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Le grand litige

« Fatalités », ou la peur d’être libre

Le débat de l’énergie nucléaire dramatise d’une manière exemplaire toutes les motivations formulées jusqu’ici. Il implique tous les éléments du cercle de la crise où nous nous enfermons. Et c’est à travers lui que se manifeste, dans l’inconscience ou le cynisme, l’option générale du système — qui n’est pas le bonheur, on s’en doute, et encore moins les libertés de la personne, mais la puissance sous ses formes brutales, industrielles, financières, militaires, finalement stato-nationales.

Reprenons donc notre trajet à partir de la démographie. La bombe P n’est pas seulement l’effet de la révolution industrielle, de la pharmacopée et de la technique exportées par les militaires, les commerçants, les missionnaires du christianisme ou des plus vieux stato-nationalismes européens : le français, l’ibérique et le britannique. Elle exerce un pouvoir d’entraînement en tous domaines publics et privés où la croissance paraît possible, bientôt souhaitable, et aussitôt indispensable ; comme c’est en premier lieu le domaine de l’énergie, qui commande ceux de l’industrie, des transports et de l’urbanisme, bien qu’on nous dise qu’il en dépend, mais je n’en crois rien. Car les problèmes que nous pose l’énergie ne dépendent pas des grands « impératifs techniques », des « lois » que l’on prétend découvrir, ni de la « marche inexorable du progrès ». Ils dépendent au contraire des conceptions de l’homme et de son rôle sur la Terre qui nous animent en vérité. Non pas [p. 62] que nos idées de l’homme et de ses fins soient toujours bien conscientes chez la plupart. Mais ce sont elles, fût-ce à travers nos rêves, qui, en dernier ressort, dictent nos décisions. Nos options traduisent et trahissent avec une totale impudeur nos vraies hiérarchies de valeurs, celles qu’il nous faut apprendre à lire précisément dans notre crise.

Apprendre à distinguer dans nos actions les fins qu’elles servent en réalité, quand nous pensions en servir d’autres plus avouables et même philanthropiques ; montrer que les fatalités que l’on allègue ne sont que les déguisements de fins qu’on veut cacher, ou que l’on se cache à soi-même, les alibis de notre lâcheté, j’entends de notre peur d’être libres : telle est bien l’ambition de cet ouvrage, au moins dans sa première partie.

Sans autres compétences que celles d’un citoyen qui a pris la peine d’étudier les dossiers avant de voter, je suis à la recherche des motifs réels derrière les arguments brandis de part et d’autre dans le grand litige du siècle. Et je ne crains nullement que cette approche lie mon ouvrage à de l’anecdotique : le débat des centrales nucléaires restera longtemps signifiant, moins par les faits, vite dépassés, que par les choix qui commandent l’avenir de notre civilisation occidentale, et même de toute l’humanité, si elle accepte sans méfiance notre héritage technologique.

Tout a commencé dans l’innocence générale

Situation des années 1950 en Europe : le bruit se répand que le genre humain, désormais, va doubler tous les trente ans ; la production industrielle progresse à des taux parfois exponentiels ; le suremploi et la surchauffe créent des problèmes : un travailleur étranger sur huit en France, un sur cinq en RFA, un sur trois en Suisse ; des pénuries d’énergie sont en vue, à cause du suremploi, du boom industriel et de la « démographie galopante ». C’est alors qu’on nous offre les centrales nucléaires. C’est propre, nous dit-on, pas une fumée n’en sort, ni même de gaz ou de vapeurs incolores ; c’est le dernier cri de la technique, voire de la science ; ce sera concurrentiel, rentable dans dix ans, vingt ans au plus ; et le combustible, « il y en a partout » assurent les experts des gouvernements et tous les chroniqueurs des mass médias. Alors, on y va ? — Et [p. 63] comment ! Les plans de quelques dizaines de centrales sont acceptés et mis en œuvre aux USA, en Grande-Bretagne, en France, en Espagne et en URSS. Le peuple suisse, en 1957, vote sans histoires et presque distraitement les pleins pouvoirs au gouvernement fédéral pour la construction des centrales nucléaires.

Les premiers doutes

Vers la fin des années 1960 et au début des années 1970, les premières questions vont se poser dans l’ordre exact que l’on pouvait prévoir : coût calculé en termes financiers, non pas encore d’environnement ; sécurité ; nécessités ; finalités de civilisation.

— C’est bien cher ! soupirent quelques économistes, un demi-milliard de dollars pour une centrale de 1200 MW devisée aujourd’hui, et le double d’ici qu’on la construise… On leur répond que selon tous les calculs, l’électricité nucléaire se trouve d’ores et déjà compétitive avec l’électricité d’origine hydraulique ou à mazout.

— Et les risques de radiations ? demandent quelques névrosés traumatisés par Hiroshima, et certains ennemis bien connus de nos « régimes de liberté ». On leur répond qu’une centrale nucléaire produit moins de rayonnement que les cadrans lumineux de nos montres, dix fois moins que la TV, cinquante fois moins que la radiologie médicale, et cent-cinquante fois moins que la nature — corps radioactifs dans l’écorce terrestre, rayons cosmiques, eaux minérales. Alors ?

— Mais en cas d’accident, que se passerait-il ? insistent d’éternels inquiets. On leur répond que « toutes les précautions ont été prises », et que les normes de sécurité sont « vingt-cinq fois plus rigoureuses que dans toute autre branche de l’industrie ». Pas un seul « accident majeur » à déplorer et pas une mort depuis la mise en marche de la première centrale. Et quant aux « incidents » qui ont pu se produire ici ou là, « presque toujours en cours d’expérimentation des appareils », ils nous ont justement appris les moyens d’éviter leur retour !

— Mais des savants sérieux n’ont-ils pas affirmé qu’il n’est nullement exclu qu’un millionième de gramme de plutonium inhalé jusque dans les poumons y produise un cancer mortel ? [p. 64] — Qu’en savez-vous ? Avez-vous essayé ? répond un professeur français, expert du gouvernement, qui prétend pouvoir ingérer sans le moindre risque « des légumes gorgés de plutonium »38.

— Reste le problème des déchets, et des centrales elles-mêmes une fois usées, après environ vingt-cinq ans… À cela le représentant d’une importante société suisse productrice d’électricité répond fin 1972 que cette objection est facilement résolue : on envoie les déchets à des usines qui les retraitent, les fusent dans du verre et ces blocs de verre seront par la suite stockés dans des cavernes39. Cependant, le physicien Leprince-Ringuet affirme pour sa part40 que « l’un des bons procédés qu’on étudie actuellement » serait la vitrification. Quant aux réacteurs épuisés, ils ne présentent aucun danger : on peut en faire des bureaux. Il l’a vu lui-même à Marcoule où deux réacteurs (tiens, déjà ?) sont arrêtés.

— Mais « l’étude d’un bon procédé » nous met-elle à l’abri des radiations du strontium et du plutonium des déchets ? Pourquoi ne pas attendre que l’étude ait abouti, avant de faire proliférer ces éléments ? — Sachez, Monsieur, me dit-on avec une soudaine sévérité, que nous n’avons simplement pas le choix et que nous ne pouvons plus attendre. La demande d’électricité double tous les sept ans, c’est un fait établi, et nous sommes tenus d’y faire face. Au reste l’homme n’a jamais rien entrepris sans risque.

