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La religion de la croissance

Croissance démographique : il faudra bien qu’elle s’arrête un jour

Partons de l’explosion démographique, la bombe P, dont tout le monde a entendu parler, parce que ses perspectives angoissantes n’ont pas peu contribué à sensibiliser notre conscience écologique, mais aussi parce qu’elle sert d’argument principal aux partisans de la croissance à tout prix.

Au train où elle va, l’humanité va doubler, pour la première fois de toute l’histoire connue, en trente-cinq ans. Nous serons quelque six milliards en fin de siècle, cela paraît inévitable à la plupart des démographes tandis que j’écris. Si nous devions continuer à croître au taux actuel — supposant donc stabilisée la période de doublement, qui pourtant n’a cessé de raccourcir jusqu’à nous, passant de mille-cinq-cents ans vers huit-mille avant notre ère, à deux-cents ans dès 1650, quatre-vingts ans dès 1850, quarante-cinq ans dès 1930, trente-cinq ans dès 1970 — voici le tableau d’avenir que chacun peut dresser :

6 milliards en 2000
24 milliards en 2070
192 milliards en 2175
450 000 milliards en 2575

Peu après l’an 2600, les humains se touchent tous, et là s’arrêtent forcément mes calculs. « On pourra nourrir tout le monde, m’affirme un diététicien, mais il faudra manger debout. »

[p. 16] Tout s’arrêtera d’ailleurs, par la force des choses, bien avant qu’on en arrive là. Un cancer ne peut pas devenir beaucoup plus gros que le corps dont il vit, et qu’il tue (pour mourir avec lui) bien avant de l’avoir matériellement rempli.

Cela rappelle les jeux de clercs que chaque époque s’amuse à inventer. Les scolastiques désespéraient leurs étudiants en demandant si Dieu, dans sa Toute-Puissance, avait le pouvoir de créer une pierre si lourde qu’il ne pourrait pas la soulever. L’un des passe-temps, à peine moins blasphématoires, des économistes américains, consiste à poser des questions du type suivant : compte tenu du taux d’accroissement actuel, en quelle année la masse du papier imprimé par le gouvernement dépassera-t-elle la masse totale de la Terre ?

Dans le même style de simulation logique, séparée du vivant et dédaigneuse des conditions de réalité, citons ce calcul prospectif :

Si la population continuait à croître à ce rythme, elle dépasserait un milliard de milliards d’âmes dans mille ans d’ici, et sa densité serait de deux-mille habitants au mètre carré du sol émergé et immergé ! Mais on peut avancer des chiffres encore plus saugrenus. Dans quelques milliards d’années, tout l’univers visible ne serait plus qu’une sphère d’êtres humains, dont le diamètre s’allongerait à la vitesse de la lumière.

La sobre conclusion de Paul Ehrlich, auquel j’emprunte cet exemple, justifie ces petits exercices :

De tels calculs devraient, semble-t-il, convaincre même les esprits les plus obtus qu’il faudra bien que la croissance démographique s’arrête un jour3.

Ici paraît l’idée de limite, celle-là même qui déclare la mise en crise virtuelle du monde moderne tout entier.

Les jeux sont faits

Au train où elle va, l’humanité court vers sa perte programmée. Mais dans son écrasante majorité, elle ne veut pas le savoir, et moins encore le croire. Assez sage [p. 17] peut-être en cela, pour deux raisons : elle sent qu’elle sera forcée de s’arrêter (par manque de place et de ressources) avant sa perte consommée ; et elle pressent que l’excès même du mal la forcera à recourir aux moyens dont elle sait qu’ils existent, mais qui lui répugnent encore ou qui l’ennuient…

Promiscuité physique totale dans sept-cents ans ; ou simplement, dans trois générations, Tokyo et Manhattan recouvrant toute la Terre, sans forêts, ni jardins, ni déserts : il est donc entendu que cela n’arrivera pas. Car cette croissance — dont la courbe actuelle présente la plus troublante analogie avec celle d’une prolifération cancéreuse — tuerait la Terre longtemps avant de l’avoir couverte de chair humaine (vive ou morte), de déchets radioactifs et de béton.

Mais cela doit nous alerter quant à d’autres choses qui, elles, sont en train d’arriver pour de bon, bien moins catastrophiques et d’autant plus sérieuses, et nous ne pouvons plus les arrêter. La proportion des moins de 15 ans dans les pays neufs du tiers-monde, par exemple. Ils sont là, nous ne pouvons plus rien y faire. Ils forment près de 45 % de la population de leurs pays. Or, ces pays représenteront demain plus des trois quarts du genre humain. Rien n’empêchera ces moins de 15 ans de procréer au long des trois prochaines décennies. Déjà l’humanité s’accroît de 70 millions par an ; avant la fin du siècle, ce sera davantage. Qu’on ne compte pas sur la guerre pour « arranger tout cela » : les deux grandes guerres mondiales du xxe siècle n’ont pas fait plus de morts en dix ans que notre paix ne fait de vivants en quelques mois. Quoi qu’il puisse advenir par la suite, une chose au moins paraît sûre et certaine : le peuplement de la Terre sera doublé vers l’an 2000, non par le fait de l’Occident en régression, mais du tiers-monde en explosion continuée4.

[p. 18] Dans son rapport de 1970, le Conseil mondial de la population (Nations unies) envisageait une stabilisation de la natalité au taux de remplacement, ou croissance zéro, c’est-à-dire deux enfants par couple, d’ici la fin du xxe siècle. Dans cette hypothèse follement optimiste (mais « guère probable » concède le rapport), la population du globe ne dépasserait pas 5,8 milliards en 2000. Mais si, comme on le voit, le monde occidental, convaincu du danger et décidé à faire mentir les prévisions, parvient à son taux de remplacement bien avant l’an 2000, le monde sous-développé suivant à grand retard, la population mondiale pourrait se stabiliser d’ici un siècle à 16 milliards environ, soit quatre fois le chiffre actuel. Il s’agit de prévisions données par leurs auteurs pour les plus optimistes (non les plus favorables) qu’ils puissent rêver. L’Europe aurait à peine progressé de 10 %, le reste du monde occidental plus le Japon de 40 %, et le tiers-monde aurait triplé. L’abîme entre les riches et les pauvres s’élargirait avec l’écart entre les deux croissances démographiques…

Mais ici le conditionnel est superflu : les jeux sont faits, la crise est là. Pour l’Occident d’abord, majorisé et mis en posture d’accusé (avec 6 % de la population mondiale, les USA détiennent 40 % des ressources énergétiques), puis pour le tiers-monde pléthorique, où toute croissance de la population veut dire d’abord croissance de la misère.

Car une population doublée en fin de siècle suppose une production au moins doublée d’aliments, d’énergie, de machines et d’emplois, et une consommation au moins doublée d’oxygène, d’eaux buvables, et de ressources naturelles. De fait, il faudra beaucoup plus, puisque déjà des pénuries d’énergie, d’air pur et d’eau s’annoncent dans les pays industriels, cependant que la famine s’installe dans le tiers-monde.

Des remèdes existent, et tout le monde les connaît : contraception, avortement légalisé, prime à la croissance zéro, taxation progressive à partir du troisième enfant, etc.

Mais ces remèdes restent inopérants pour trois raisons :

— ils provoquent une violente réaction de rejet dans [p. 19] les populations du tiers-monde qui en ont si tragiquement besoin ;

— ils provoquent dans certains pays occidentaux les réactions rageuses des « défenseurs du droit de vivre » (c’est-à-dire de l’interdiction de l’avortement) qui défendent en réalité le potentiel militaire de leur État-nation, c’est-à-dire le droit de tuer et de se faire tuer mais plus tard, une fois atteinte la majorité5 ;

— qu’on les applique ou non, rien ne va changer (du moins au court terme observé) là où les paramètres principaux (connus ou non) de l’explosion démographique n’ont pas changé : « À Porto Rico, efforts importants des États-Unis, depuis vingt-cinq ans, pour favoriser la limitation des naissances. À la Martinique, loi française interdisant, jusqu’en 1968 toute propagande et la vente des contraceptifs. Résultats : le taux de la natalité reste le même dans les deux îles voisines et de même climat, 26 environ. » Contre-épreuve : toute propagande en faveur de la contraception étant interdite dans tout le Brésil, le taux brut de reproduction est de 1,7 à 1,9 dans les villes, mais de 3,4 à 3,56 dans les régions sous-développées6.

D’ailleurs, comment agir sur les effets quand on ignore les causes d’un phénomène ? Je vois nos démographes attribuer la bombe P tantôt à « l’insécurité générale », tantôt à de « meilleures conditions économiques » ; aux suites de la guerre, ou à l’absence de guerre ; à l’optimisme ou au pessimisme régnant ; à telle religion, ou à telle autre, dans une époque qui voit le recul de toutes les religions organisées.

