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Devenir soi-même
Notre affaire
Trois grandes affaires apparaissent symboliques de l’ère où nous sommes entrés au troisième tiers du xxe siècle : dans l’ordre matériel, l’Économie ; dans l’ordre de la nature, l’écologie ; dans l’ordre spirituel, l’Œcuménisme. Or, ces trois termes sont des composés du grec oikos qui signifie maison, et il s’agit dans les trois cas :
— du règlement intérieur (nomos) de la maison, au sens de ménage, de domaine ;
— de la connaissance (logos) des lois de la maison au sens d’habitat, de cadre de vie ou environnement ;
— enfin, du sens d’habiter notre Terre, maison commune de l’humanité.
Notre maison — qu’il s’agisse de famille, de milieu de vie, d’humanité — le langage ne saurait mieux dire qu’il s’agit de nos propres affaires, de celles, par conséquent, dont il n’est nul besoin qu’on nous exhorte à nous sentir responsables.
« Notre affaire », dans ce sens immédiat, c’est notre enjeu et notre jeu le plus sérieusement fascinant. Ce n’est pas nécessairement notre souci, ou quelque revendication farouche et collective, ni ces charges trop lourdes pour un seul, et dont il rêve parfois que l’État le relève…
Ce n’est pas la rébellion d’une liberté brimée, qui défie Dieu ou le destin. Que l’avenir humain soit notre affaire n’implique pas que nous soyons libres de faire à notre guise n’importe quoi, car en fait l’avenir est peuplé de [p. 202] contraintes et de dommages déjà causés : la pyramide des âges dans trente ans, dès aujourd’hui configurée ; les surfaces prises à l’agriculture par les villes et les autoroutes, le bétonnage universel détruisant l’humus pour des siècles ; la production de plastique indestructible et de plutonium à longue période ; les mégalopoles en croissance de type cancéreux ; les rendements décroissants dans l’industrie et dans les techniques de pointe ; l’épuisement calculable des ressources matérielles comme le pétrole, le cuivre et l’eau potable ; la destruction de centaines d’espèces animales ; l’asphyxie lente des mers et des océans…
Mais ces contraintes et ces atteintes, sans exception, sont notre fait. Elles résultent toutes de nos choix, de nos décisions ou de nos passivités devant la décision d’autrui. Et non pas de besoins fondamentaux, inhérents à notre nature.
De nos désirs réels dépend qu’elles s’étendent ou non ; que les désastres écologiques en cours deviennent irréversibles ou non ; que la communauté humaine se dissolve au profit de l’État, ou se reforme malgré lui.
Tout ce qui n’est pas contraint dès aujourd’hui relève de nos seules décisions. Et celles-ci relèvent à leur tour de nos finalités réelles — même et surtout, peut-être, inavouées. Et les révèlent.
Non, l’avenir n’est pas à nous, quelle chance ! Il y a beau temps que nous l’aurions abîmé. De plus en plus, il échappe à nos prises, comme la société même qui le prépare et que nous laissons « se développer » en prétextant que personne n’y peut rien, surtout pas nous.
L’avenir n’est plus à nous, compromis par nos villes qui sont là, difficiles à détruire mais impossibles à gouverner ; infecté par nos créations, plutonium et virus résistants ; surpeuplé de revendications irrecevables. Il ne nous reste à décider, à déterminer librement que l’essentiel : pourquoi voulons-nous vivre désormais ? C’est dans ce sens, le plus gênant pour nous, qu’irrévocablement l’avenir est notre affaire — et non plus celle de puissances anonymes déguisées en fatalité.
Personne que moi ne peut devenir ce que je suis, selon le précepte antique repris par Nietzsche116. De cela seul, à [p. 203] coup sûr, je suis seul responsable. Mais il n’est pas de réalisation de la personne hors d’une communauté physique et spirituelle : l’avenir ne sera donc mon affaire que s’il est en même temps la nôtre, quelle que soit la nature du groupe que je dise mien et qui, en retour, me tienne pour sien.
Notre affaire, c’est notre désir quand nous l’assumons sans réserve. L’avenir est notre affaire, puisque dans toute la mesure où justement il n’est pas déjà « fait », n’est donc pas déjà du passé, il sera ce que nous désirons en réalité.