Négligeant de vérifier ce « fait » qui ne saurait être « établi » que dans l’avenir de vos désirs, et non des miens, je me borne à observer que dans sept ans, il faudrait produire deux fois plus d’électricité, c’est peut-être possible ; dans quatorze ans quatre fois plus, c’est terriblement difficile, dans vingt-huit ans seize fois plus, ce n’est guère pensable, et dans moins d’un siècle (quatre-vingt-dix-huit ans exactement) seize mille-trois-cent-quatre-vingt-quatre fois plus, c’est de la démence pure.

Mais la dernière réponse citée, à savoir : « Nous n’avons pas le choix ! » qu’un producteur d’énergie donnait au terme d’un débat public organisé par le CERN à Genève, m’a révélé la nature du malaise que me laissait l’examen [p. 65] de l’ensemble du dialogue : ce je ne sais quoi de systématique qui me semblait commander toutes les réponses ; cette tendance constante à nier les risques, à les minimiser s’ils étaient confirmés par des accidents de fonctionnement, qu’on nommait alors incidents ; cette manière comme automatique de dénigrer le contradicteur au lieu de réfuter ses arguments, de laisser entendre qu’on était en présence d’une victime du « complexe d’Hiroshima », ou d’un ennemi du progrès, ou d’un gauchiste, ou des trois à la fois, bref, de quelqu’un avec lequel il était inutile de discuter si les premières réponses lénifiantes n’avaient pas endormi ses suspicions — toute cette conduite évoquait tantôt celle de l’avocat d’office d’une cause qu’on sait mauvaise, tantôt celle de l’agent d’un grand dessein qu’il se doit de tenir caché, mais jamais celle d’un scientifique cherchant le vrai et prêt à en débattre.

Je me tournai vers les auteurs de l’autre bord, ceux qui avaient l’air d’avoir accepté nos questions et de partager au moins nos doutes. Ceux qui n’étaient pas aveuglés, ni payés pour nous aveugler. Et voici ce qu’ils avaient à dire sur les points les plus controversés du grand litige.

 

Sur la question des prix de revient du kilowatt nucléaire. — Kowarski montrait l’absurdité à quoi les incertitudes financières de tous ordres conduisent les calculs de coûts. Une autre approche du problème, celle de l’économiste américain E. S. Mason, montrait que la consommation dans un pays sous-développé de l’énergie produite par une petite centrale supposerait la création d’une infrastructure industrielle coûtant environ cent fois plus41.

Et surtout, Barbara Ward et René Dubos42 nous rappelaient avec force que

tout calcul basé sur les avantages matériels et sur le prestige national ou sur un profit rapide tiré de quelque affaire commerciale habilement conclue est tout à fait inadmissible dans ce contexte. Les hommes ne se trouvent pas devant une simple question de profit ou de bien-être ; ils sont confrontés au problème de leur propre survie, celle de leurs enfants et petits-enfants et de toute [p. 66] la race humaine. Aucun pays, quel que soit son système politique, ne doit permettre que les règles de sécurité qui concernent le domaine nucléaire soient fixées par les personnes le plus directement intéressées à l’extension de l’industrie atomique.

Le citoyen, pour sa part, peut appliquer son bon sens à l’examen de quelques points plus précis. Par exemple, il peut protester chaque fois qu’il est question de construire des stations atomiques près d’agglomérations urbaines. Qu’arrivera-t-il de si grave s’il en résulte une hausse des coûts de distribution ? On peut dire en tout cas qu’aucune économie ne justifie une fuite nucléaire qui se produirait dans une région urbanisée et répandrait une radioactivité mortelle dans un rayon de cent kilomètres.

 

Sur la question des accidents. — Dès 1970 « des calculs faits pour un réacteur d’environ 150 MW, situé à quatre-vingts kilomètres de San Francisco, parvenaient à une prévision de 3400 morts et 43 000 blessés, avec des dégâts matériels s’élevant à 7 milliards de dollars. Des calculs analogues pour un réacteur de 300 MW à Lagoona Beach, dans le Michigan, qui partaient de l’hypothèse d’une libération totale dans des conditions d’air stagnant, ont indiqué qu’un tel accident provoquerait 133 000 morts et 181 000 blessés immédiatement, avec des dommages à retardement (cancers et raccourcissement de la vie) pour 245 000 personnes, et n’ont même pas cherché à estimer les dommages matériels. Qui plus est, on ne peut pas laisser les gros réacteurs se refroidir tout seuls ; ils exploseraient43.

Pierre Samuel nous informait tôt après de ce que la loi du 30 octobre 1968 en France, « limite à 50 millions de francs la responsabilité des exploitants d’installations atomiques ; au-delà de ce chiffre, les victimes sont indemnisées par l’État jusqu’à concurrence de 600 millions. La situation est analogue aux États-Unis44 ».

Il y avait mieux. On calculait que le rejet de 25 kilos de plutonium causerait entre 44 000 et 44 millions de morts [p. 67] alors que les surgénérateurs de 1200 MW auxquels on songeait en contiendraient plus de 4,5 tonnes, 800 fois la masse critique des explosions de bombes.

Contrairement à toutes les déclarations officielles sur l’absence d’accidents dans les centrales, P. Samuel écrivait :

Des dizaines d’accidents se sont déjà produits dans des centrales atomiques. Plus généralement, on a dénombré un millier d’accidents et d’incidents survenus dans des installations atomiques entre 1945 et 1963. (Il y a des raisons de penser que d’autres ont été tenus secrets.) Il y en eut de fort graves à Windscale en Angleterre, à Sverdlovsk en Russie, à Rocky Flats, à Wood River et à Idaho Falls aux États-Unis.

Et il donnait une liste d’accidents « assez graves » survenus dans la seule année 1969 à Lucens (Suisse), Latina (Italie), Lingen (Allemagne), Saint-Laurent-des-Eaux (France)…

 

Qu’en était-il des déchets des centrales actuelles à eau légère ?

Le traitement des éléments usés peut consister à en dissoudre l’uranium et les produits de fission dans un bain d’acide nitrique, puis à séparer l’uranium (et le plutonium) du reste par un processus chimique complexe. Ce reste, ces déchets, toujours dissous dans l’acide, sont jetés après concentration dans d’immenses cuves souterraines d’acier au carbone, où le liquide bouillonnant doit constamment être refroidi et agité. Il y a plus de 300 millions de litres de ces liquides (1973) dans les cuves de l’ABC américaine, assez pour pouvoir empoisonner toute l’eau douce de la Terre…

Une fois solidifiés, il faut mettre ces déchets quelque part, ce qui pose encore le problème du transport : il y a eu trente-six pertes de substances radioactives durant des transports en 1968 aux États-Unis. Un calcul utilisant le kilométrage des transports nécessaires et la fréquence moyenne des accidents indique qu’il faudrait compter sur un accident grave tous les huit ans.