Il en va de même pour la croyance : « Dans les camps de concentration, il y a eu des croyants qui perdaient la foi et des athées qui l’acquéraient. » Les deux réactions nous sont intrinsèquement compréhensibles… « Si de telles atrocités sont possibles, il n’y a pas de Dieu » ou « En face de telles atrocités, Dieu seul peut sauver le sens de la vie7. »

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Croissance urbaine : on ne peut pas tout multiplier impunément

L’urbanisation n’est pas seulement une conséquence de l’explosion démographique, elle en est la traduction plastique. Quand double une population, au lieu de doubler le nombre des fermes, on double tout d’abord, puis décuple le nombre des étages dans les villes autour desquelles poussent les cheminées d’usine.

D’où la déclaration d’un promoteur français, que je copie :

« L’urbanisme de masse est une nécessité mathématique, 58 millions de Français logeront dans les villes en l’an 2000. »

Comment le sait-il ? Quelle force cosmique, indépendante de nos volontés capricieuses, obligerait-elle les Français à s’entasser dans les tours cellulaires que ce promoteur visiblement voudrait construire et juge donc « nécessaires » ? Il n’y a de « nécessité mathématique » que là où comptent les chiffres seuls et non les hommes. Au reste, il n’est pas sûr qu’à la fin de ce siècle, il y ait autant de Français dans toute la France. Mais cela ne résout pas le problème des villes, qui est désormais mondial, du fait de l’Occident.

La progression des villes vers autre chose, que l’on tentera de caractériser faute de pouvoir le définit, commence à la fin du xviiie siècle, et sa courbe suit de près celle des progrès de l’industrie européenne, de la technique et de la croissance démographique. Je note qu’elle est aussi contemporaine de l’essor de l’État-nation.

On estime qu’aujourd’hui déjà, la moitié de l’humanité vit dans les villes. Si c’est quatre cinquièmes vers l’an 2000, tôt après, vers 2050, tous les humains vivent dans des agglomérations « de plus d’un million d’habitants » — précision ridicule, car on se demande de quoi ces gens pourraient bien « vivre », c’est-à-dire se nourrir, s’il n’y avait plus personne dans les campagnes. Au surplus le terme de ville n’aurait plus aucun sens. Mais en a-t-il encore beaucoup, dans nos mégalopoles ? Nos villes ne sont-elles pas l’exemple dramatique de ce que peut faire l’absence de toute politique dans la vie de nos sociétés techniciennes donc artificielles ? Ce ne sont plus des cités au sens antique [p. 21] ni au sens médiéval du terme, c’est-à-dire des communautés centrées sur l’agora, sur le forum, ou sur la place des communes, lieu du peuple vivant qu’entourent les monuments signifiants de la vie publique : l’église et la mairie, inégalement sacrées ; l’école et les cafés, qui les contestent ; au milieu le marché, la vie de l’économie. Déjà l’esprit géométrique de l’absolutisme européen avait transformé le forum en aire de parade, vide et froide, où les gardes en rang prenaient la place du peuple. Mais notre époque a fait bien pire pour vider la cité de ses fonctions : elle a multiplié par un nombre quelconque ses dimensions, et l’a transformée de la sorte en quelque chose de tout autre, qualitativement différent ; quelque chose que personne n’avait prévu, ou n’eût osé penser : l’addition au hasard de « grands ensembles », sans plan ni perspectives, ni centre ni raison.

À cette consternante absence de politique, de bons esprits de notre temps imaginent d’opposer l’utopie d’une mondialisation de nos expériences, nonobstant leurs aberrations.

Le cauchemar d’Œcumenopolis

L’historien Arnold Toynbee et l’architecte C. Doxiadis annonçaient, en 1969, la construction d’une ville mondiale — qu’ils nommaient Œcumenopolis — laquelle, vers la fin du prochain siècle, engloberait toute l’humanité et toute la Terre, inclus ses restes de campagnes et ses déserts, dans un unique réseau de rues et de bâtiments particulièrement développé sur les rivages de nos cinq continents8.

Selon Toynbee, l’ancienne carte du monde, où l’on voyait des points marquants les villes, entourées de prairies humanisées, puis de zones forestières plus ou moins sauvages, se verrait simplement inversée : les points seraient les derniers vestiges de verdure ; autour d’eux s’étendraient les banlieues et leurs parcs, puis les zones de construction dense, qui seraient, à l’instar des antiques forêts, des lieux « plus sauvages et plus redoutables que tout ce que la nature a pu créer de plus affreux, si les hommes ne veillent pas à la forme et à la structure de la ville mondiale de [p. 22] l’avenir avant qu’elle n’ait pris l’intolérable aspect d’un immense amas de taudis ». La ville mondiale ne pouvant être alimentée par les îlots de verdure subsistants, ce serait la mer qui fournirait sa subsistance.

Cette projection est-elle probable ? Est-elle possible ? Est-elle souhaitable ?

La probabilité d’Œcumenopolis se fonde surtout, me semble-t-il, sur l’existence de ce que Jean Gottmann a décrit sous le nom de Megalopolis : la conurbation qui s’étend de Washington à Boston, et qui englobe Baltimore, Philadelphie, New York et les campagnes subsistantes entre ces villes, soit 35 à 40 millions d’habitants. Une autre mégalopolis se constitue dans l’aire des Grands Lacs, de Chicago à Buffalo. En Europe, on parlait hier encore d’une conurbation Paris-Bruxelles-Hambourg… Tout cela suppose un taux toujours croissant de l’urbanisation dans le monde entier.

Or, la tendance, déjà, paraît être au reflux dans le pays-pilote de la technologie : en 1972, pour la première fois depuis que les États-Unis existent, l’exode des campagnes vers la ville a été plus faible que le mouvement inverse9.

Le tiers-monde, en revanche, se précipite dans ses villes nouvelles comme l’Europe aux débuts du siècle dernier. En fait, il s’occidentalise avec des retards divers, tandis que l’Occident devient répétitif. Sur ce point, à tout le moins, Toynbee et Doxiadis sont confirmés : la même rue, les mêmes tours, et les mêmes grands ensembles disposent déjà sur tous les continents, quels que soient leurs régimes sociaux et politiques, les éléments préfabriqués d’une ville mondiale parfaitement uniformisée, garantie sans surprise dans la non-signifiance de ses perspectives bétonnées.

La possibilité d’Œcumenopolis trouve sa limite dans la définition même de la ville, laquelle dénote, entre autres, une « agglomération humaine dont les habitants ne peuvent [p. 23] produire tout le ravitaillement dont ils ont besoin ». Si la ville couvre la totalité des campagnes, elle mourra de faim.

Les problèmes financiers et administratifs de nos grandes villes sont déjà pratiquement insolubles, et faisaient dire au maire de New York dès 1970 que sa cité n’était plus gouvernable.

On sait qu’en Amérique les grandes villes se voient privées des revenus fiscaux de la population la plus aisée, celle qui travaille dans les bureaux du centre, mais habite les suburbs devenus autant de municipalités distinctes. Les grands services publics, voirie, police, hygiène, énergie, instruction publique, sont laissés à la charge des moins favorisés, ceux qui habitent la ceinture industrielle. Il est étrange de lire des nouvelles comme celle-ci, concernant le haut lieu de la plus grande société d’automobiles du monde entier : « Détroit est presque paralysée par la crise de l’automobile et l’essentiel des ressources de la ville est destiné à soutenir les chômeurs10. » Il semble que la condition des villes françaises, moins démesurées pourtant, ne s’annonce pas meilleure. Je lis dans une motion du Comité de liaison des maires des vingt-six plus grandes villes de l’Hexagone les phrases suivantes : « Le temps est proche où dans toutes les grandes villes il sera rigoureusement impossible d’accepter les moindres hausses des impôts existants… Les grandes villes seront alors pratiquement en état de cessation de paiements devant la hausse constante des dépenses et l’impossibilité d’adapter les ressources… Devant une telle perspective qui, pour la première fois dans l’histoire contemporaine, conduirait à l’éventualité d’une véritable banqueroute, il est demandé au gouvernement et au Parlement de définir très prochainement une nouvelle politique11 »

Et pendant que le gouvernement se préoccupe des moyens d’éluder cette cruelle nécessité, la spéculation sur les terrains à bâtir draine l’exact équivalent de l’aide au logement fournie par l’État, tandis que le coût de la vie12 ne cesse de monter dans les villes à proportion de leurs dimensions : [p. 24] ce coût serait donc théoriquement incalculable dans une cité illimitée.

Mais si l’opinion est en train de découvrir, un peu tard, que les très grandes agglomérations sont devenues ingouvernables en raison directe de leur extension, ce que l’on sait moins, c’est que ces anti-villes ne sont en fait presque plus gouvernées, au sens traditionnel du terme, qui implique responsabilité des gouvernants devant le souverain — monarque ou peuple — et poursuite d’une politique délibérée. Que rien de pareil, ou quasi rien, n’existe plus dans nos anti-villes, une comparaison globale des plus simples le fera voir sans qu’il soit nécessaire d’aller dans le détail.

