’est d’abord que le ressassement de ces malheurs occidentaux et du superlatif malheur allemand — confession des péchés d’autrui, attisant non le remords mais la haine. Viennent alors les promesses de grâce : en rejetant le traité de Versailles, « cette Gorgone terrorisant le peuple allemand qui vivait désarmé et humilié sous le regard de ces milliers d’yeux » (Mein Kampf), il supprime le Juge, et la faute. En fondant tout un peuple dans une masse passionnée, il le rend à l’état d’innocence première : pas de responsables dans une masse, donc pas de culpabilité.
Ayant ainsi rétabli les liturgies civiques, une messe allemande, réellement nationale, Hitler se voit dans la situation du fondateur de religion, au sens premier du terme : religio, lien renoué.
Au sortir du discours de Francfort que j’entends et subis en 1936, j’écris ceci :
« Je me croyais à un meeting de masses, à quelque manifestation politique. Mais c’est leur culte qu’ils célèbrent ! Et c’est une liturgie qui se déroule, la grande cérémonie sacrale d’une religion dont je ne suis pas, et qui m’écrase et me repousse avec bien plus de puissance, même physique, que tous ces corps horriblement tendus. Je suis seul et ils sont tous ensemble. »
« Seul un prophète peut lui répondre »
Dès avant la guerre de 1939, la majorité des humains savaient qu’Hitler était le nom d’un désastre imminent et mondial. Pourtant, on ne l’a pas arrêté. Voilà le point qu’il faut élucider.
Replaçons-nous dans la situation de l’Europe à la veille de sa grande catastrophe. La question qui se posait alors [p. 189] à l’inquiétude de trop rares observateurs était la suivante : — Comment se peut-il que des individus « normaux » deviennent subitement nazis ? Que des populations entières se laissent séduire ? Que dans tous les pays, pas seulement en Allemagne, des hommes subissent la contagion de ce mal, changent subitement de visage, se raidissent, se ferment à tout raisonnement, à toute discussion, à tout recours aux vérités fondamentales sur lesquelles s’édifia la civilisation de l’Occident ?
Hitler, mieux que les communistes orthodoxes ou déviationnistes, les fascistes, les franquistes, les maoïstes, a répondu à la question centrale du siècle (qui est religieuse au sens élémentaire, sociologique) en offrant une camaraderie, un coude à coude, des liturgies — et cela va du tam-tam des tambours nuit et jour, jusqu’aux cérémonies sacrées de Nuremberg ; en passant par la « mise au pas » des corps, des cœurs et des esprits. C’était simpliste et ridicule, aussi aberrant que l’on voudra. C’était un idéal commun, et terriblement effectif.
La faiblesse frappante de la critique marxiste dès qu’elle parle d’Hitler et du national-socialisme provient de l’obsession économiste, c’est évident, mais plus profondément, de la répugnance qu’éprouvent encore les membres du PC à reconnaître les éléments religieux de leur propre fidélité au Parti, même lorsqu’ils le jugent scélérat (voir là-dessus L’Aveu d’Artur London). La similitude à cet égard de tous les mouvements totalitaires, et plus encore des motivations psychologiques de ceux qui s’y convertissent, ne saurait être admise par aucun d’entre eux. Elle saute aux yeux et c’est peu dire : elle les aveugle. Une même faim vorace et frustrée, faim de communauté ou seulement d’être ensemble, de marcher, de chanter et de haïr ensemble, a fait basculer dans l’absurde des dizaines de millions de militants — et pas seulement dans les pays totalitaires.
Mais le désastre était inscrit dans les données de l’aventure hitlérienne. Fondée sur le Malheur, elle allait au Néant. Das Nichts nichtet (le néant néantit) venait d’écrire le très germanique Heidegger — un temps séduit par les mythes du nazisme.