Vous dites : « Le capitalisme nous impose un mode de vie et de consommation qu’il nomme progrès, et qui se traduit par des maladies graves, des inégalités insupportables à l’échelle mondiale, etc. » Mais c’est bien vous qui désirez ce que des industriels n’ont entrepris de fabriquer et de lancer que parce qu’ils escomptaient votre désir. Si vous n’aviez aucune envie de toutes ces choses, le capitalisme — en cela très différent du communisme — n’aurait aucun moyen de vous les imposer. Votre désir était à l’origine de ce que vous prétendez « subir », et c’est lui que vous condamnez sous le nom de « capitalisme ». Or, ce capitalisme-là, c’est vous et moi ; c’est l’homme occidental et son désir, l’homme soviétique et son espoir, l’homme du tiers-monde et son rêve d’égaler… Et quand vous en souffrez, vous le projetez devant vous, vous l’objectivez, l’accusez — vous décidez de le renverser. Mais où le prendrez-vous, sinon dans votre cœur naturel ?
Que l’avenir soit notre affaire signifie donc tout simplement que l’avenir ne se fait pas tout seul, mais par nos œuvres et par nos mains, c’est-à-dire à l’image de nos dieux et de nos démons. D’où suit qu’il faut se garder de ces tournures courantes qui laissent supposer le contraire, comme : « Les machines se multiplient plus vite que les hommes. » « La route vient encore de faire 432 morts pendant le week-end. » « Les impératifs économiques et les nécessités technologiques ne nous laissent pas d’autre choix que… »
Tout traduit, dans ce langage, le désir de se cacher derrière des fatalités, des agents anonymes du destin de notre siècle. Mais ce n’est pas « la route qui tue » — ce sont des automobilistes qui s’entretuent. Les machines ne se multiplient pas, ce sont des hommes seulement qui les ont assemblées, vendues, achetées. Quant aux « impératifs [p. 204] technologiques », ils n’expriment que les vœux des experts ventriloques qui font parler l’ordinateur : c’est leur affaire et non la mienne de parier sur tel taux de croissance irréversible de ce qui limite la liberté de l’homme.
Si l’on me demande : — Serons-nous assez nombreux à croire cela ? (ou à me croire ?) Le message sera-t-il efficace ? Les masses (ou au contraire les élites responsables) seront-elles touchées ? Le seront-elles à temps ? — je réponds qu’il n’est pas question d’évaluer les chances de succès dans un jeu dont nous serions les spectateurs. En fait, nous jouons notre destin, et le seul joueur sûr de perdre, c’est celui qui, plutôt que de se jeter dans la partie avec ses énergies, son astuce et sa foi, reste à se demander quelles sont ses chances…
Le grand tort que nous font les sondages d’opinion, c’est de nous porter à l’attitude du parieur, non du protagoniste.
« Je ne m’occupe pas de politique », dites-vous peut-être, et ce serait bien s’il s’agissait de ce que vous croyez : un tiercé dont les favoris sont les partis et idéologies. Mais vous serez coupable de l’avenir désastreux si vous refusez de vous occuper de ce qui vraiment est politique : l’entretien des relations humaines dans la cité, la sauvegarde des eaux et des forêts, le progrès vers la paix entre les continents, la naissance d’un nouvel esprit communautaire…
Que l’homme rencontre dans le monde actuel des contraintes partout multipliées et des raisons toujours plus persuasives d’y céder, c’est l’évidence et cela n’empêche nullement qu’il reste libre. S’il n’était pas libre du tout, comme le veulent les déterministes, ou s’il ne l’était plus, comme pleurent les libéraux, ils perdraient tous leur temps à vouloir l’en convaincre. En vérité, l’homme reste libre pour l’essentiel seulement, qui est le choix de ses fins et l’invention des moyens de les joindre. Mais voilà bien ce qui définit une politique.
La politique est donc ce qui doit remplacer, dans la société concertée des humains, l’autorégulation de l’organisme vivant et les sociétés animales. Ensemble des moyens d’adaptation d’une communauté à ses buts, elle substitue au pilotage automatique que représentent les programmes biologiques, l’invention perpétuelle du chemin vers le But et l’improvisation vigilante qu’exige toute marche à l’étoile.