Qui gouverne les quelque dix millions d’habitants de la région parisienne ? les 12 ou 13 millions d’habitants de New York ou de Tokyo ? Un maire et quelques conseillers municipaux élus, assistés de milliers de bureaucrates (sans compter les dizaines ou centaines de milliers d’employés des divers services) lesquels, n’étant pas élus, ne sont pas responsables devant le peuple, qui ne peut donc pas les révoquer13.

Plaçons, en regard de ces villes, des pays du même ordre de grandeur quant à la population : la Belgique, la Hollande, équivalents de New York, la Suisse, équivalent de trois cinquièmes du Grand Paris.

Les deux premiers pays ont un roi et une reine, des dizaines de ministres dépendant du souverain, mais surtout, des centaines de députés à la Chambre et au Sénat, des milliers de maires, et des dizaines de milliers de conseillers municipaux — tous élus. Prenez la Suisse : au lieu d’un maire, comme à Paris, un Conseil fédéral de sept chefs de départements fédéraux (ou ministres) ; au lieu d’un conseil municipal, deux chambres ; au lieu de 20 mairies de quartier, 22 cantons souverains ayant chacun leur exécutif, leur Grand Conseil législatif, leur tribunal ; et à la base, plus de 3000 communes avec leur maire, syndic, [p. 25] ou président de commune, et leur conseil municipal — là encore, des dizaines de milliers d’élus, aisément accessibles, et partageant la condition concrète de leurs concitoyens14.

Aristote voulait que la cité ait pour rayon la portée de la voix d’un citoyen criant sur l’agora. Mais l’homme ou la femme habitant un quartier de New York ou de Paris, même disposant d’un émetteur sauvage, comment lui viendrait-il l’idée très saugrenue d’essayer de faire entendre sa voix dans l’énorme cacophonie de la cité embouteillée ? Comment veut-on qu’il soit encore un citoyen ? Qu’il ne se sente pas civiquement mutilé, socialement exilé ou exclu ? Et comment s’étonner, dès lors, des vagues de criminalité qui montent d’un peuple de déracinés, de ces enfants perdus dans la « foule solitaire » et qui ne retrouvent une communauté qu’au sein d’un gang ?

Dans les ensembles de quatre étages, aux USA, la délinquance atteint 2 % ; pour huit étages, c’est 8 % ; pour seize étages, 15 %. La délinquance est donc proportionnelle à la hauteur des tours, c’est-à-dire au profit des promoteurs.

Plus grande la ville, plus grand le mécontentement chronique des habitants, et plus coûteux leur entretien15. Plus grande la ville, moindres deviennent les avantages de la taille, et bientôt ils seront négatifs. Au-delà de 300 000 habitants, une ville d’un de nos « grands » pays, pour un budget à tout le moins vingtuplé, et que d’ailleurs elle ne peut plus couvrir, n’offre rien de plus et bientôt beaucoup moins qu’une ville de 100 000 habitants en Suisse ou en Hollande, au point de vue culturel (universités, concerts, conférences, théâtre) et quant aux utilités de la vie publique.

Les surprises de la diversité, la curiosité pour ce qu’on [p. 26] voit passer, la proximité des magasins et des lieux de distraction, par exemple, font place à l’ennui, à la monotonie des foules, aux « grandes surfaces » sans rencontres, hors de la ville, aux cortèges de la haine sociale de droite ou de gauche, prenant la place des fêtes populaires et de leur fonction libératrice.

Avec cela notre troisième question à Toynbee, à savoir si la ville mondiale serait souhaitable, a trouvé sa réponse.

Une société foncièrement inamicale

Mais laissons là l’impensable utopie d’une Terre sans paysages, dont tous les sites auraient été rongés par le béton. Parlons de ce qui est, que nous vivons déjà.

Lors d’un colloque de sociologues et d’urbanistes qui n’arrivaient pas à s’entendre sur ce que devrait être une ville moderne, je proposai cette définition de ce qu’elle est, dès qu’elle est trop grande : une machine à détruire la participation politique des citoyens.

Cette machine s’enclenche et fonctionne dès que sont dépassées certaines dimensions (territoriales et démographiques) que déterminent pour chaque époque donnée les techniques disponibles et l’aisance de l’usage.

On voit alors se reproduire le processus de dégradation du civisme dont les trop grandes cités hellénistiques ont fourni le modèle impressionnant : qu’on lise là-dessus Lewis Mumford, notamment sa Cité dans l’histoire, l’un des ouvrages majeurs de ce temps. Dès lors que l’agora ne peut plus contenir l’assemblée des hommes libres et responsables, les citadins prennent l’habitude de laisser les affaires publiques aux mains d’un petit nombre de politiciens et, finalement, d’un seul tyran.

Bientôt, ils ne sont plus acteurs mais simples spectateurs du jeu, partisans « passionnés de politique », peut-être — mais comme on est « sportif » de nos jours quand on suit les grands matches à la TV — et plus généralement indifférents. Cité trop vaste, pouvoir trop lointain. Cette société échappe aux prises des sens et de l’intelligence de l’homme moyen. Et puisqu’elle n’est plus son affaire, alors, chacun pour soi et le tyran pour tous. Dissolution de la communauté qui ne condamne ou n’oriente plus aucune [p. 27] conduite. Dissolution de toute commune mesure16 et règne, bientôt arrogant, de l’arbitraire, de l’antisocial sans scrupules.

« Tant que tu vis, ne dis jamais : tel sort ne sera jamais le mien ! » conseille un personnage de Ménandre en cette époque alexandrine. « N’importe quoi » est possible à chacun, pour n’importe quel prix, pour peu qu’on réussisse. La devise de Ménandre sera celle des généraux successeurs d’Alexandre, et dans notre ère, d’un Bonaparte, aujourd’hui, des aventuriers de la finance, des armements ou de la drogue. Autour d’eux, le nihilisme étend ses terrains vagues, ses décharges fumantes, dans la cité démesurée que la technique nous permet d’agrandir littéralement sans fins, au-delà de tout désir des habitants actuels et surtout futurs… Tout se passe en dehors d’eux, contre eux bientôt ! Cette société leur est étrangère, inconnue, sauf en cela qu’ils la ressentent comme foncièrement inamicale : la méfiance règne. Ils ne peuvent plus rien sur son évolution, donc ne lui doivent plus rien, lui donnent le moins possible (les impôts) mais en attendent toutes sortes d’avantages qu’ils appellent droits et, par suite, revendiquent. Tout est donc devenu faux dans le rapport civique.

Il ne pouvait survivre à l’oblitération de son environnement urbain. Longues artères uniformes, sillonnées de poids lourds, et qui démoralisent l’accidentel piéton. Rues commerçantes embouteillées six à huit heures par jour par le flux ralenti des voitures qui transportent des solitaires ou des couples exaspérés. Places centrales transformées en parkings… Or, c’était là que se formait l’opinion, sur l’agora, sur le forum, sur la place communale, au café, dans le commerce des idées, au hasard des rencontres et dans l’excitation des fêtes civiles et religieuses.

Sentiment d’impuissance civique, non-participation, isolement dans la foule et massification, anesthésie ou refoulement de la sensibilité aux formes et aux sons, dépressions, érotisme énervé, délinquance et violence éclatant dans la rue comme un long cri de révolte contre les frustrations de toute nature que symbolisent les embouteillages — tous ces phénomènes bien connus, relèvent d’une même cause [p. 28] immédiate, qui est la croissance urbaine sauvage : aucun système d’inter-régulation n’existe plus entre dimensions, densité, structures sociales, fins politiques et formes architectoniques. L’impératif de rentabilité a remplacé l’impératif catégorique de Kant. Et tout converge vers le bas, tout ruisselle de toutes parts vers la même crise. La désintégration de la société — sa dis-sociation littérale — procède de son expansion même.

D’une croissance sans frein naturel

Mais la croissance démographique n’a pas eu seulement pour effet de dé-civiliser les villes, d’y dégrader les relations humaines, et d’y créer la plèbe au lieu du corps civique : elle dénature aussi bien les campagnes par le moyen de l’industrie qu’elle excite, et dont elle semble justifier la croissance sans frein naturel.

De là, deux séries de conséquences : la pollution, sous toutes ses formes, et l’épuisement, à terme prévisible, des ressources terrestres non renouvelables utilisées par l’industrie.

Ces deux désastres sont plus que complices : ils ne font qu’un, si l’on observe que l’exploitation forcenée des réserves naturelles de mercure et de pétrole, par exemple, se traduit par une pollution correspondante des lacs et des océans, et qu’en retour la raréfaction de l’oxygène respirable va résulter de la pollution des océans autant que de la destruction des forêts dont on fait nos journaux — et ce livre…

Plus de cent ans avant la crise déclarée sous nos yeux, alors que les villes, au sens actuel de la Chose, n’étaient encore que des faubourgs ouvriers, et que les sols n’avaient pas encore subi l’agression massive du béton, des pesticides et des engrais chimiques, une page des plus lucides du Capital met en évidence la liaison — plutôt prévue que constatée — entre dégradation urbaine de l’homme et dégradation de la Terre par la pollution et l’épuisement des ressources non renouvelables ; l’une et l’autre résultant du même système de production industrielle.