Un dernier déchet est le réacteur atomique lui-même, lorsqu’il aura terminé sa vie utile de vingt à trente ans. Plein d’une radioactivité prodigieusement abondante, son démontage poserait un problème de beaucoup plus grande [p. 68] envergure que celui des déchets. On envisage, pour l’instant, une méthode plus simple : l’enterrer sous un énorme bloc de béton. Encore faudrait-il qu’il n’y ait, pour des millénaires, ni tremblements de terre ni explosions de bombes, et que les générations futures surveillent soigneusement ces nécropoles atomiques !45

Qui croire ?

Arrêtons-nous ici : 1973. En ce point du débat nucléaire, toute médiation paraît exclue. Ou bien les deux partis font erreur sur les faits — alors qu’ils en débattent et fondent leur paix sur un commun programme de recherches. Ou bien l’un des partis poursuit un dessein politique tellement puissant sur sa psyché, que ses tenants ne parviennent plus à s’interroger sincèrement à son sujet. D’où le blocage de l’information : celle que dispensent les agences de l’État quand elles s’y voient contraintes par l’opinion ou par telle révolte locale (grève de La Hague en 1976, manifestations à Malville, à Brokdorf, etc.) n’est de toute évidence que boniment de vendeur, ou au mieux marketing qui voudrait se faire passer pour prospective.

Qui croire, lorsque trente-deux savants parmi lesquels onze prix Nobel, signent une déclaration favorable à l’expansion rapide des « nukes » (comme la jeunesse contestataire a baptisé les centrales nucléaires aux USA), cependant que deux-mille-trois-cents professeurs de sciences et ingénieurs adressent au Congrès américain une pétition demandant que les USA s’abstiennent de construire de nouvelles centrales tant que leur sécurité n’est pas mieux assurée ?

Le biologiste George Wald, de Harvard, prix Nobel de médecine et de physiologie, apporte à cette question la réponse la plus réaliste, la plus impitoyable quant au fond, mais la moins dure quant à la forme. Il observe que sur les vingt-six universitaires qui ont signé la déclaration en faveur des centrales, quatorze occupent en même temps des postes de directeurs ou d’administrateurs dans les principales sociétés productrices d’énergie nucléaire aux USA. Ne sont-ils pas amenés à se prononcer comme des avocats plutôt que comme des juges ? M. Wald observe au surplus [p. 69] une omission curieuse : dans la liste des signataires, les vingt-six ne figurent qu’au titre de professeurs d’université.

Et il conclut46 :

Qui croire ? On ne peut le dire en toute certitude. Mais il est utile de savoir que ceux qui s’opposent à la puissance nucléaire n’ont rien à y gagner, sauf pour le bien public, et qu’ils sont au contraire prêts à payer le privilège de dire librement ce qu’ils pensent.

Lors d’un débat au Conseil général de l’Isère (déc. 1976) au sujet du surgénérateur prévu à Creys-Malville, Lew Kowarski, dernier représentant de la grande génération des fondateurs de la physique nucléaire, déclarait : « Les gouvernements écoutent leurs experts désignés et n’écoutent que ces experts… Ces spécialistes techniciens, bien entendu, tirent leurs gains, leur carrière, leurs préoccupations quotidiennes des lignes suivies par les organismes auxquels ils appartiennent. Les autres (les 4000 savants groupés en France contre le nucléaire) on ne les écoute pas. »

Péripétie, ou la crise du pétrole

Là-dessus, la décision des émirats de quadrupler le prix du pétrole brut déclenche au cours de l’automne 1973 la « crise du pétrole ». Le terme est ambigu, car en fait, il n’y a pas moins de pétrole qu’avant ; mais ce malentendu provoque une prise de conscience subite et générale de l’état de crise dans lequel vit l’Occident. Et cette prise de conscience va changer beaucoup de choses. Elle radicalise le débat nucléaire. Elle répand et enfièvre en quelques semaines un sentiment d’urgence devant les choix énergétiques. Elle abaisse le seuil des scrupules qu’auraient encore les promoteurs. Elle fournit aux gouvernements l’arme absolue : l’invocation à « l’indépendance nationale en péril » — dans le domaine, au moins, de l’énergie. Nous ne pouvons plus dépendre des émirs, et le pétrole va s’épuiser ! Nous n’avons plus le choix ! (On ne l’avait déjà plus.) Depuis que le prix du pétrole brut a quadruplé, l’énergie nucléaire devient compétitive. (Elle l’était hier déjà, qui trompe-t-on ?)

Mais on oublie de nous dire que pendant ce temps, le [p. 70] prix de l’uranium aussi a quadruplé, de même que le prix de construction des centrales. On l’oublie, car les gouvernements, semant la panique chez les consommateurs, annoncent que « désormais » la seule solution est la mise en chantier massive et immédiate de dizaines de nouveaux réacteurs. Les décisions se précipitent, prenant de court les mouvements écologiques et trahissant une volonté délibérée de placer les populations devant le fait accompli, ou devant la menace du chômage si elles persistent dans leur méfiance d’ignorantins et leurs demandes d’enquêtes sérieuses, alors qu’on se tue à le leur répéter : « Toutes les précautions ont été prises. »

À ce point, le système du mensonge nucléaire s’annonce comme tel, devient visible dans toutes ses parties, et doit être décrit sans plus de ménagements.

Douze mensonges en service commandé

1. « Toutes les précautions ont été prises. » — En 1870, l’armée française part à l’attaque de la Prusse en toute confiance : le général en chef a déclaré « qu’il ne manque pas un bouton de guêtre ». Toutes les précautions ont été prises pour la victoire.

En 1912, dans la nuit du 14 au 15 avril, le plus grand paquebot du monde, le Titanic, au nom provocateur, quitte le port de New York pour son premier voyage. Il est absolument insubmersible, assurent les constructeurs, chaque cabine, imperméable, devant fonctionner en cas d’accident comme une bouée de sauvetage. Ce défi flottant de l’humanité technicienne au dieu de la mesure, cette anti-arche de Noé, heurte au troisième jour de son voyage un iceberg que « toutes les précautions prises » avaient oublié de prévoir, et coule avec ses deux-mille-deux-cents passagers. Depuis lors, quand on me répète que « toutes les précautions ont été prises », je comprends instantanément qu’il y a lieu de redouter le pire.

En 1974, dans la centrale de Browns Ferry (USA), un gardien voulant vérifier une fuite à la lueur d’une bougie, met le feu aux gaines des câbles commandant le système de sécurité. Feu éteint après cinq heures et demie d’incendie, juste avant « l’accident majeur ». Dégâts estimés à 100 millions de dollars et plus d’un an d’arrêt complet. On avait tout prévu sauf l’utilisation d’une bougie.

[p. 71] Pas un bouton ne manque à nos centrales. Tout a été mille fois vérifié, assuré. Pas un neutron ne pourra s’en échapper. Pourtant l’aveu éclate à tous les yeux, en décembre 1976. La presse nous apprend que le gouvernement suédois, du fait qu’il impose aux centrales des règles strictes de retraitement et de stockage des déchets, « pose des conditions pratiquement irréalisables pour le moment : les sociétés d’exploitation devront en effet fournir la preuve irréfutable d’une sécurité absolue ».