Je parle ici de réponses libres à la nécessité universelle de gouverner : il s’agit d’orienter, de guider, d’ouvrir ou d’inventer la voie, non de contraindre. Je parle d’une politique qui ne soit pas de classe bourgeoise, de classe prolétarienne, ou de classe technomilitaire, mais du genre humain tout entier. D’une politique qui ne soit pas « de droite » — prolongeant la problématique d’un xixe siècle capitaliste à finalités libérales, mais à réalités nationalistes s’opposant aux Internationales socialistes — et qui ne soit pas non plus « de gauche », prolongeant un xxe siècle à finalités socialistes, mais lui aussi, à réalités dictatoriales militaires et nationales, s’inspirant toutefois d’idéologies a-nationales en soi, comme le fascisme ou le marxisme-léninisme, cependant que le capitalisme seul réalise une Internationale concrète : celle des « multis »117 ! Je parle d’une politique à finalités personnalistes et communautaires, qui sera celle du siècle à venir, sauf cataclysme écologique ou nucléaire.
Je ne puis rien prédire, mais je puis dire nos fins, et ce qu’il nous en coûtera de les perdre de vue, de les trahir : et c’est cela, dans le fait, qu’on nomme prophétie.
Mais si l’on veut retrouver l’homme et non l’esclave ou le robot au terme de l’évolution, il faut partir de l’homme tel qu’il peut devenir, et chercher les voies et moyens de son progrès — le seul réel, qui est le progrès vers sa personne.
Partir de l’homme
L’homme d’aujourd’hui prend conscience de sa condition d’homme en regimbant contre ce qui la nie. Il se découvre par ce qui le blesse dans sa chair, le rebrousse dans sa sensibilité, et le navre en son for intime. Ce qu’il ressent en lui d’obscurément lésé par la société, par l’État, ne serait-ce pas justement ce qui compte pour lui ? C’est dans la mesure où il parvient à désigner et formuler ce qu’il refuse, qu’il parvient aussi à comprendre ce qu’il attend de lui-même et voudrait devenir.
Certes, il s’éprouve menacé de toutes parts, investi dans son corps, dans sa vitalité, irrité dans sa sensibilité par [p. 206] toutes les formes de pollution qu’il osait à peine ressentir avant que les écologistes l’aient alerté : l’agression du bruit partout sans rémission, les gaz d’échappement, l’air obscurci, les eaux chlorées ou bactériennes, les aliments rendus cancérigènes pour faire joli. Mais tout cela relève encore de l’hygiène ou de la prévention des accidents, on peut se défendre si l’on sait, si l’on est informé à temps.
Plus grave est l’atteinte par les rythmes, ceux de la chaîne de montage, par exemple, qui ne lèsent pas seulement le corps par la fatigue, mais démoralisent en profondeur la psyché plus encore que le soma, déprimant jusqu’au plus intime le sens même de l’effort, du travail et de l’œuvre.
Plus grave encore est la publicité. Lorsque Ford entreprend de convaincre les paysans du Middle West qu’ils ont besoin de travailler chez lui et d’acheter les machines qu’ils fabriquent pour se rendre à l’usine où elles sont produites, il lèse en eux quelque chose d’essentiel en les trompant sur leurs besoins réels. La crise du monde occidental est née de cette falsification introduite au cœur même de l’homme, dans ses désirs et dans ses rêves. Elle est devenue en un demi-siècle un système d’agressions désintégrantes contre le noyau même de l’homme, que pratiquent jour et nuit les pouvoirs, la publicité et les grandes compagnies de Promotion d’énergies, d’autoroutes, d’armements ABC.
Ce qui doit révolter, c’est moins la menace contre la vie physiologique que le mensonge à froid des dirigeants de sociétés productrices d’énergie jurant qu’il n’y aura pas d’accidents dans les centrales, que s’il y en a, ils ne seront pas mortels, et que d’ailleurs, on ne peut rien faire sans risque. C’est bien moins la menace d’irradiation, que le fait (patent) de n’être plus considéré par les fonctionnaires au pouvoir comme autre chose qu’un élément de statistique, le millionième d’un pourcentage, élément négatif qu’il faut neutraliser sans perdre un temps précieux à discuter son point de vue individuel, « honorable sans doute, mais parfaitement irréaliste », c’est-à-dire : s’opposant au profit de l’entreprise à laquelle l’expert qui nous parle, émarge. (Si vous croyez que c’est moins simple que cela, vous vous trompez, j’en tiens les preuves, d’ailleurs pour la plupart publiées.)