Avec la prépondérance toujours croissante de la population des villes qu’elle agglomère dans de grands centres, la production capitaliste, d’une part, accumule la force motrice historique de la société, d’autre part, détruit non seulement [p. 29] la santé physique des ouvriers urbains et la vie intellectuelle des travailleurs ruraux, mais encore trouble la circulation matérielle entre l’homme et la terre, en rendant de plus en plus difficile la restitution de ses éléments de fertilité, des ingrédients chimiques qui lui sont enlevés et usés sous forme d’aliments, de vêtements, etc.

…Chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. Plus un pays, les États-Unis du Nord de l’Amérique par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce progrès de destruction s’accomplit rapidement. La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur17.

Une fois de plus, le prophète n’a pas été suivi par les partis qui se réclament de lui au xxe siècle. Je vois des responsables communistes animés d’une profonde méfiance à l’endroit de l’écologie politique — si lucidement anticipée par Marx dans cette page. Ils n’y veulent voir, comme le tiers-monde, qu’une « dernière défense » des nantis. La technologie dure, agressive et polluante, reste à leurs yeux l’arme par excellence du progrès, qui ne saurait être que matérialiste, quantitatif d’abord, sans vains scrupules de belle âme devant la nature. Position bien normale et nécessaire, dès lors que le progrès ne saurait être défini que selon les intérêts de l’État, qui le gère. D’où la similitude des réactions (hargneuses) à la critique écologique, chez les responsables socialistes et chez les capitalistes ; correspondant à l’absence de toute différence entre la pollution produite par l’industrie socialiste à l’Est et par l’industrie capitaliste à l’Ouest.

Ce que Marx a bien vu, presque seul de son temps, c’est que le mal qu’on fait à l’homme des villes, on le fait aussi nécessairement à l’agriculteur et à sa terre, par une seule et même procédure d’exploitation, ruinant aussi [p. 30] « la circulation matérielle entre l’homme et la terre » dans les campagnes.

Je trouve un raisonnement de même forme chez le psychiatre H. Ellenberger, qui nous dit avoir observé que la manière dont l’homme traite les animaux, annonce la manière dont il va traiter les hommes : camps pour cages et destructions d’espèces animales pour « nouvelles politiques de peuplement », comme l’URSS les a pratiquées sous Staline. La vérité frappante de cette remarque est avant tout d’ordre psychologique, mais telle est bien aussi la vraie portée de la page de Marx : dans les deux cas, il ne s’agit que d’attitudes de l’homme et de leurs suites : tout en dépend, et d’abord notre avenir.

Si nous ne retrouvons pas le secret perdu du respect de la vie sous toutes ses formes, nous ne trouverons pas non plus de solutions à la crise mondiale qui sévit : car elle est née d’une mauvaise attitude de l’homme vis-à-vis de la nature, résultant d’un mauvais régime des relations entre les hommes dans la cité. Tout cela se tient, organiquement, profondément. La destruction des lions, des baleines et des phoques pour un profit borné relève de la même mentalité et recourt aux mêmes arguments qui ont toujours tenté de justifier l’esclavage et la guerre, et qui peuvent provoquer dans l’ère atomique la destruction de notre espèce. Ceux qui luttent contre la tuerie des bébés phoques savent qu’ils luttent pour l’avenir des bébés d’hommes.

L’épuisement des ressources « au rythme actuel »

Sur les délais d’épuisement des principaux minerais et des hydrocarbures, les « sources autorisées » varient très largement. Les unes s’en tiennent dans leurs estimations aux réserves connues et d’une teneur « rentable » en fonction des techniques actuelles. Les autres essaient de prendre en compte les gisements et les techniques encore à découvrir. Mais tous supposent que sont stabilisés les rythmes actuels de la croissance, tant de la population occidentale que des taux de consommation. « Autrement, comment calculer18 ? » Et tous, prévoient à plus ou moins [p. 31] long terme l’épuisement de ce qui alimente nos industries : combustibles de toute nature, fer, métaux non ferreux, métaux précieux. Qu’il nous reste du fer pour 64 ans, ou 173, ou 380 ; de l’or pour 9 ou 30 ans, du zinc pour 11 ou 50 ans, du cuivre pour 21 ou 48 ans, et de l’aluminium pour 31 ou 160 ans ; que le pétrole existant et à trouver sous les mers soit épuisé dans vingt ans ou dans cent ans selon les auteurs, voilà qui importe moins que le fait peu contestable « qu’au rythme actuel de croissance des besoins », les réserves de tout sont condamnées à terme.

« Changer de rythme » est la seule solution qui paraisse à la fois raisonnable et possible. Mais les économistes partisans de la croissance et les fonctionnaires des grandes sociétés industrielles se voilent la face.

En voici un qui nous déclare (mais sans publier son dossier) que les réserves existantes de pétrole et de charbon permettraient de satisfaire pendant quarante ans les besoins de 10 milliards d’hommes ayant un niveau de consommation double de celui actuellement atteint aux États-Unis (où il est environ sept fois supérieur à la moyenne mondiale). Il ajoute que des « réacteurs rapides, utilisant les matières premières actuellement connues, permettraient de satisfaire les mêmes besoins pendant un million d’années ». Cette rêverie, si elle se réalisait, nous plongerait dans le cauchemar sans fin d’une consommation forcenée et d’une pollution démentielle. Comment expliquer ces propos, sinon par la remarque fameuse de Valéry sur l’espoir, qui est « méfiance réflexe à l’égard de nos prévisions ».

Mais en voici un autre qui suppute simplement les quantités de métaux que la Terre contient, et les transforme en minerai. Cette opération magique lui permet d’affirmer qu’il nous reste du cuivre et du zinc non pas pour deux et six dizaines d’années, mais bien pour deux et six millions d’années19. Nous ne serons plus là, ni lui, pour vérifier.

Paul Valéry disait encore à ce propos : « On se réfugie [p. 32] dans ce qu’on ignore. On s’y cache de ce qu’on sait. L’inconnu est l’espoir de l’espoir. »

Vérifiant mes données sur une douzaine d’auteurs d’écoles diverses je lis, d’une part, que les réserves de pétrole seront épuisées dans vingt ans et, d’autre part, « qu’elles sont pratiquement inépuisables, en dépit des théoriciens de l’Apocalypse ». Mais dans le journal de ce matin : « Il ne reste au monde que huit ans pour se préparer à faire face à une diminution de la production mondiale du pétrole. Tel est l’avertissement lancé hier par M. H. R. Warman, directeur de la prospection de British Petroleum. Selon ses estimations, la production commencera en fait à diminuer dans dix ans, mais la perspective de l’épuisement des gisements obligera les pays consommateurs à réduire leur consommation dans huit ans. Il n’y a donc pas de temps à perdre pour préparer d’autres sources d’énergie. » (On sait que les grands pétroliers investissent généreusement dans la construction des centrales nucléaires, mais aussi dans les vieilles mines de charbon !)

Depuis une trentaine d’années, les pronostics sont régulièrement démentis, en ce sens que tout va plus vite qu’on ne le craignait (pollution) et moins vite qu’on ne l’espérait (automation). Mais toute « tendance dominante » peut s’inverser à tout moment, qu’on ne l’oublie pas ! Ce que nous constatons, c’est qu’elle ne l’a pas fait, de mémoire de futurologue. Mais Fontenelle déjà nous avait avertis : « De mémoire de rose, on n’a jamais vu mourir un jardinier. » Et cette fable arabe m’enchante : « On n’a jamais vu un aussi bel été ! disait le petit renard qui était né au mois de mars. »

Le problème des eaux, par exemple

« Il est fort possible qu’à la fin du siècle, le problème de l’eau pure et abondante dépasse en importance tous les autres problèmes », écrit Dennis Gabor20.

Pourquoi ? Parce que les cycles naturels ont été malmenés par ceux qui se sont arrogé le droit de les gérer.