Ces règles strictes restent d’ailleurs résolument muettes sur les risques les plus probables : tremblements de terre, attentats terroristes, grèves dans les usines de retraitement, accès de folie d’un ingénieur, usage éventuel d’une bougie…

 

2. « Pas un seul accident mortel ne s’est produit. » — « Les réacteurs en service, au nombre de plusieurs centaines, ont eu des incidents, certes, mais ces incidents n’ont jamais eu de conséquences pour le public », affirme en 1973 un directeur au Commissariat de l’énergie atomique français (CEA). La même année, l’AEC américaine reconnaît cependant « qu’il y a eu, dans trente réacteurs, du 1er janvier 1972 au 31 mai 1973, environ 850 anomalies de fonctionnement, dues au malfonctionnement ou à la déficience des systèmes de sécurité. Beaucoup de ces incidents sont largement susceptibles de se reproduire et leurs conséquences sont potentiellement graves ». En fait, des milliers d’« incidents » et une trentaine d’accidents sérieux sont déjà connus. La probabilité d’accidents graves est presque nulle, s’obstinent à répéter les promoteurs. Le risque n’en demeure pas moins inacceptable, car l’accident s’il se produit, sera presque total pour de vastes contrées. Et l’on trompe le public en lui laissant croire qu’une probabilité de 1 contre 100 000 signifie la sécurité pour cent-mille ans : l’accident peut se produire avant la fin de ma phrase. Au reste, selon le biologiste Jaurès Medvedev, « quelque chose » (incident ou accident ?) se serait déjà produit en URSS aux premiers temps du nucléaire (1958), causant plusieurs centaines de morts et plusieurs milliers de blessés. Ce qui est peu au regard des prévisions de l’AEC pour des réacteurs nains de 100 à 200 MW seulement. Les gouvernements allemand, français et suisse sont en train de construire 16 réacteurs de plus de 1000 MW chacun, dans une zone de 15 à 65 kilomètres de rayon autour de la ville de Bâle. Les chiffres américains seraient [p. 72] à multiplier par 5 à 10 pour chacun de ces réacteurs à eau légère non susceptibles d’explosion nucléaire. Mais personne n’a osé supputer les conséquences d’un accident majeur dans un surgénérateur tel que celui que la France entend construire à Creys-Malville, et qui, lui, pourrait exploser à la manière d’une bombe atomique plusieurs milliers de fois plus dévastatrice par sa puissance de conflagration que la petite bombe d’Hiroshima.

 

3. « Le nucléaire : énergie propre. » — Pas de fumées sulfureuses, en effet. Et le rayonnement, qui malgré tout traverse les parois du réacteur, ne serait guère qu’un cent quarantième de la radioactivité naturelle : « dose admissible » donc. Oui, si l’on considère comme admissibles des risques génétiques supplémentaires causés par les rejets de tritium, d’iode 131, de krypton, de radon, de strontium, etc. pouvant entraîner chaque année — si la population d’un pays comme la France y était pleinement exposée — 12 500 à 25 000 morts par maladies congénitales ou de dégénérescence47. On dira qu’une fraction seulement court ce danger dans l’état actuel. Mais qu’en sera-t-il dans trente ans, avec les dizaines de milliers de centrales qu’on nous affirme nécessaires, et leurs rejets de plutonium, ce corps baptisé par un atomiste américain « le plus sale de tous ceux que l’homme a jamais fabriqués » ? La « propreté » des réacteurs et de leurs déchets ne sera d’ailleurs établie — si elle l’est jamais — qu’au terme d’expériences en cours dont les résultats seront connus « dans une trentaine d’années48 ». D’ici là, le plan ORSECRAD a prévu en cas d’accident, des « contrôles et décontaminations éventuels du personnel regroupé en vue de son évacuation », et recommande de « laver soigneusement » les parties du corps qui auraient été exposées à une contamination radioactive.

Note sur les trois premiers mensonges

Si j’avais tort sur ces trois points, les producteurs du nucléaire auraient un moyen simple de m’en convaincre. [p. 73] L’innocuité et la fiabilité des centrales actuelles étant ce qu’ils disent, pourquoi ne pas construire les réacteurs sur les lieux mêmes où l’on consomme la majeure partie de leur production : dans les grandes villes industrielles, voire au cœur de nos capitales, comme Paris, Londres, Vienne ? Les transports d’énergie sont très chers, de la Bretagne ou de l’Alsace à Paris : pourquoi ne pas en faire l’économie ? Et si la Seine ne vaut pas le Rhin pour absorber toutes les thermies rejetées, avec le reste on chauffera toute la ville.

En fonction de la réponse des promoteurs, on verra bien s’ils croient ce qu’ils nous disent, ou s’ils mentent.

 

4. « La sécheresse de 1976 a plaidé pour le nucléaire. » — C’est ce que déclare l’Union des exportateurs d’énergie électrique de Suisse. Les usines au fil de l’eau (hydroélectriques) ayant dû ralentir leur production, « les membres de l’Union souhaitent donc que le public comprenne les répercussions néfastes que pourraient entraîner pour l’approvisionnement du pays, des retards surgissant dans la mise en place de nouvelles centrales nucléaires ». — Voilà un petit mensonge bien net, bien coupé et parfaitement révélateur. La vérité : les réacteurs consomment par jour jusqu’à 40 000 m3 d’eau de refroidissement. En cas de sécheresse, c’est eux qui devront s’arrêter les premiers, ou bien ils menaceraient de faire bouillir nos fleuves !

 

5. « Le problème des déchets est réglé. » — Le mensonge a les jambes courtes, dit un proverbe, et celui-ci s’est révélé d’activité rapidement décroissante ; ou pour le dire en termes nucléaires, de période brève.

Le 1er novembre 1972, à Genève, le directeur désigné de la centrale de Verbois (qui doit être construite à dix kilomètres de la ville) fait une conférence sur l’énergie nucléaire, et je lis dans les comptes rendus — tous pareils — que donne la presse du lendemain (les mots soulignés le sont par moi) :

Les objections qui se présentent sont facilement résolues : les résidus des produits de fission sont envoyés dans des usines qui retraitent ces combustibles usés, les fusent dans du verre de façon à les rendre insolubles. Ces blocs de verre seront stockés dans les cavernes de Lucens qui pourront les contenir ainsi que tous les déchets suisses jusqu’à l’an 2000.

[p. 74] Quinze jours plus tard, le présent sont devient le conditionnel seraient : L. Leprince-Ringuet affirme « qu’un bon procédé qu’on étudie serait la vitrification ». Un an s’écoule, et les journaux passent au futur :

On peut affirmer que les premiers essais de stockage des déchets radioactifs pourront être entrepris dès l’hiver de 1976 en Suisse, selon le bulletin de presse de l’Association suisse pour l’énergie atomique. Une campagne de sondage pourra déjà commencer dans les prochaines semaines. Elle aura pour but de déterminer se trouvent des couches rocheuses susceptibles de convenir au stockage.