Ce qui révulse en nous quelque chose d’essentiel, c’est [p. 207] bien moins les impôts à payer que les mensonges qui les motivent. Qu’il s’agisse des Pouvoirs, des Producteurs, de leur Publicité ou de leur Police, tous mentent en bonne conscience, pour des raisons d’État, et ressassent que c’est là « le secret de gouverner ». Autant dire qu’ils ignorent ce secret, et qu’ils bluffent. Gouverner, en démocratie, serait s’expliquer pour convaincre — et non contraindre faute d’oser s’expliquer.
Mais au-delà de toutes ces formes de persécution étatique, de torture policière, d’inquisitions administratives signées illisible, et de mensonge élevé au rang d’art politique par excellence, il y a ceci : l’homme des grandes villes, des longues avenues qui asphyxient ou tuent qu’elles soient embouteillées ou qu’on y circule rapidement, l’homme des HLM, des pavillons de banlieue ou des quartiers résidentiels, est frustré plus encore qu’il ne le sent dans son besoin de contacts humains, de rencontres et de surprise, mais surtout, plus profondément, d’appartenance à une communauté.
Nous n’avons plus de « prochain », comme disait Keyserling, mais seulement des « voisins inévitables », d’autant plus malveillants à nos yeux qu’ils projettent sur nous leurs frustrations, et que nous le leur rendons bien. Jolies banlieues ! et beaux quartiers !
On va me faire observer que ce genre de frustration n’est pas ressenti par la majorité des hommes et des femmes de ce temps. De fait, ils ne savent pas le dire aux enquêteurs, faute d’oser le formuler pour eux-mêmes. Mais qu’ils se sentent atteints au secret d’eux-mêmes se révèle par un regard, un accent, un silence. Ou par ce mot d’un ouvrier spécialisé à propos de son « boulot » et du « ras-le-bol » ambiant : « Ce qui est tué en nous, ça ne se voit pas118. »
L’homme des villes d’aujourd’hui ne parvient plus à être ni solitaire ni solidaire pour reprendre une fois de plus l’antithèse hugolienne. Or, sans communauté, l’individu ne peut rien.
S’il y avait une communauté, il y aurait aussi un recours contre les tyrannies publiques et privées. Mais l’individu seul est impuissant, non qu’il manque de droits, mais pour les faire valoir — à supposer qu’il les connaisse — il [p. 208] n’a plus « le moral » nécessaire. Et le cercle se ferme, on ne peut plus vicieux. Ce qui aliène l’homme d’aujourd’hui c’est aussi ce qui détruit les bases de toute communauté vivante. Or, elle seule serait capable de nourrir le courage et la pugnacité de ceux qui résistent en son nom.
L’aliénation
Ici se pose la question décisive : qu’est-ce donc en l’homme, qui est aliéné ?
Je réponds que c’est la personne, ce qui fait qu’il est lui et pas un autre : sa raison d’être. Je dis personne pour distinguer cet homme de l’individu sans visage ou simple exemplaire de l’espèce, pareil à tous les autres à toutes fins mesurables de statistique des grands nombres, et qui lui, ne saurait être « aliéné », étant d’avance et par définition assimilé à n’importe qui d’autre que lui.
La personne est en l’homme ce qui souffre de l’absence de communauté, mais aussi de l’excès de présence collective, envahissant l’espace intime. Cette absence prive l’individu de toute responsabilité réelle, active ; et cet excès le prive de sa liberté : c’est tout un. Le vide social qui se crée dans la ville physiquement et moralement démesurée, et l’encadrement militaire imposé à ce vide par les totalitaires (hitlériens, staliniens ou chinois) produisent des effets convergents et se confondent à la limite. Car où serait la liberté d’un homme qui ne pourrait la manifester par un exercice responsable ? Et comment serait-il responsable (en justice) s’il n’était pas libre ? L’un ne va pas sans l’autre, en réalité. Et cette relation définit la santé de l’homme occidental.
Tout ce qui la fausse est donc morbide et mène au totalitarisme, ou bien à l’anarchie qui en est la préface.
À vingt ans, je me répétais avec enthousiasme ces vers de Laurent Tailhade :
Vienne ton jour, déesse aux yeux si beauxPar un matin vermeil de Salamine,Anarchie ! ô porteuse de flambeaux !