Nous avons laissé l’eau, qui est à tout le monde et [p. 33] « la meilleure des choses au monde » selon Pindare, à la garde, si l’on ose dire, de nos États, c’est-à-dire de leurs fonctionnaires. Les États n’y ont vu, comme dans tout, qu’une occasion nouvelle de servir leur prestige et pas du tout le genre humain. Il arrive que le chef d’un État ait — ou adopte — une grande idée : canal, barrage, ou réseau d’autoroutes, fusées planétaires ou force de frappe — équivalents modernes des Pyramides, de la Muraille de Chine ou du Palais de Versailles. Les « grands travaux » renforcent l’unité nationale, ils impressionnent l’étranger, ils coûtent très cher, ce qui peut attirer le grand capital ou « l’aide généreuse » d’une puissance, et ils porteront le nom de leur initiateur. Décision prise, on la fait « étudier ». Les fonctionnaires chargés de l’exécuter n’y entendent goutte, mais ils disposent d’experts « compréhensifs ». Pas question d’évaluer l’entreprise sur ses mérites réels, bien entendu, ni de la déconseiller si elle est trop risquée, mais seulement de traduire l’idée du chef en langage d’ingénieurs et en programmes techniques. Ceux qui veulent ne savent pas, ceux qui savent font ce qu’on veut. Et cela donne le barrage d’Assouan. Aujourd’hui, l’Égypte demande à l’Unesco d’étudier d’urgence ses conséquences néfastes. Il retient, en effet, 110 millions de tonnes d’alluvions qui auparavant allaient consolider les côtes de l’Égypte (désormais « avalées par la mer »), ou formaient des masses d’eaux boueuses où les sardines foisonnaient et un tapis favorable à la vie des crustacés (désormais, ruine des pêcheurs israéliens). Le taux de salinité de la Méditerranée orientale augmente, avec des conséquences désastreuses pour l’ensemble de la faune. Le lac Nasser, formé par le barrage, menace de malaria deux millions de Nubiens. La bilharziose fait des ravages dans toute la vallée du Nil. Enfin, les temples d’Abou Simbel, déplacés à grands frais sur une falaise élevée, sont érodés par les vents de sable, rongés par l’humidité, et menacés de disparaître définitivement.

À quoi s’ajoute la constatation (humiliante pour ceux qui avaient « étudié très sérieusement le problème ») que l’évaporation des eaux retenues sur une centaine de kilomètres diminue fortement le rendement du barrage.

Ainsi, partout, l’État-nation et les grandes industries qu’il laisse agir, parce qu’il y trouve intérêt et prestige, sont en train de porter les atteintes les plus graves au cycle hydrologique mondial, tant par la pollution qu’ils [p. 34] tolèrent ou fomentent, que par toutes sortes d’interventions irresponsables, barrages et canaux mal étudiés (à trop court terme et hors des cycles écologiques), déboisements inconsidérés, dans l’ignorance de ce qu’une forêt retient autant d’eau qu’un lac, en sorte que sa transformation en papier de journal, par exemple, accélère le cycle de l’eau et le rend irrégulier. Mais il y a plus.

Toutes les eaux de la terre vont à la mer, et lui apportent fidèlement nos déchets, dont 100 000 tonnes de DDT par an. La mer peut en mourir assez vite. Or, les algues marines fabriquent plus des deux tiers de l’oxygène qui rend l’atmosphère respirable. Le pétrole tue ces algues et nous asphyxiera, si cela dure. De plus, la très mince couche de mazout répandue par les cargos qui « se lavent » en mer malgré toutes les interdictions, diminue l’évaporation des océans de 5 % peut-être, ce qui paraît bien peu, mais sous certains climats, cela peut faire la différence entre une récolte normale et la famine. Le plomb et le mercure s’accumulent rapidement sur la calotte glaciaire du Groenland et dans nos conserves de poissons, comme ils le firent naguère à Minamata. Déjà la mer Baltique se meurt : les déchets qu’on y injecte chassent l’oxygène, asphyxient la faune maritime. Un accident du type Torrey Canyon, survenant à un pétrolier de 500 000 ou de 1 million de tonnes, comme on en construit au Japon, tuerait de la même manière la Méditerranée.

Les eaux douces ne sont pas mieux traitées. Grands lacs américains et suisses pollués à mort ou agonisants (il y a déjà autant de mercure dans les eaux profondes du Léman qu’au fond de la baie de Minamata), rivières empoisonnées par des usines chimiques, et déjà la Hollande en est réduite à importer son eau potable de Norvège. Faudra-t-il faire fondre un iceberg pour abreuver Amsterdam et Leyden ? On étudie l’affaire très sérieusement. La luxueuse Californie et la pauvre Amérique latine sont l’une comme l’autre en crise d’eau buvable.

« Au rythme actuel » de la croissance démographique et de la pollution universelle, il faut prévoir que l’eau utile, c’est-à-dire celle que l’on peut boire et celle qui nous permet de respirer, manquera partout dans moins de quatre-vingts ans.

Épuisement des ressources et pollution vont donc de pair et l’un pousse l’autre. Qu’on n’oublie pas, au reste, [p. 35] que l’eau des océans, des mers, des lacs, des nuées et des calottes polaires ne représente pas davantage sur notre globe qu’une seule goutte sur une orange…

Il n’y a d’« impératifs » que de la nature

J’appellerai maintenant pollution non seulement ce qui salit, mais ce qui est impropre aux êtres, aux choses et aux processus biologiques, et leur est brutalement imposé. Ou encore : tout ce qui fausse ou fixe un équilibre écologique, ou bloque un cycle naturel, ou au contraire l’ouvre indûment. Pas seulement ces épaisses fumées noires ou sulfureuses auxquelles le mot de pollution fait penser d’abord, mais aussi l’excès même des choses bonnes en soi et nécessaires : trop de gens dans des villes trop grandes, trop de bruit, trop d’excitations, trop d’informations assaillantes, trop de besoins induits par trop de publicité ; mais aussi les monocultures qui épuisent un sol, les motocultures abusives qui créent le désert, les déboisements, le bétonnage universel.

À cette œuvre du diable faite par les mains de l’homme tout collabore dans notre société, où toute chose même excellente devient polluante, quelles que soient sa nature et sa destination : pas seulement l’industrie chimique avec ses gros déchets puants, mais les techniques de pointe réputées subtiles. Pas seulement les taudis et favelas, mais l’urbanisme d’avant-garde et Brasilia. Pas seulement les « nuisibles », mais les pesticides qui les combattent. Pas seulement les poisons, propagandes et drogues que tous dénoncent, mais la fertilité incontrôlée, que le pape bénit. Et, enfin, l’homme lui-même, polluant majeur pour l’homme, par le détour de la nature ou sans détour, l’homme qui vous souffle sa fumée en plein visage, qui refuse d’abaisser sa « tonalité » dans la pièce voisine, qui viole par les échappements libres de sa moto ou de son agressivité publicitaire le territoire de votre intimité, et ce ne sont là que nuisances passagères (tournez le bouton, bouchez-vous les oreilles), simples images et paraboles des atteintes combien plus durables que l’homme peut désormais porter à l’homme au moyen de la radio, de la TV et du conditionnement délibéré qui entend réduire l’individu à s’adapter, [p. 36] sans plus de résistance instinctive ni de rébellion instantanée de l’esprit, aux « fatalités » les plus sottes, présentées par l’État, le Parti, ou l’Argent comme les « impératifs du Progrès ».

Or, sachez-le, et cette phrase-là est répétée à chaque page de cet ouvrage, expressément, implicitement, ou en filigrane : il n’y a d’impératifs que de la nature, non de la technique ; des conditions de la vie, non de l’économie ; et du Désir de l’homme, non de votre profit.

L’homme qui se laisse manipuler système nerveux, moelle et néocortex, atteint le dernier degré de la pollution : il est exproprié de soi, et menacé de désintégration du noyau de ce qui lui était propre.

II s’ensuit que la lutte contre la pollution conduit à remettre en question le système de la société occidentale (que tous les peuples de la Terre copient, même et surtout quand ils l’insultent) et notamment les vraies finalités de ce que l’on nomme la société de consommation. (A-t-on remarqué que cette expression est la définition même du troupeau ?) Mais il s’agit surtout d’une société de croissance à tout prix, et donc de pollution.

Lutter contre la pollution, je le vois tous les jours autour de moi, c’est retrouver dans leur genèse les problèmes concrets de la cité, les points d’application, les structures ou « intrigues » de toute action civique, responsable. Le civisme commence au respect des forêts.

Je ne vais donc pas décrire et dénoncer, après cent autres qui l’ont si bien fait, les formes infinies de la pollution. Je ne parlerai pas des nuisances réductibles, ou même déjà réduites dans quelques cas, dont le plus connu est celui du smog londonien. J’évoquerai les seules formes de pollution probablement ou certainement irréversibles, celles qui peuvent affecter la survie de l’espèce, et appellent donc une politique globale de toute urgence. J’essaierai de montrer que leurs causes principales sont « en système », et de déceler ce qui fait obstacle à leur réduction immédiate.

 

La pollution la plus grave, après celle de l’eau, est celle de l’alimentation, qui dépend pour une large part du cycle hydrographique. Les sécheresses produisent les famines tout comme les crues du Nil produisaient l’abondance avant [p. 37] le barrage d’Assouan. Par les eaux polluées viennent les épidémies, la peste médiévale et le choléra moderne, l’hépatite infectieuse, les maladies de la peau… Les 100 tonnes de DDT déversées annuellement dans les océans nous reviennent dans la chair des poissons, qui nourrit en partie le bétail, que nous mangeons. Ainsi, le DDT s’installe dans l’organisme humain, dont il attaque le système nerveux21.