Ayant pour force unique l’appel communautaire et par-là submergeant tous les mouvements fondés sur le matérialisme [p. 190] — capitaliste ou dialectique — le national-socialisme ne pouvait aboutir qu’à la guerre, dès lors qu’il ne donnait à la communauté d’autre contenu que le malheur et la haine, d’autre contenant que l’État national, et d’autre espoir que le rêve d’une puissance recouvrée aux dépens de la liberté, la sienne propre non moins que celle des autres.
Mais le rêve de puissance totale n’est qu’un cauchemar. Une nation ne peut le rêver, le mimer et l’agir que dans l’hypnose, celle qui naissait des fêtes sacrales organisées par le Führer au rythme lent et envoûtant des défilés et des tambours — deux coups lents, trois coups rapprochés — pendant des nuits et des journées entières. C’est que la formule totalitaire est à jamais inapplicable : une idée de fou.
Il ne saurait y avoir puissance d’une partie sur un tout humain. Il n’y a en fait que la puissance d’un parti sur sa propre nation, systématiquement amputée de tout ce qui pourrait résister à la mise au pas étatique, et par-là promise à sa perte. Choisir la nation autarcique contre l’humanité en général — l’universel — mais aussi contre chaque homme en particulier — le personnel — tel fut le péché constitutif du parti national-socialiste. L’Occident n’a pas eu de pire ennemi, et il est loin d’être certain qu’il l’ait vaincu ailleurs que dans les ruines de Berlin. Hitler donnait la pire réponse possible, mais une réponse, à la question centrale de notre temps. Tel fut son vrai pouvoir et j’écrivais alors : « Seul un prophète peut lui répondre. » Nous l’attendons encore. Saurons-nous le reconnaître ?
La personne imprévisible : exemple du général de Gaulle
Certains affirment que de Gaulle fut la réponse au dictateur allemand. Il est vrai qu’il a suscité la résistance française à l’occupant, mais ce n’était pas une réponse à Hitler en tant que faux prophète suscité par la grande frustration communautaire du peuple allemand. Aucun nationalisme n’eût pu répondre seul, ni aucun socialisme d’ailleurs, au projet national-socialiste qui avait su mêler dans un commun vertige la droite et la gauche activistes. (Les communistes allemands avaient glissé très vite dans le nouveau parti, [p. 191] dont la grande industrie ne tarda pas à prendre les commandes112.)
De Gaulle fut un cas personnel, mais Hitler fut le médium de forces collectives, une non-personne. Hitler était donc prévisible, et il avait été prévu dès la fin du xixe siècle, cependant que de Gaulle a illustré l’impossibilité de prédire l’histoire.
Beaucoup de gens savaient en 1939 — et les autres auraient pu le savoir — que la France était un château de cartes devant la Reichswehr et le fanatisme hitlérien combinés. Derrière sa Ligne Maginot, elle avait bien quelques centaines de chars, mais pas de moral pour s’en servir. On le savait, on l’avait dit, je l’avais écrit. Ce que l’on ne pouvait pas prévoir, c’était l’action du général de Gaulle, son « timing », son style et ses conséquences en partie contradictoires, comme la restauration du moral de la France (la Résistance) et de l’intégrité du territoire, puis la décolonisation de l’Algérie, la renaissance des nationalismes contre l’idée de fédération européenne, mais finalement, la montée de l’idée régionaliste et le slogan de la participation. Tout cela, nul ne l’avait prévu, sauf un seul, Charles de Gaulle lui-même, parce qu’il voulait le faire et qu’il en avait fait, depuis toujours, son affaire.
(Et si quelque Madame Soleil avait annoncé que la France serait sauvée par un général dont le nom serait celui du pays même, on aurait dit : celle-là, elle ne se fatigue pas !)
Nul ne peut prédire pour lui-même que cela seul qu’il veut plus que n’importe quoi, et dans la seule mesure où lui adviendra l’occasion et le pouvoir de le réaliser. Il en va de même pour une collectivité, mais il faut que des hommes, qu’un homme parle pour elle, soit selon sa folie et ce sera Hitler, soit selon la sagesse, et ce sera pour lui dire ce qu’elle veut vraiment sans le savoir, ce qu’elle risque, ou ce qu’elle devrait oser vouloir.