D’où il résulte ou bien qu’on stockait les déchets bien avant de savoir où il conviendrait de le faire, c’est-à-dire plusieurs années avant les premiers essais ; ou bien que l’information de 1972 était fausse, totalement et délibérément.

On nous annonce ensuite, par étapes, en 1975, que l’étude du procédé dit de vitrification « va commencer ». Puis, que « cette étude ne commencera pas avant quelques années ».

Le Monde du 18 février 1976 précise que « tandis que le monde occidental construit des dizaines de centrales nucléaires, il n’existe aujourd’hui aucune usine en fonctionnement capable de traiter les combustibles irradiés de ces centrales »49.

Et voici les dernières nouvelles, 18 mai 1976 :

Le Centre de recherches nucléaires de Jülich, près de Cologne, expérimente actuellement une méthode de traitement des déchets… Il a élaboré un système de vitrification… Il n’existe pas encore assez de centrales pour justifier la mise en route d’une usine de retraitement. Une telle usine ne sera pas construite en Allemagne avant une quinzaine d’années.

Quant au problème du stockage dans les cavernes :

Selon les experts de Jülich, les déchets ne devront avoir aucun contact avec la biosphère pendant un million d’années environ… Les spécialistes vont étudier le comportement [p. 75] de la roche saline aux dégagements de chaleur et de radioactivité.

Et en attendant ? L’agence Reuter annonce le 17 mai 1976 :

6 700 tonnes de déchets radioactifs provenant de laboratoires néerlandais, belges, suisses et britanniques seront immergées cet été dans le nord de l’Atlantique par un cargo britannique.

(Nous les retrouverons, d’ici quelques années, à l’autre bout de la chaîne alimentaire qui commence aux poissons des profondeurs.)

Que sont devenues « les usines de retraitement » où, dès 1972, les centrales suisses envoyaient leurs déchets ? Il en existait à cette date deux en tout. Windscale, en Angleterre, a été fermée depuis lors, La Hague est en grève au moment où j’écris.

La conclusion de cette histoire de déchets, je la trouve dans une sobre déclaration de Ralph Nader : « Nous n’aurons besoin d’énergie de fission que pendant trente-cinq à quarante ans, mais nous demandons non sans arrogance aux générations qui nous suivront de surveiller ses déchets mortels pendant cent-mille ans. »

 

6 et 7. « L’explosion démographique et la croissance industrielle nous imposent le choix nucléaire. »

Le mensonge, ici, se dédouble.

A — Il n’est pas vrai que l’Europe participe à l’explosion démographique. Il y a de fortes chances qu’avant la fin du siècle, son taux de croissance s’établisse à zéro. La pression qu’on invoque affectera le tiers-monde, qui va doubler sa densité de peuplement. Comme il est techniquement impossible et politiquement impensable que les centrales prévues dans nos pays alimentent la Zambie, le Zaïre, l’empire de Bokassa Ier, le Cambodge ou l’Amazonie, l’argument ne vaut pas le papier qui le supporte. Il n’en est pas moins efficace, car il invoque l’absolu de la croissance, et ce recours suffit à donner bonne conscience au promoteur, qu’il met dans le sens de l’histoire, tout en contraignant l’objecteur à passer pour ennemi du progrès, cyniquement insoucieux de la misère du tiers-monde et préférant une image du Passé au bien-être « concret » des masses de demain. À tous les stades de notre analyse, quand nous buterons sur cette absurdité parfaitement hypocrite mais reçue sans broncher par toute la presse occidentale, [p. 76] attendons-nous à retrouver, en arrière-plan et couvrant tout, l’idée de croissance absolue, comme vrai référentiel d’un « homme moderne » conforme aux ambitions de l’industrie d’hier et de l’État-nation napoléonien.

B — Il n’est pas vrai que les besoins de l’Europe doublent tous les sept ou dix ans.

Qui nous dit qu’ils le font ? Dans chacun de nos pays, ce sont les dirigeants des sociétés productrices d’électricité, bientôt suivis par les ministres et leurs experts. Mais pourquoi nous le disent-ils avec tant d’insistance ? Serait-ce pour inciter le public à se restreindre, et à réduire le gaspillage d’énergie qui explique sans doute ces courbes de croissance continue, tandis que la population se stabilise ? Bien au contraire. Jusqu’à 1974, leurs brochures de publicité poussent à la consommation. On peut y lire que nous voici sortis de l’ère où il convenait d’ordonner aux enfants d’éteindre avant de quitter une chambre. On fait honte aux Français d’être si fort en retard sur les Américains du Nord quant à leurs dépenses d’énergie. Pour rejoindre les USA, « ils doivent » tripler ou quintupler leur consommation, déclare leur propre agence énergétique nationale. Ainsi, par la publicité, avec l’appui de la presse et de rares savants de service, les producteurs essaient de nous faire prendre leurs désirs pour nos fatalités.

Les responsables de la production et de la distribution d’électricité nous répètent que « leur seule ambition — conformément à leur mission de service public — est de satisfaire au moindre coût les besoins en énergie électrique de la collectivité nationale50 ». Admettons, mais quels sont les « besoins » dont on parle ? Toutes les estimations prospectives des années 1965 à 1973 étaient fausses. Nulle part la consommation n’a augmenté aux taux prévus. L’argument des « besoins à couvrir » qui exigeraient les centrales nucléaires est littéralement renversé par les propres déclarations d’EDF :

Il ne s’agit plus de fournir, mais de vendre, de suivre la demande, mais de la susciter. » (1970)

Notre affaire immédiate, c’est de pousser parallèlement l’équipement nucléaire et la vente du kWh. (1972)

Tout client nouveau qui opte pour le chauffage électrique nous amène à augmenter d’autant notre programme nucléaire. (1973)

Enfin, l’aveu complet tombe de la bouche même du directeur général d’EDF :

Nous avons reçu mission (de l’État) — dès cette époque (fin 1970, on le précise) — de développer les ventes d’électricité pour préparer la substitution de l’électricité nucléaire au pétrole… (Le Monde, 24 janvier 1975.)

On ne « répond » donc pas aux besoins, on les suscite. L’argument de base du nucléaire s’évanouit51. La « mission » qu’on invoque n’était bien qu’un prétexte au service d’une certaine politique, qu’on aurait tort, je le crains, de réduire au marketing.

Pour faire face à la demande en électricité dont on assure, sans nul souci de vraisemblance, qu’elle va sans fin doubler tous les sept ou dix ans, on déclare nécessaires des réacteurs dont on ignore encore les vrais dangers, et encore plus les moyens d’y remédier. J’en déduis qu’on veut nous faire prendre dès maintenant des risques proprement incalculables, au nom de besoins à venir arbitrairement évalués. On ne connaît, scientifiquement, ni ces risques ni ces besoins, et c’est de cette double ignorance que l’on déduit la certitude qu’il faut des centrales nucléaires.

Quelque chose d’important doit se cacher là derrière.

 

8. « Les réacteurs permettront de brûler moins de pétrole. » (Bilan énergétique.) — Construire un réacteur coûte beaucoup d’énergie.