Déjà « la faim dans le monde » est une rubrique régulière de la grande presse : on sent qu’elle est devenue chronique et l’on annonce qu’elle ne peut que s’étendre puisqu’elle résulte de plusieurs facteurs que nous ne savons plus contrôler isolément et encore moins en synergie. La pollution de l’air et celle des eaux par l’industrie menacent de cumuler leurs effets nocifs sur l’alimentation de l’humanité future. Le mazout répandu sur « l’océan mondial » (comme disent les savants soviétiques, et ils ont raison, car il occupe à peu près 68 % de la surface de la planète), non seulement peut causer des sécheresses désastreuses (on l’a vu au Sahel), mais en tuant le phytoplancton, compromet la source principale de l’alimentation de fortune que certains, il y a peu, envisageaient pour l’an 2000. D’autre part, la combustion du mazout pourrait amener, par l’effet des nappes de CO2 qui s’en dégagent, un réchauffement moyen de l’atmosphère — deux degrés suffiraient — capable de faire fondre les glaces du pôle arctique — certains craignent déjà qu’elles ne glissent dans les mers ! — élevant de plusieurs mètres le niveau océanique, et déclenchant l’équivalent au ralenti d’un raz de marée universel qui engloutirait d’immenses terres arables, les vignobles, et presque toutes les plus grandes villes du globe.

Voilà notre homme de l’An 2000 : sans eau potable, sans pain, sans vin, et privé même du comprimé d’algues marines en guise de steak qu’on lui avait promis dès les années 1950.

« La Technologie arrangera cela »

On nous assure maintenant que la Technologie arrangera cela, puisqu’elle y pense déjà, et qu’elle peut tout.

[p. 38] On sait que la Technologie est un concept sacré pour l’Amérique moderne — celle qui commence à Benjamin Franklin — et pour une foule immense de suiveurs excités qui se croient l’avant-garde en Europe, en Afrique, en Asie et en URSS (mais pas en Chine). On sait moins que ce concept signifie technique plus idéologie ou mythe occidental de la technique.

Selon Dennis Gabor, la première loi de la Technologie s’énonce ainsi : « Tout ce qui peut être fait le sera. » C’est le jugement le plus pessimiste qu’on ait jamais porté sur notre société, car ainsi que Gabor le précise aussitôt, « le (soi-disant) progrès applique de nouvelles techniques et crée de nouvelles industries sans savoir si elles sont souhaitables ou non ».

Et l’on vient de voir ce qu’il en est au xxe siècle ! Face à cet embarras indiscutable (que j’appelle crise), l’idée s’est répandue dans les milieux de la droite éclairée et dynamique (industriels et technocrates à l’Ouest, dirigeants communistes à l’Est) que le « progrès technologique » lui-même sera seul capable de remédier aux méfaits de la technique d’hier, lui seul et non les « jérémiades des obsédés de la pollution », ni les « recettes de bonne femme des écologistes ». Ainsi répètent les chroniqueurs et les ministres qui se recyclent dans les nouveaux clichés — ma définition de la mode. Je crains qu’il s’agisse d’un sophisme que beaucoup de gens approuvent par simple étourderie.

Pour qu’il y ait progrès mesurable, il faudrait qu’il y ait d’abord une orientation générale, et surtout des fins déclarées : il s’agirait alors de démontrer qu’on s’en rapproche. Sinon, comment savoir que l’on ne régresse pas ? « Plus » de technique ne veut rien dire. C’est d’une « meilleure » technique qu’on attend le salut. Mais par quoi mesurer ce mieux ? Par le rendement accru ? La rentabilité, la productivité, ou la vitesse accrues ? Partant d’une crise, vous ne feriez qu’aggraver le mal. Ou par la réduction du gaspillage des ressources non renouvelables et des effets polluants ? À la bonne heure ! Mais l’inconvénient de la technique est qu’elle exige pour chaque innovation une dépense de travail, de temps et d’énergie telle que c’est vous qui allez bientôt me dire que la « meilleure » technique coûtera trop cher !

Mais voyons le nœud du sophisme. Ceux qui proposent d’en appeler d’une technique peut-être mal réglée à une [p. 39] technologie mieux informée, sont ceux qui refusent en vérité de changer de plan et de présupposés, et de se tourner vers une société qui serve d’autres fins que les impératifs (allégués) de la technique.

Que signifie impératif dans ce contexte ? C’est, le plus souvent, l’impérieuse volonté d’une société privée ou d’un service d’État qui se déguise en loi économique ou en nécessité technique.

On dirait que tout le monde le sait, mais que personne ne s’en offusque. Invoquer des « ennuis techniques » ou prétexter les « exigences de la technique » est devenu la forme la plus courante de l’excuse hypocrite qui passe le mieux, même (ou surtout ?) auprès d’un « public averti ». On est en droit de généraliser l’observation.

En fait, il ne saurait y avoir d’impératifs de la technique que par rapport à la technique elle-même. (Par exemple, il faudrait recourir à l’énergie tirée de la fission nucléaire pour développer les techniques permettant d’exploiter l’énergie de fusion.) Il n’y a donc d’« impératifs techniques » que dans un monde où la croissance technologique est tenue pour impérative — parce que sans elle, point de croissance industrielle, sans quoi point de croissance du PNB, sans quoi l’État risque une baisse de prestige… Dans un tel monde, toute innovation technique servira fatalement les causes mêmes du mal, fût-elle capable d’en atténuer ici ou là, voire d’en éliminer pour un temps les symptômes. Une technologie plus poussée ne résoudrait rien par elle-même, tendrait même à tout aggraver. En bref, elle ne pourrait améliorer quoi que ce soit, sinon dans un monde justement où elle ne serait plus impérative : dans un monde qui se serait donné d’autres finalités que celle de la croissance et tiendrait compte, en conséquence, des seuls impératifs réels, qui sont, dans l’ordre matériel, les limites de la Terre et de ses ressources non renouvelables, dans l’ordre moral et spirituel, le respect de la personne d’autrui comme de la mienne.

Tous les autres « impératifs » que l’on invoque n’étant que boniments de vendeurs, épouvantails à moineaux, hypocrisies en service commandé ou mensonges délibérés — masques et alibis d’une volonté de puissance qui voudrait s’exercer sans s’avouer, parce qu’elle se fait peur à elle-même.

La technique n’est pas neutre dans notre société

— Croyez-vous donc la technique mauvaise en soi ?

— Non, mais quand je prétends que l’avenir est notre affaire, cela veut dire en particulier que nous devons adapter la technique à nos fins, et non l’inverse, qui serait d’adapter nos besoins aux prévisions (d’ailleurs contradictoires) des techniciens et des futurologues employés par les grandes sociétés industrielles. Pas question « d’adapter Paris à l’automobile » comme le demandait naguère le deuxième président de la Ve République ; mais, au contraire, de protéger Paris, ses habitants et sa nature, contre l’automobile polluante. Il n’y a pas « d’impératifs techniques » en soi, ce n’est pas vrai. Nous pourrions nous passer de bombes atomiques et même de centrales nucléaires sans dommages, au contraire, pour le bonheur des hommes, mais la faune d’une rivière ne peut survivre si les rejets d’une centrale nucléaire chauffent l’eau à plus de 35°.

— Neutre et indifférente en soi, bien sûr, puisque ses moyens de mesure n’enregistrent pas les valeurs, elle n’en reste pas moins une invention de l’homme. Or, dès son origine, dans sa genèse mythique, je la vois liée à l’agressivité humaine : ce vol du feu par Prométhée, qui en est si cruellement puni par les dieux, ces garants jaloux des « équilibres naturels », ou des « conditions éternelles que met la nature à la fertilité durable du sol », comme disait Marx. Voilà qui signifie que l’homme a ressenti ses premières réussites techniques comme dérangeant à son profit ce qu’il tient pour « l’ordre du monde ». Cette action risquée crée une dette, une culpabilité qui appelle réparation, et un remords à peu près inconscient mais qui ronge l’âme : l’aigle du mythe, sans relâche, attaque le foie de Prométhée22.

— Pourtant nos techniciens, technologues, technocrates aux cheveux courts, au parler bref, aux gestes nets, me paraissent moins sensibles, côté foie, que vos collègues des « sciences humaines », sociologues, psychologues, politologues, [p. 41] tous plus ou moins contestataires, plutôt soucieux…

— Il est vrai. La technique est devenue infiniment plus efficace que tout ce qu’on peut penser, imaginer, sentir. Elle se prête à tous nos désirs, d’une manière à peu près parfaite, presque insensible. Elle a renforcé nos pulsions par dix avec l’outil, par mille avec la forge, par cent-mille avec les machines et, sans doute, par cent-millions avec l’énergie atomique. Et plus elle est puissante sur la nature, moins l’homme connaît les répercussions à long terme des effets qu’elle produit aujourd’hui au service d’une utilité immédiate. Les techniciens, suivis par la grande masse, ont donc beau jeu à se cacher derrière elle ! Ils ne sont responsables de rien : c’est la technique qui veut tout ça, la technique qui les innocente ! Si les choses tournent mal, on dira que c’est la faute du pouvoir, ou du plan, ou du grand capital. S’en remettre à la technique, à ses « impératifs », c’est toujours fuir devant sa liberté et se vouloir irresponsable. C’est supposer un monde où le mal n’existe pas, mais seulement la faute de calcul, « l’incident technique » comme ils disent…

— Vous parliez de culpabilité au sens freudien. Maintenant, vous parlez du mal. Croiriez-vous au péché, comme les chrétiens d’antan ?