Certes, chacun suscite ou crée les occasions de sa vocation, en tant qu’elle intéresse son devenir personnel. Mais les chances de réaliser une vocation personnelle, qui implique et entraîne tout un peuple, ne sont données que par des conjonctures tragiques, indépendantes de toute intervention [p. 192] d’un homme, mais auxquelles il confère leur vrai sens, en tant qu’il va déterminer leur résultante. (Sans lui, elle eût été très différente, ou nulle.)
Prophétie contre Prévision : le rappel aux finalités
La prévision calculée, scientifique, demeure indispensable pour nous rappeler les contraintes matérielles existantes, les conditions de réalisation de nos projets, les données scientifiques sur lesquelles s’appuyer, et pour nous avertir de dangers mesurables, d’impossibilités matérielles : tout cela certes calculable, mais n’éclairant nullement notre destin. Car celui-ci ne saurait être déduit de la nature des choses, qui ne change pas, ni de telle invention technologique, dont nul ne peut mesurer les effets. Notre destin dépend de nos désirs, de nos finalités, de ce qui est à venir, de ce qui vient à nous, vient de nos buts.
Avant toutes choses, il faut considérer la fin. Avant de prédire, il faut prophétiser.
Car la technique n’innove pas selon la loi des choses — domaine du prévisible — mais selon l’appel de nos finalités — domaine de la prophétie.
Nos destins sont formés par nos désirs ; par nos besoins réels, demeurent-ils inconscients, ou apparaissent-ils imaginaires au regard des matérialistes (théoriciens capitalistes et communistes) ; pour les prévoir, il faut connaître notre cœur, nos nostalgies et nos névroses, et pas seulement nos rêves mais notre foi.
Remplacer prévision par prophétie, signifie qu’il s’agit bien moins de calculer l’évolution des choses que de rappeler à ses finalités l’action des hommes.
Les choses ne font rien par elles-mêmes ; elles ne peuvent pas désobéir à leur nature. Même la bombe atomique n’est pas dangereuse du tout : si on la laisse tranquille dans sa caisse, elle ne fera pas le moindre dégât. Le seul ennemi de l’humanité, c’est l’homme, seul à pouvoir mentir à sa nature, désobéir à son programme génétique ou à sa vocation spécifique, et donc seul à fausser le jeu de la prévision : seul créateur !
« Si je t’oublie, Jérusalem ! »113
Prophétiser, c’est agir par des mots sur l’homme, qui agira par ses mains et sur les choses.
L’homme réagit à l’appel de son nom, la chose non. Il n’y a pas de magie.
Je ne puis rien prédire, mais je puis dire nos fins, et ce qui va se passer nécessairement si on les oublie. Car les fins seules unifient, et quand on les oublie, tout se disjoint : la pensée de l’action, l’individu de la collectivité ; tout s’oppose en conflits stériles ou destructeurs.
Je ne puis rien prédire. Je dois prophétiser, qui est dire activement l’avenir en fonction de fins qu’anticipe la foi seule, car elle est « la substance des choses espérées et la ferme assurance de celles qu’on ne voit point ». J’ai donc prophétisé Hitler, son essor et sa chute inévitables, au nom des fins que j’appelais et désirais pour notre société, les prévisionnistes du temps n’eussent pas pu le faire, et ne l’ont pas fait.
Prophétiser, c’est partir de la Fin, de la cité enfin réelle parmi nous, c’est partir en esprit du But désiré, pour le rejoindre en réalité par des chemins que la passion sait inventer. (Et non par des calculs dont les données sont toujours contestables, lacunaires et sans cesse changeantes.)
L’annonciateur et le voyant, pourquoi sent-il et voit-il « en esprit » ce qui paraîtra dans l’histoire mais n’est pas encore arrivé ? C’est parce qu’il est en plus humble contact avec l’inconscient collectif et ressent ses pulsions, soulèvements, tempêtes, dépressions et métamorphoses comme autant de signes de sa propre destinée.
(C’est C. G. Jung qui nous donne à entrevoir ce processus, et non pas Freud.)