Si la construction de centrales nucléaires augmente trop vite, elle consomme plus d’énergie qu’elle n’en produit… Nous ne pouvons pas créer assez de [p. 78] potentiel nucléaire pour compenser la diminution des ressources pétrolières d’ici la fin du siècle.

Ces deux phrases résument une étude du New Scientist (19 décembre 1974) d’où il résulte que le bilan énergétique du nucléaire restera négatif pendant une période de neuf à quinze ans52.

Curieusement, les États et leurs experts nous répètent que les réacteurs sont un mal nécessaire pour couvrir notre déficit énergétique durant les dix années qui viennent. Par malheur, il s’agit des mêmes dix années…

 

9. « Le nucléaire est rentable. » (Bilan financier.) — Considérons la possibilité d’un succès maximal de l’effort nucléaire entrepris — avec quel acharnement et quel déploiement policier — par nos États-nations européens. (Les USA déclarent déjà forfait : « C’est la débâcle ! » n’hésite pas à écrire Lew Kowarski au printemps de 1976.) Les États et leurs sociétés productrices d’électricité publient des chiffres et des calculs en caoutchouc d’où résulterait que leur kilowatt/heure est « compétitif ». Ils mentent à coup sûr et ne peuvent l’ignorer.

Le « succès maximal du nucléaire » a été évalué par Mesarovic et Pestel dans le deuxième rapport au club de Rome, intitulé Stratégie pour demain : à supposer que dans cent ans toute l’énergie primaire soit d’origine nucléaire, si les tendances actuelles du développement se poursuivent… il faudra pour répondre à la demande d’énergie d’une population quadruplée construire 3000 groupements de centrales nucléaires composés chacun de 8 surgénérateurs produisant ensemble 40 000 MW… Selon l’ancien directeur du laboratoire d’Oakridge, A. Weinberg, il faudrait construire dans le monde 4 réacteurs par semaine durant les cent prochaines années pour atteindre l’objectif de 24 000 réacteurs produisant chacun 5000 MW. S’ils durent trente ans, il faudra en construire deux par jour à seule fin de remplacer ceux qui seront hors d’usage… Ce remplacement coûterait au moins 2000 milliards de dollars par an, « soit 60 % du revenu mondial actuel… Il est hors de question de réunir de tels capitaux dans aucun des systèmes économiques actuels ».

 

10. « Les autres formes d’énergie, solaire, éolienne, géothermique, [p. 79] marémotrice, ne seront pas compétitives avant la fin du siècle. » — Cette prévision est mensongère, car elle ne pourrait se vérifier qu’au prix d’une négation délibérée des possibilités actuelles, d’un blocage persistant des crédits à la recherche en ces domaines et d’un refus d’exploiter les résultats acquis.

J’ai vu les villes, villages et villas des côtes de l’Anatolie, de la Syrie, du Liban, d’Israël : sur chaque maison, le petit four solaire, pas plus laid qu’une antenne de TV, assure l’autonomie énergétique et marche mieux que votre téléphone. Dans des pays plus nuageux d’Europe et d’Amérique du Nord, des centaines de « maisons solaires » ont permis de faire avec succès les expériences indispensables. Les recherches pourraient se concentrer sur les applications industrielles. Mais il faudrait les financer et nos États sabotent plus ou moins sournoisement toutes les décisions de principe prises dans ce sens. Aux États-Unis, en 1973, le budget de la recherche solaire équivaut à 4 % de celui des recherches nucléaires ; en 1976, c’est 15 % ; en Europe aujourd’hui : un demi-pour cent.

J’ai entendu le président d’EDF déclarer publiquement que l’équivalent solaire d’un réacteur de 1000 MW exigerait que l’on couvre de miroirs le territoire de trois départements53. Voix dans la salle : « Pourquoi faut-il absolument de grandes centrales ? On dirait que cela vous obsède ! Mais le Soleil n’appartient à personne ! Vous n’avez aucun droit sur sa lumière. Nous l’aimons pour son rayonnement qui est à tous, qui est partout, à jamais décentralisé ! Pour cette même raison vous le détestez : vous n’arriverez jamais à le nationaliser ! »

Non, ce n’est pas « l’état présent de la recherche » qui explique le retard des formes d’énergie non nucléaires, mais simplement l’idolâtrie de l’État-nation. Il n’y a pas de lobby solaire, ni auprès du Pentagone, ni à Bruxelles… « Tant que les États-nations n’auront pas trouvé le moyen d’intercaler un compteur entre le soleil et nous, on nous répondra que ces technologies douces ne sont toujours pas au point, et on les rangera parmi les énergies de demain.54 »

 

[p. 80] 11. « Les centrales nucléaires ou le chômage ! » — Qu’apporte au mieux la construction d’un réacteur ? Quelques milliers d’emplois pendant six ans, puis tout se disperse. Restent des ingénieurs, des techniciens, les pompiers de service et des gardes armés.

La lutte contre la pollution créerait de trois à cinq fois plus de postes de travail, hélas durables.

Non, les centrales nucléaires ne vont pas « créer de l’emploi », c’est un mensonge. Elles vont créer des bénéfices pour quelques-uns, une très lourde charge pour tous, et mille fois plus de risques là-bas que de chances ici. Le marché nucléaire entre la RFA et le Brésil « garantit pour la première fois la stabilité de 19 000 emplois » dans les usines et bureaux de Siemens (selon la presse de l’Allemagne fédérale), mais installe un danger de mort atroce pour des millions d’hommes dans les deux Amériques.

 

12. « Le nucléaire assurera l’indépendance nationale dans le domaine de l’énergie. » — Tous les ministres chargés des questions de l’énergie l’ont affirmé, chacun dans son pays. Et les exemples d’affluer :

La France a confié le développement du nucléaire à une société constituée par Westinghouse (qui a fourni la licence des centrales à eau légère) ; par la firme allemande Siemens, et à 30 % seulement, par le Commissariat français à l’énergie atomique, chargé de fournir les idées ; le tout étant présidé par un Belge.

La Suisse finance ses centrales avec l’aide d’un groupement de banques européennes (françaises, anglaises, belges, autrichiennes) ; elle les nourrit avec de l’uranium américain ; enfin, elle envoie ses déchets, pour retraitement, à l’usine de La Hague, qui d’ailleurs ne fonctionne plus au moment où j’écris. (La République fédérale, la Hollande et le Japon dépendent également de La Hague pour cet aspect de leur « indépendance énergétique ».)

Et ainsi dans tous les pays où se construisent des réacteurs, nous constatons que les multinationales sont seules capables d’assurer nos indépendances nationales. Aussi longtemps du moins qu’il leur plaira, et qu’elles n’y perdront pas trop d’argent. Quand tout s’enfoncera dans le rouge, quand cette forme coûteuse de puissance cessera de les intéresser, le moment sera venu pour elles de se faire [p. 81] nationaliser, et c’est alors la gauche qui les sauvera, en faisant racheter leur participation par l’État ; les déficits étant transférés de la sorte à la charge des contribuables.

Quant à l’uranium dont on nous disait « qu’il y en a partout », il vient actuellement des USA, qui en ont encore, disent-ils, pour une trentaine d’années ; il viendra plus tard de Russie et en troisième rang de l’Afrique du Sud.