— Mon péché, c’est le mal en général, dans la mesure où je m’en reconnais le responsable et l’agent.

La technique n’est pas neutre dans notre société, ou pour mieux dire : notre technique n’est pas neutre. Chacun voit qu’elle sert mieux ce qui détruit (comme la guerre), que ce qui valorise et crée la vie. Et il n’est pas exact qu’elle soit passive : quand elle se fait elle-même « message » comme la TV selon McLuhan, elle exerce une action polluante, elle interrompt le cycle culturel dévoilement-perception-conscience-rejet ou assimilation, en le bloquant au stade de la perception, sans possibilité de rejet délibéré ni d’assimilation réelle. Philip Rieff, sociologue américain, l’a fort bien dit :

Quand on se promène avec un transistor à l’oreille, il n’est plus question de réfléchir ou de méditer en marchant. La place est prise. La vie intérieure se trouve ainsi déplacée, extériorisée et trivialisée ; à mon avis, c’est un exemple caractéristique des effets de la technologie… L’homme creux peut très bien exister ; une société d’hommes creux est [p. 42] tout à fait concevable : elle pourrait même être assez bien organisée23.

Ces derniers mots suggèrent que la finalité des mass médias et de la technique en général, aux yeux de l’État qui les monopolise ou subventionne, n’est autre que « l’ordre public », la mise au pas des esprits et des cœurs par conditionnement des réflexes, la prévention des réactions de rejet par substitution progressive du cliché au jugement personnel, en vue de la greffe du cœur nationaliste et de la tripe républicaine qui doit couronner le processus et transformer enfin le citoyen rétif en un parfait assujetti à la Sécurité sociale. C’est le même complexe de Caligula qui incite nos technologues — sans doute inconsciemment — à s’intéresser de plus en plus au problème des organes artificiels, ou artefacts. On tend à la limite à fabriquer l’homme-prothèse.

Conditionné dès la période prénatale, toute trace de différence individuelle évacuée par lavage « à fond » du cerveau, les principaux organes remplacés ou doublés par des appareils impeccables, de même que les échanges organiques par des mécanismes électroniques et le jugement par le programme, l’individu enfin réduit au rôle de support de prothèses, sa prise en charge intégrale par l’État ne présentera plus aucune difficulté. Ni sa parfaite agrégation au « corps social », comme on dira peut-être encore, bien qu’il n’y ait plus de « corps » à proprement parler, mais seulement une technostructure.

Cette utopie n’a d’autre sens, ici, que de rendre sensible une tendance très réelle de la technologie complice des États. Le phénomène du rejet marque ici la limite fixée à la technologie par la vie même. Il fait comprendre aussi la révolte des jeunes (mais pas d’eux seuls) contre la société qui entend greffer ses « idées » (ou réflexes) et ses « besoins » (ou conditionnements) au plus intime de notre esprit, par exemple au moyen des mass médias, mais aussi par l’école primaire et le service militaire obligatoire.

Quant à l’exemple de celui qui se promène transistor à l’oreille : certains objecteront que grâce aux ondes, tant de gens peuvent apprendre tant de choses. Oui, mais si mal ! Tant de choses dont ils n’ont rien à faire, qui ne [p. 43] répondent à nul désir en eux, même inconscient. Toutefois cet immense déchet s’élimine au fur et à mesure par le jeu de l’oubli et d’une anorexie induite par l’excès même et qui empêche le gavage. Bien plus grave est la propension dans le monde des affaires, et les bureaux de l’État, à remplacer par de « l’information traitée » ce qui relevait naguère de l’instinct, des coutumes ou du caractère — tous termes, aujourd’hui, démodés. Il s’agit désormais, et toujours plus souvent, de calculer la décision, au lieu de la prendre à tous risques non sans avoir pesé ces risques, consulté des superstitions très personnelles, ou un ami, ou son conjoint. Pour calculer, il faut un nombre sans cesse croissant d’informations, qu’il faudra sans cesse mettre à jour. L’« homme d’affaires » jusqu’à nous avait « du flair », mais nos grands managers ont un ordinateur. Le flair était de l’homme en l’homme et tenait compte de tout ce que l’homme avait acquis : souvenirs d’échecs et de succès vécus, culture, éthique, recettes, craintes et désirs, vagues pressentiments et coups de génie. L’ordinateur est extérieur à l’homme et ne tient compte de rien, hors du programme : il est radicalement dépourvu de scrupules. Il faudra lui donner toujours plus d’informations variées sans fin, pour que ses analyses systémiques se substituent au « sens de la mesure », cette valeur en elle-même non mesurable, et qu’ils diront illégitime, et que je dis irremplaçable.

 

La technique n’est pas neutre, il s’en faut, dans le contexte de notre société occidentale. Je viens de rappeler qu’elle sert au mieux ce qui détruit la vie. On ne saurait donc s’étonner que ses « percées » coïncident avec nos guerres — je veux dire avec celles des États-nations au xxe siècle.

Entre les armes, la technologie, et le pouvoir, les liens sont étroits et constants, au point qu’on ne sait plus lequel détermine l’autre. Les régimes qui se sont succédé dans notre histoire correspondaient aux armes disponibles en leur temps : flèche et casse-tête des clans et des tribus nomades ; lance, écu et épée du combat singulier ; arquebuses et machines de siège du Moyen Âge féodal ; canons des communes contre la cavalerie des barons, ou l’infanterie bien alignée des princes absolutistes ; mitrailleuses des [p. 44] démocraties contre les armées de métier ; chars et avions des grands États. Aujourd’hui, l’ABC24 des Super-Grands, prévu pour une échelle au moins continentale, ruine les prétentions de nos « souverainetés » (et les efforts pathétiques que la France s’impose pour sa force de frappe ne sont qu’un combat d’arrière-garde, fin de partie du stato-nationalisme), tandis que les tactiques et techniques de guérilla ruinent ces mêmes souverainetés par en bas, et pourraient correspondre aux régions autonomes (sinon ce sera purement et simplement le terrorisme et la guerre des gangs).

La technique naît du rêve, donc du désir de l’homme

La technique naît du rêve, il est vrai. Rêve de voler. Rêve d’agir, de parler, ou de tuer à grande distance. Rêve d’arriver par l’ouest à l’Inde aux cités pavées d’or… Mais conçue par le rêve, c’est la guerre qui l’accouche. La technique reste humaine tant qu’elle traduit nos rêves constants. Objectivée, « impérative », elle n’est plus que l’alibi de nos lâchetés, et cache bien mal un nihilisme foncier, celui de tout pouvoir qui se prend pour sa fin.

De cette complicité fondamentale entre la guerre et la technique, on connaît vingt illustrations récentes — autos, chars à chenilles, avions, gaz asphyxiants dans la guerre de 14-18 ; radar, cybernétique, fusées, énergie atomique et théorie des jeux dans la guerre de 39-45 ; expériences B et C dans la guerre du Vietnam, études poursuivies dans le plus grand secret sur les inhibiteurs d’enzymes, qui seraient capables de détruire sélectivement les hommes d’une certaine ethnie (s’alimentant d’une certaine manière) ou de stériliser leurs femmes…

Ceux qui poursuivent ces études sont des malades mentaux, nécessairement. Mais il n’est pas jusqu’à la biologie, « science de la vie », qui ne « bénéficie » de tels travaux, consacrés à la mort en masse.

On nous prépare, dans ces laboratoires, une société fondée sur deux castes seulement : celle des manipulateurs, capables de vous vendre copie d’homme et pilules de [p. 45] savoir, de mémoire, de plaisir — et celle des manipulés, qui demanderont seulement, au début, si leur metteur en ondes est de droite ou de gauche. On leur répondra ce qu’ils voudront. Il n’y a qu’un parti au pouvoir, celui qui fait parler l’ordinateur. Mais, à l’intérieur de ce parti, c’est un chaos, que reflète fidèlement l’incohérence de cette civilisation : nulle entente sur les fins, au-delà des techniques.

Substituer l’inerte au vivant

Or, la technique ne s’est pas faite toute seule, et n’est pas un démon plus qu’un ange parmi nous. C’est un ensemble non délimité de procédés qui reflètent certaines attitudes et les choix plus ou moins conscients des hommes qui déterminent une société, choix d’où celle-ci tire ses vertus comme sa nocivité. Mais tentons de mieux voir d’abord les vrais motifs de la technique, par l’examen de ses effets qui doivent bien en porter les traces.