Le prophète peut sentir venir ce que la science de son temps ne connaît pas, n’a pas encore constitué en objet : l’« irrationnel », dit-elle, toujours tentée de l’assimiler à l’irréel, et c’est Hitler — pourtant il est là, devant vous. Évacuez cet irrationnel par vos artifices dialectiques. On verra bien si vous le pouvez sans faire appel, une fois de plus, aux Américains.
Les temps sont proches
« Heureux celui qui lit et ceux qui entendent les paroles de la prophétie… car les temps sont proches. » (Apoc. 1. 3.)
Les temps sont toujours proches quand les prophètes se lèvent et parlent. Les temps sont proches, aujourd’hui, dans un sens physique, physiologique et « matériel », seul sens auquel l’immense majorité des hommes de ce siècle croit vraiment.
Les temps sont proches quand les finalités d’une société ne sont plus perçues au point d’ordonner ses actions.
Les temps sont proches, nous dit le rapport du club de Rome, mais nous dit mieux encore, à l’intime de nous-mêmes, le sentiment de la crise globale où nous entrons.
Et dans le même temps, l’Esprit revient investir le discours du siècle. Soudain dans le sursaut de la frayeur sacrée, plusieurs entendent et chacun dans sa langue l’injonction dramatique et merveilleuse : « Voici, je me tiens à la porte et je frappe. » (Apoc. 3. 20.)
Le discours et la vision
Ce que nous savons le plus certainement de l’avenir et que nous pouvons en calculer, c’est ce qu’il nous interdit sous peine de désastres. Ici, la prospective bien calculée rejoint la prophétie du malheur collectif, et le club de Rome, Ézéchiel. Et c’est pourquoi les grands Prophètes bibliques sont appelés les Sentinelles de Juda : car leur mission est d’avertir le peuple et de le détourner de ses voies mauvaises.
Mais les Prophètes annoncent aussi — ce que ne peut faire la prospective — le grand réveil, la réconciliation avec Dieu, l’homme et la nature, et la cité nouvelle dont ils donnent les mesures114. Ils ouvrent le domaine de notre liberté, de notre créativité. Dès ici, l’avenir est notre affaire d’hommes libres, de créateurs libres et responsables.
À nous tous de prophétiser, qui est dire l’avenir que nous voulons, à nous de proférer, de projeter et de produire le modèle à venir d’une société fondée sur ses finalités, sur les buts que nous choisirons en tant que personnes [p. 195] libres et responsables, et non plus sur les seuls liens subis et qui unissent toujours contre les autres, liens du sang, de la race, de la classe, liens d’un passé qu’il nous faudrait sans cesse revoir à l’image de l’avenir où sont nos buts.
La prospective, même intuitive, ne peut pas entraîner l’action si elle n’ébranle pas notre imagination. Elle l’a certes ébranlée par le Rapport des limites, mais en nous faisant peur, et il faut plus : quelque chose qui attire en avant, qui soit une aventure (en-avanture) autant et plus qu’une sécurité. Il nous faut une image de l’avenir désirable. Pas trop complète et détaillée (c’était le défaut majeur de l’utopie de Fourier) mais avec assez d’inconnues, voire de contradictions et de problèmes ouverts, pour donner libre cours à l’invention, comme peut le faire, au désir, l’entrevision d’un corps, d’une expression.
Pour que l’avenir redevienne notre affaire, il faut que chacun y trouve l’occasion d’inventer, et tout d’abord de s’inventer soi-même selon ses fins — de se prophétiser !
Les esquisses que je vais proposer d’organisation de la cité procèdent d’une prospective normative et globale, partant de l’intime de l’homme et de sa vocation, c’est-à-dire de ses finalités, par opposition à toute prospective technologique, sectorielle et non systémique, partant de la puissance des États et des firmes, par là même fausse au-delà du court terme, et bien souvent dès le court terme (comme dans le cas des centrales nucléaires).