La vérité est qu’un objet aussi cher et aussi grand qu’une centrale nucléaire ne peut pas rester « national » tout simplement : ses dimensions l’internationalisent. Qu’on le réduise au régime national, il mourra de faim dans ses déchets accumulés, déchet lui-même, « à gérer pendant cent-mille ans » par nos éventuels descendants.

La sottise majeure est d’invoquer « l’indépendance nationale » dans le domaine énergétique. Car cette indépendance est prévue pour la guerre, et que se passerait-il en cas de guerre ?

Toutes nos centrales dépendent d’autres pays, voire d’autres continents, pour leur uranium, leur technique, leur financement, et les retraitements de leurs déchets. Ce qui rend chacun de nos États inexcusablement vulnérable en cas de guerre. La fermeture de ses frontières le paralyse !

La vulnérabilité sera toujours en raison directe de la centralisation, mais inverse de la dispersion. Que répondent à cela nos gouvernements ? Rien, pas un seul député ne les ayant jamais interpellés sur ce point.

Mensonge universel, automatique, systématique. On le dénonce, il revient identique. Comme ranimé par une disposition de l’opinion à la créance de principe accordée au dire officiel des promoteurs du nucléaire. Ceux-ci ne répondent à rien, ils réitèrent, leur souci n’étant pas de vérité mais de pouvoir. Les adversaires des centrales nucléaires, à les entendre, « font fi des conquêtes de la science et entendent nous ramener au Moyen Âge, à la lampe à huile, voire à l’âge des cavernes ». Personne n’a jamais pu montrer par quels enchaînements mystérieux le fait de ne pas ajouter à l’électricité disponible un 20 % dont il est avéré que l’on peut se passer, ramènerait l’Occident dans les cavernes. L’argument les obsède visiblement. Il évoque leurs déclarations sur l’évacuation des déchets. Non, Messieurs, nous n’irons plus au bois chercher [p. 82] les grottes salines, les puits sans fonds, les cavernes gorgées de plutoniens déchets : on vous les laisse.

Vous n’avez jamais essayé de faire voir comment notre refus de multiplier la consommation d’énergie par 16 384 en quatre-vingt-dix-huit ans signifierait un retour aux cavernes et non pas un retour au bon sens. Je ne vous crois pas un seul instant malintentionnés, déshonnêtes. Mais ayant écarté fermement toute « explication » de ce genre, je n’en trouve pas d’autre.

C’est en ce point de perplexité qu’un incident sur le petit écran m’a ouvert les yeux.

« Concorde » ou le mensonge qui va plus vite que le son

Au début de 1976, je fus invité à prendre position de la manière la plus publique qui soit, dans l’affaire de l’avion supersonique « Concorde ». Et je me vis confronté au même type de mensonges en service commandé, proférés par des hommes non moins intelligents ni moins respectables que les promoteurs du nucléaire, et recourant néanmoins au même système de sophismes.

Parlant au cours d’une émission de la TV française — essayant de parler, plutôt, « en dépit des interruptions d’une insupportable agressivité du meneur de jeu55 », j’ai essayé de formuler mes objections et mes mises en question selon le schéma suivant que je reconstitue :

1. — On s’était adressé à moi comme « philosophe ». Le philosophe étant celui qui pose des questions simples et naïves, je demande : « Concorde, à quoi est-ce que ça sert ? » On m’assure que cet appareil ira de Paris à New York en trois heures et demie au lieu de sept. Bon. Mais les quelques dizaines de PDG et de membres du jet-set qui en « bénéficieront », si l’on peut dire, que feront-ils de ces heures gagnées ? Est-ce qu’elles vaudront les 16 milliards déjà dépensés par l’État, donc par les contribuables français et anglais ? Est-ce qu’elles justifieront le risque planétaire que des savants redoutent, l’atteinte possible à la couche d’ozone qui protège tout ce qui vit sur la terre contre les rayons ultraviolets ?

[p. 83] Votre pari — dis-je aux promoteurs de « Concorde » alignés devant moi, et consternés — c’est le contraire du pari de Pascal. Si vous perdez, vous perdez tout et pour tout le monde. Si vous gagnez, vous gagnez trois heures pour quelque 70 PDG. Pari étrange. Pour ma part, je ne le tiendrais pas…

2. — Si les clients prévus, dont l’heure est si précieuse, sont à tel point suroccupés, on leur rendrait meilleur service en leur faisant « perdre » quelques heures supplémentaires au-dessus des merveilleux châteaux de nuages de l’Atlantique : ils y gagneraient (outre 20 % sur le prix du billet, et x % sur leurs impôts) le temps de se reposer, de réfléchir, ou de lire mes livres par exemple.

Et s’il était vraiment indispensable de « gagner » trois heures sur ce trajet, en voici le moyen simple et qui eût déjà permis environ 15,8 milliards d’économies selon mes premiers calculs : 1. supprimer les formalités de douanes et passeports au départ et à l’arrivée : deux fois une demi-heure de gagnée ; 2. transporter les passagers de l’échelle de coupée au centre de la ville par hélicoptère ou métro. (Gain de deux fois une heure. Total trois heures au moins.)

3. — On me dit qu’arrêter la fabrication de « Concorde » mettrait au chômage 40 000 ouvriers56. Argument proprement scandaleux ! Faut-il, comme le demandait un Premier ministre, supprimer toute limitation de vitesse sur les autoroutes pour éviter le chômage des carrossiers ? (Pour ne rien dire des chirurgiens, des assureurs, etc.) Les Américains se sont posé la question à propos du Vietnam : pouvons-nous arrêter la guerre, alors que l’industrie des armements occupe des centaines de milliers d’ouvriers ?

Je pense que si la société est ainsi faite que la seule alternative qu’elle offre au gaspillage industriel, à la pollution de l’atmosphère, voire à la guerre, c’est le chômage, il est temps de changer de cap, de se fixer d’autres buts, et d’inventer d’autres moyens d’y aller.

4. — Outre le gain de temps, outre l’emploi — et comme pour la guerre du Vietnam, ici encore — on invoque les « retombées technologiques » (« Concorde » lui-même [p. 84] étant une retombée des V2 à travers les fusées américaines). Cela signifie qu’en construisant « Concorde », on aurait découvert des procédés qui permettront de construire d’autres avions encore plus chers et plus problématiques, et puis surtout qui permettront la mise au point d’armements de plus en plus sophistiqués : ces « retombées » se feront donc sur nos têtes.

5. — Indépendamment de ces arguments, je suis contre « Concorde » pour deux raisons fondamentales.

a) Tout comme les centrales nucléaires, « Concorde » est le symbole ou simplement l’enseigne d’un modèle de société que je récuse radicalement. Car l’humain s’y voit sacrifié non pas même au profit (ici très négatif) mais à la puissance physique de l’État centralisateur et policier, au nom de quoi tout s’ordonne à la guerre. « Concorde » résume un ensemble de calculs et de rêves, de principes et d’ambitions qu’il nous faut dépasser si nous voulons survivre, qui détruisent à la fois la nature et la communauté des hommes, au nom du prestige de l’État — vanité collective et surprofits privés — absolument contraire aux fins que je défends dans toute mon œuvre, de liberté et de responsabilité de la personne, d’autonomie et de fédération des groupes.

b) Je suis convaincu que les promoteurs de « Concorde » sont animés par un certain idéal ; c’est celui du progrès selon le xixe siècle : toujours plus d’objets, toujours plus grands, toujours plus chers, toujours plus bruyants et toujours plus dangereux — exigeant toujours plus de contrôle de l’État — et allant toujours plus vite vers n’importe quoi !