Mais les flambeaux que j’allais voir un peu plus tard défiler dans les rues de Francfort étaient portés par des [p. 209] hommes aux chemises brunes qui chantaient le « Horst Wessel Lied ».
L’homme antinomique
« Toute politique implique une idée de l’homme », aimait à rappeler Valéry. Mais nous voyons dans notre société plusieurs politiques en conflit. Les idées de l’homme qui ont permis la crise actuelle — l’homme économique, le bourgeois, l’individu rationaliste, mais aussi le soldat politique des totalitaires de toutes couleurs — ont toutes ce trait commun de désarmer l’individu devant la collectivité, c’est-à-dire en fin de compte devant l’État — le corps des fonctionnaires et la police.
Mais dès l’âge d’or des cités grecques affleure chez Aristote l’idée contraire que la cité, étant construite par l’homme, n’est pas nécessairement au-dessus des citoyens.
Avec le christianisme des conciles qui élaborent du ive au vie siècle les grandes définitions des Personnes divines, et surtout de la Personne de Jésus-Christ, dont les siècles suivants vont déduire la notion de personne humaine — à la fois transcendante et immanente — une idée révolutionnaire se met à progresser. Elle ne s’explicitera que dans la mesure où la pression de l’appareil collectif l’y forcera : en sourdine dans le Contrat social, mais comme un cri chez Kierkegaard : « L’homme-seul est plus grand que l’État ! » Ce qui devient dans mon vocabulaire : la personne est le but de la société.
Mais la personne n’est pas une donnée mesurable et objective. Elle est en moi ce dont nul autre ne peut me dire : Cela, c’est toi ! — à la seule exception de qui saurait m’aimer mieux que, moi-même, je ne l’ai jamais su. Je ne la découvrirai qu’en la créant en moi, telle que le regard aimant parfois peut la pré-voir et l’aider par là même à devenir ce qu’elle est.
La personne est toujours à venir. Dans l’individu mis en fiches, elle figure l’être insaisissable, toujours en avant et distinct de toute idée que l’on s’en fait et surtout qu’on entend lui imposer. Non pas un modèle idéal, mais un homme qui se fait en allant vers ses fins, homo viator et non statique et stable comme le voudrait l’État — car ce qui bouge n’est pas bien calculable ni contrôlable.
[p. 210] La personne est cet homme antinomique que l’on réduit à l’apathie quand on le force à n’être plus qu’une seule de ses virtualités contradictoires : enracinement ou mobilité ; sécurité ou risque ; fidélité ou quête de l’inconnu ; tradition ou innovation…
Distingué de la masse par une vocation dont l’exercice concret le relie à ses prochains. Solitaire parce qu’il est unique physiologiquement et spirituellement, mais solidaire parce que tous sont uniques, subissent les mêmes pressions égalisantes et affrontent, chacun dans sa quête, des risques par définition sans précédent ; à la fois libre et responsable, à la fois autonome et relié ; capable de se concentrer sur soi, sur son lieu, sur les siens, mais aussi de s’ouvrir au monde des autres ; capable de durer mais aussi de changer sans perdre son identité profonde — tel est l’homme personnel dans sa vitalité. Il trouve sa réalité dans le conflit comme il trouve son bonheur dans l’alternance ou, s’il en reçoit la grâce, dans l’équilibre des pulsions contraires qui l’animent.
Tous sont uniques
Les chances mathématiques que deux hommes soient pareils sont évaluées à une sur 250 milliards. Pratiquement nulles.
Or, pour aller à « Dieu », au but ultime de son être, chacun part d’une réalité sans précédent : lui-même. Il doit donc inventer son chemin vers ce But qui est aussi celui de tous les autres.
« Chacun pour soi et Dieu pour tous » dans le sens littéral et fort de l’expression, devient ainsi la devise des vrais croyants, de leur risque mais aussi de leur foi, de leur solitude au départ, mais de leur solidarité dans l’espérance.
Que cet homme du conflit, en tension dialectique, soit aussi « la mesure de toutes choses », comme le voulaient les anciens Grecs, c’est l’évidence : si ce n’est lui, quelle serait la mesure d’un monde qui n’est pas naturel mais fait par lui, monde de l’histoire et de l’économie, de la technique, des villes, des cultures, des paysages…
Enfin l’homme, en tant que personne, est la source de toutes les valeurs d’une société instituée à sa mesure, qu’il [p. 211] s’agisse des moyens de sa formation, des guides de son comportement ou des buts de son évolution.