L’alternative
Au terrorisme nucléaire que les États « se réservent » d’exercer, répond déjà le terrorisme des groupes qui se disent politiques et des gangs, de plus en plus indiscernables. Je sens monter de toutes parts une contamination d’allure épidémique des politiques de chantage collectif, traduites en style californien ou sicilien, palestinien ou irlandais par des mouvements qui se prévalent bruyamment des vertus de l’État-nation. Gangsters, groupuscules ou partis, au nom des principes mêmes de la raison d’État défendent leurs intérêts sacrés, leurs idéologies intransigeantes, en prenant des otages et tuant vingt enfants pour chacun de leurs amis, fussent-ils des assassins, non « libérés » dans l’heure qui suit avec leur ticket de vol en première classe.
[p. 196] Les États cèdent avec une docilité dont j’ai cru voir qu’elle est directement proportionnelle au degré d’autoritarisme de leur coutume : c’est qu’ils ont reconnu leur propre style et savent trop bien à quoi s’attendre.
J’ai toujours su que ce type de développement résulterait nécessairement de la dissociation stato-nationaliste : « Partout où règnent la contrainte géométrique et l’arbitraire des bureaucraties, puis de la police, en l’absence de structures d’accueil pour les activités civiques, rendant possibles la participation et le contrôle, on ne peut prévoir pour le proche avenir que les vertiges de l’irrationnel, des psychoses endémiques, des accès de violence égarée, la débilité morale et la démoralisation civique, la baisse de qualité de la main ouvrière, la délinquance parée du prestige imbécile de “l’action directe”, le banditisme individuel et sa traduction collective en “régimes d’ordre”115 »
Depuis lors, en effet, nous avons eu la Grèce et le Chili des généraux, Watergate découvert et publié, et vingt autres scandales politiques du même ordre mal étouffés dans le « monde libre ». Les enlèvements suivis d’assassinats délibérés d’enfants, de sportifs, de banquiers, de touristes et d’ambassadeurs sont devenus faits divers quotidiens : mesure de la dégradation des mœurs civiques et politiques. On entend bien que ce ne sont là que signes, que symptômes d’un mal bien plus grave que les crimes par lesquels on dirait qu’il essaie de se faire prendre au sérieux, de se faire reconnaître par nous.
Ce mal foncier, on le nommera délinquance nationalisée ou gangstérisme étatisé. Sur les 175 États-nations qui se partagent la Planète, gérants de la croissance illimitée sans but, du gaspillage des ressources naturelles, et des pollutions justifiées par la production d’armements, on n’en trouve qu’une quinzaine pour exclure toute espèce de recours à la torture. Tous les autres l’ont pratiquée, ou la pratiquent ; s’en réservent le droit en tant qu’États ; l’ont fait ou la font appliquer par leurs services spéciaux, voire par les propres mains du chef de l’État. Ces faits ne sont plus niés hors de l’enceinte qui abrite les assemblées générales de l’ONU. Et déjà, maints gouvernements publient qu’ils vont tenir pour offense capitale toute action en faveur des droits de l’homme entreprise sur leur territoire : chacal est maître chez soi.
[p. 197] Tout peut périr par le fait du « plus froid de tous les monstres froids » que la majorité des hommes d’aujourd’hui tient encore malgré tout pour le dernier recours contre la grande dissolution communautaire — loin de voir qu’il en est le fauteur principal.
L’escalade de la violence mène à coup sûr aux réactions totalitaires. Pour réduire au silence la révolte des jeunes et des meilleurs plus encore que des pires dans toutes les classes, naîtra l’appel aux dictatures nationales, qui appelleront à leur tour une dictature mondiale comme seul barrage possible à la guerre ABC.
L’alternative est là : refaire une société sur la base des rapports personnels, des communautés, des régions ; ou bien étendre au monde entier une dictature dont Orwell donne l’idée, et l’ordinateur les moyens.
La dictature n’exige pas d’imagination : il suffit de se laisser glisser. Mais la survie de l’humanité dans un environnement d’air libre suppose les images entrevues d’un bonheur, une crête à dépasser, un horizon.