L’idée vraiment moderne du progrès et du luxe s’oppose radicalement à cette manie démodée de la vitesse et du fracas pour épater le monde. Ce qui commence à valoir des fortunes, c’est le contraire de ce que « Concorde » symbolise. Le luxe suprême de demain, je l’ai défini au lendemain d’Hiroshima : « La lenteur au sein du silence. »

Ce soir-là, j’ai trouvé la formule de tout ce qui me répugnait dans l’affaire nucléaire comme dans celle de « Concorde », en faisant de ces deux entreprises les suites logiques de l’idéal matérialiste du progrès combiné avec la réalité toujours plus totalitaire de l’État-nation.

Des objets toujours plus grands exigent, en effet, des [p. 85] moyens toujours plus centralisés et des investissements que l’État central seul peut obtenir.

Des objets toujours plus dangereux (comme les centrales à plutonium, et il en suffit de cinq kilos pour faire une bombe atomique) exigent un déploiement toujours plus dense des forces policières de protection, de contrôle et de répression. Et tout cela tend au développement d’une civilisation et d’un mode de vie toujours plus affamé et dévoreur de cette sorte-là d’énergie que l’État est seul en mesure de produire et de distribuer, entraînant par le jeu des disciplines de production, la mise en servage progressive et insensible des individus et des communautés locales.

Personne, bien sûr, ne viendra dire devant un parlement ou dans une assemblée populaire, que c’est cela qu’il veut ; ni qu’il complote vicieusement en vue de promouvoir cette forme-là d’asservissement.

Mais la logique du système stato-national dans notre société industrielle, qu’elle soit capitaliste ou socialiste, nulle différence à cet égard ! — la logique du système que le grand sociologue américain Lewis Mumford a baptisé le Pentagone de la puissance57, cette logique est plus forte que tous les hommes d’État, que tous les servants de l’État : elle les manipule et commande — à leur insu le plus souvent — dans leurs réflexes et finalement dans leurs pensées. Elle les force à mentir en bonne conscience parce que, au sens le plus précis de l’expression, ils mentent par raison d’État, et même, pour certains d’entre eux, par fidélité à leur mission ! C’est cette mission, et non pas eux, que je réprouve.

Si je me dis adversaire du nucléaire et du supersonique, et que je motive mon hostilité par les raisons que je viens de dire : c’est trop grand, trop dangereux, trop bruyant et trop cher, cela va trop vite vers n’importe où, et surtout cela donne toute puissance à l’État — alors que je veux la liberté du citoyen responsable et l’autonomie des groupes — il arrive parfois que je renforce mon adversaire dans sa conviction : car il sent — même s’il n’en prend [p. 86] pas conscience — que c’est précisément à cause de cela qu’il est pour les centrales nucléaires et pour « Concorde » !

Le moment de la révolution

Allons plus loin et plus profond : derrière les deux attitudes dont je viens d’esquisser l’opposition radicale, il y a deux attitudes opposées face à la vie, au destin de l’homme sur la Terre ; il y a deux morales incompatibles en théorie, si elles sont parfois complémentaires en pratique. L’une veut la liberté d’abord, l’autre veut la sécurité par-dessus tout.

Si vous tenez à la sécurité par-dessus tout, vous êtes amené à accepter la logique interne de la mégamachine étatique, vous attendez de plus en plus de l’État, et vous trouvez enfin normal que ce soit lui — comme les rois antiques — qui dispense seul l’Énergie. Une énergie qui vous vient donc de l’extérieur et que les pouvoirs vous assurent.

Si au contraire vous voulez la liberté d’abord, avec les risques qu’elle comporte, vous vous heurtez aux cadres géométriques qu’imposent la société industrielle mécanisée et l’uniformisation indispensable au fonctionnement de l’État-nation. Vous êtes amené à revendiquer l’autonomie que l’État menace, et que les nécessités de la production industrielle tendent à exclure. Et vous en viendrez peu à peu à l’idée de trouver l’énergie le plus près possible de vous, dans votre proche environnement, chute d’eau, rivière, force des vents, lumière et chaleur du soleil (qui ne souffrent pas la centralisation, c’est pourquoi nos États les décrient). Et vous irez plus loin. Vous en viendrez bientôt à chercher l’énergie en vous-même.

Voilà le moment de la révolution, la seule réelle et radicale dans notre société industrielle, la seule aussi qui puisse renverser les fatalités catastrophiques inscrites dans les motifs mêmes de l’évolution vers le nucléaire. Chercher l’énergie qui est dans l’homme au lieu de sacrifier l’homme à l’énergie dispensée par l’État, je dis que c’est une révolution parce que c’est un changement radical de finalités, qui peut entraîner des changements innombrables dans notre mode de vie comme dans toutes nos structures politiques et sociales.

[p. 87]

Le noyau du pouvoir

On peut penser que les réacteurs ne seront aux yeux de l’histoire qu’un épisode, une erreur de parcours sur les voies de la recherche d’énergies différentes, en vue d’une société moins résignée au pire. Tout cela sera sans doute oublié (mais les déchets de plutonium ?) quand nous aurons maîtrisé la fusion, dans les supercentrales à enceintes électromagnétiques de l’an 2000. « N’en faites donc pas le noyau du drame politique de cette fin, déjà si proche, du xxe siècle. »

On peut aussi penser que les réacteurs sont les structures décisives du pouvoir et de sa dynamique fondamentale, dans une société stato-nationaliste.

Il y aurait donc une politique du nucléaire, elle serait caractérisée par les traits principaux qui ont fait, au cours des siècles, la force des monarchies de droit divin. À savoir : le secret, qu’on pressent menaçant, et le mutisme ou la serve parole imposés à tous ses sujets ; l’arbitraire du prince, et seuls quelques barons sont initiés à ses motifs à longue portée ; le prestige des hautes murailles, tours de contrôle, miradors hérissés de détecteurs électroniques ; les coûts énormes, démesurés au regard des possibilités privées ; l’aura du danger irradiant l’apparence d’une présence sacrée ; l’idée magique, enfin, et des plus primitives, que le roi détient l’énergie, en est la source et fonde sur cela même sa royauté58.

La majorité des politiciens de nos pays, nostalgiques sans jamais se l’avouer de la monarchie absolue, se livrent à l’empire de ces structures obscurément ressenties comme celles du pouvoir même : c’est qu’ils veulent commander. La majorité des contribuables se laissent tondre sans résistance, dans l’idée d’assurer leur confort, mais surtout, leur sécurité : c’est qu’ils veulent être commandés. Et tous les imbéciles répètent qu’on n’arrêtera pas le progrès.