Il y a certes des valeurs de groupe, mais les valeurs issues de la personne restent premières, pour la raison que la personne s’ouvre à l’universel, tandis que le groupe — par nature et fonction — a tendance à se refermer sur lui-même. Ainsi la créativité, qui est personnelle, prime sur la discipline, qui relève du groupe ; le spirituel vécu prime sur le temporel réglé, le bonheur de se réaliser prime sur la satisfaction de la norme, et finalement, l’amour prime sur l’égalité quantitative.
Restant bien entendu qu’il ne saurait y avoir de liberté réelle dans la cité sans faculté d’agir sur ses destins, donc pas de personne réelle hors d’une communauté que la personne contribue à constituer, puis à maintenir par l’action responsable où elle se forme et s’actualise.
Un modèle élitaire ?
On m’objecte parfois que la personne, si elle existe, n’est guère qu’un modèle élitaire et très rarement réalisé par quelques vrais artistes et quelques spirituels, mais que la masse n’est pas faite de personnes. Illusion typiquement bourgeoise, d’ailleurs partagée par le peuple « éduqué » à l’école bourgeoise. Car s’il est vrai que la masse est une grande nuée grise qui résulte de la non-vision des personnes et des visages, ce n’est rien qu’une image en nous119.
[p. 212]L’homme qui prétend ne pas être là
La philosophie contemporaine, en France, est dominée par un contorsionnisme intellectuel parfois baptisé « dialectique » par ses tenants. Tout son effort vise à supprimer l’homme, l’identité du sujet homme, la personne, et à faire rentrer « ça » dans la nature, ou la matière, ou les structures d’on ne sait quoi.
Ce qui exige un parti pris constant d’aller contre tout ce que les hommes ont jusqu’ici pensé « naturellement », contre tout ce qu’ils ont jusqu’ici trouvé « naturel » de penser ; contre toute croyance « naturelle ».
Sartre avait naguère décidé qu’il n’y a pas de « nature humaine ». Il se trompait sans doute : l’homme n’est rien que nature, nous dit-on.
Il faudra donc en venir à identifier et spécifier l’homme :
— comme le seul animal qui éprouve le besoin de déclarer qu’il fait partie de la nature et de rien d’autre ;
— et comme la seule espèce qui se montre capable, par quelques-uns de ses individus, de se déclarer illusoire.
L’homme serait le seul animal capable de se renier, de nier les évidences, et de mentir. Et ceux qui nient sa spécificité se réfutent donc par là même.
Ils n’en ouvrent pas moins les voies aux tyrannies totalitaires, communistes, fascistes ou technocratiques dont les personnalistes ont montré depuis longtemps qu’elles résultaient d’une fatale « erreur sur la personne ». Derrière tout cela, la peur panique de l’homme moderne : s’avouer responsable du monde qu’il a fait. Comme Adam lorsque Dieu l’interpelle ; il se cache, il n’est plus personne, il n’est plus là…
[p. 213] Mais chez les hommes de chair et sang, la personne est toujours instante, c’est une virtualité universelle, encore qu’elle ne se réalise que par et dans les actes qui l’engagent, ou dans l’œuvre qu’elle crée, qui l’exprime et la forme, et qui est la preuve de son existence. Or, tout homme est capable d’une œuvre, et presque tout homme en fait une, en conduit même plusieurs de front, le plus souvent à son insu. Son mariage. Son métier. Sa carrière. Le visage de sa maturité. Un certain équilibre entre soi et le monde, un déséquilibre orienté, ou assumé. Une manière de regarder ou d’être fasciné. Un rythme, un effort acharné, le réseau des approches d’une découverte, un certain style de vie, soi-même enfin, ma personne même en train de se faire, et cela c’est le grand-œuvre, l’œuvre par excellence — le salut. C’est ce jeu qu’il est sacrilège d’interrompre, sous prétexte d’une « simple vérification », de saccager ou de prétendre organiser. Or, c’est exactement ce que font nos États, et qu’ils feront toujours plus grossièrement, tant que la société ne sera pas reconstruite en vue de cet homme créateur.