À le considérer d’un œil naïf, dans notre proche environnement — vêtements, maisons et paysages — le progrès techno-scientifique, depuis deux siècles, semble avoir consisté :

— dans le remplacement systématique de substances vivantes, d’origine végétale ou animale, par des matières inertes, minérales ou synthétiques : bois par tôle ou ciment, coton par nylon, humus par béton, organes par artefacts, tissus par plastique, etc.

— dans la transformation de produits naturels hautement organisés (comme le pétrole) en déchets grossiers et nocifs comme le SO2, mais surtout le CO2 et le CO, et en chaleur, forme inférieure de l’énergie. Entre le début et le terme de ces opérations, un énorme accroissement de l’entropie, et une considérable agitation. (Vitesse croissante des mouvements mécaniques, déplacements personnels multipliés, transferts d’énergie, télécommunications, etc.)

Parce qu’elle joue sur l’inerte, et non sur le vivant, la technique « vérifie » de la sorte, et par tautologie, Marx le matérialiste, pour qui l’événement spirituel n’est que le reflet d’un processus physique, et Descartes le mécaniste, dont Marx procède de même que Ford et la grande industrie moderne.

Elle trahit peut-être, en fin de compte, un désir inconscient [p. 46] de substituer, dans le cadre de notre vie pour commencer, des matières pratiquement immortelles au végétal et à l’animal dont la loi de développement inclut la corruption, la biodégradation et la mort. Ainsi, par peur de mourir, choisissons-nous l’inanimé, contre la vie toujours mortelle.

Il en résulte (mais c’était dans leur donnée) que nos techniques actuelles sont comme des dés pipés, dont tous les coups confirment soit le matérialisme, soit les combinaisons précises mais invisibles de l’énergie. Notre technologie est ainsi la figure la plus ressemblante de l’Occident, qui se soucie principalement de la matière et de l’intellect, alors que l’Asie brahmanique et bouddhiste ne se soucie que de l’esprit, et que l’Afrique noire s’exprime par la danse et le rite, dans l’affectivité ou âme, dont tout danseur sait bien qu’elle n’est pas plus intellectuelle que matérielle ou mécanique.

Ainsi s’explique que la technologie tourne mal en Europe, où elle a partie liée avec la guerre, et menace le tiers-monde non seulement dans sa chair, par la famine, mais dans son âme, par tout ce qu’impliquent et transportent nos machines25.

« Miracles de la technique occidentale » ? Non, car elle est encore beaucoup trop chère en coûts humains et naturels, et trop mal adaptée à nos pouvoirs comme à nos véritables besoins. On doute qu’elle soit rentable tous comptes faits, ruineuse comme elle est des ressources terrestres. Ainsi qu’on le voit quand les pays encore épargnés par notre développement industriel, en réclament à leur tour les « bienfaits ». Ces trois quarts de l’humanité, qui en seront demain les cinq sixièmes, ne profiteront jamais de notre développement, parce qu’il n’y a pas assez de pétrole sur la terre, sous la terre, et sous les océans, pour faire marcher cinq fois ou dix fois plus d’autos, de camions, de tracteurs et d’avions. Nos techniques de transport sont donc mauvaises. Nous n’avons pas voulu calculer la dépense. Nous avons naïvement dilapidé, dans l’euphorie du progrès matériel, un capital donné par la nature, et il n’y a plus, sur toute la Terre, de quoi le refaire.

[p. 47] Il est devenu banal d’observer que les inventions techniques vont vite, et que la société s’y adapte très lentement. Il se peut que ce soit là son salut, sa défense la plus efficace contre les séries de conséquences incalculables que déclenche toute application d’une nouveauté.

Réciproquement, toutes les fois que notre technique gagne sur l’inertie de nos sociétés, elle perd par rapport à ses propres desseins, à ses motivations inconscientes souvent ; parmi lesquelles je vois le désir de faire faire, de confier le travail humain à des appareillages automatiques, déchargeant l’homme non seulement de l’effort mais de certaines responsabilités, dont celle du choix. Mais, à partir d’un certain degré de développement, nos équipements techniques créent, par leur construction et par leur fonctionnement, des effets si importants sur le bilan des ressources de la Terre, sur l’environnement, sur la santé physique et mentale, et sur la politique des États, que nous nous retrouvons chargés, par leur existence même, de responsabilités et de choix d’un ordre de grandeur très supérieur.

Trop de voitures allant toujours plus vite produisent embouteillages et immobilité ; trop de concentrations humaines produisent les « foules solitaires » des grandes villes.

Trop de remèdes développent des maladies nouvelles.

Trop de sollicitations divertissantes provoquent l’ennui et peuvent le rendre inguérissable, ce qui est le pire des maux sociaux.

Et chacun voit que l’arme absolue est celle-là même que le pays qui l’invente ne pourra jamais utiliser. Contre un gangster, que faire de ma bombe H ? Contre un État, ce n’est pas mieux : le déclenchement de mes missiles fait tomber ses missiles sur ma tête.

À trop vouloir nous décharger sur la technique de nos choix et de nos responsabilités, nous avons perdu l’insouciance des enfants de Dieu, et nous nous sommes chargés de l’écrasant devoir de choisir notre avenir à tout risque, ou d’accepter qu’il soit, à tout calcul, catastrophique.

[p. 48]

Le mythe de Prométhée

Le mythe de Prométhée domine l’aventure assumée par notre culture occidentale. J’y trouve la clé de l’anxiété qui sous-tend nos essais de prospective.

Prométhée, comme son nom l’indique en grec, est « celui qui voit d’avance », « réfléchit avant d’agir », fait de la prospective comme il respire, tandis que son frère Épiméthée voit après coup, et n’arrive à voir vraiment que ce qui est arrivé déjà. Prométhée crée les premiers hommes qui ne sont pas simplement issus du sol comme des légumes, ainsi que cela se passait auparavant. Il les façonne de terre glaise et, pour leur insuffler une âme, vole par ruse le feu de l’Olympe. Notons qu’il ne vole pas l’éclair, feu de la connaissance, de l’illumination instantanée : Zeus, le Père, le garde pour lui. Il vole seulement le feu utilitaire, celui qui permettra notre technologie. Or, Zeus « qui voit très loin » (Zeus euruopé ou Zeus europos26) — parce qu’il regarde de très haut — sait qu’au-delà des projets à court terme de Prométhée, son entreprise tournera mal. Les hommes qu’il forme de l’argile et dote d’une âme aventureuse ne pourront qu’abuser de leurs pouvoirs. Et c’est ce qu’ils font, à peine créés. À tel point que le Père, Zeus, décide de supprimer ce genre humain pétri d’argile par Prométhée : il conçoit le projet d’un déluge qui anéantira la race perverse et permettra une nouvelle création. Mais Athéna (jouant ici le rôle de la Sophia aeterna dans la gnose27) avertit secrètement Deucalion, le fils unique de Prométhée, et lui commande de construire une arche, grâce à laquelle, avec sa femme Pyrrha, il échappera au désastre total. Tout se passe comme les dieux l’ont prévu et se termine comme dans la Genèse, sauf que c’est le corbeau, non la colombe, qui apporte en son bec un rameau d’olivier, amorçant la fin du déluge. La vie repart. Les descendants de Deucalion connaîtront le même sort que ceux [p. 49] de Noé. Deucalion signifie vin nouveau, et l’on sait que Noé était un peu ivrogne. L’humanité nouvelle prend son départ sous ces auspices doublement dionysiaques. Or, toute recherche de l’ivresse trahit une anxiété secrète et n’a peut-être d’autre fin que de la faire taire.

Prométhée volant le feu du ciel — le feu utile — mais pas celui de la connaissance — l’éclair de Zeus — inaugure l’humanité technologique, curieuse de tout au point de passer outre aux interdits, de violer les tabous et d’ouvrir à tous risques la boîte de Pandore, désobéissance qui correspond à l’acte d’Ève croquant la pomme, et qui entraîne les mêmes conséquences selon Hésiode et selon la Genèse : l’homme se voit condamné désormais à gagner son pain à la sueur de son front, la femme à enfanter dans la douleur, tous les deux sont chassés du Jardin, exilés sur une terre « au sol maudit à cause d’eux », à cause de leur péché contre l’ordre du monde, qui est aussi la loi du Père, et voués au « retour à la poussière d’où ils ont été pris ».

Au jugement des modernes, il va de soi que l’action de Prométhée est celle d’un héros. Nous avons perdu le sens de ce qu’il pouvait y avoir de criminel dans le vol du feu. Essayons cependant de nous replacer dans la situation prétechnique.

Les dieux estiment que ce n’est pas l’affaire d’un homme — fût-il de la race des Titans, ou de fonction cosmique dominante28, demi-dieu ou seulement « à l’image de Dieu » — que de disposer d’une puissance aussi fondamentale que le feu. Car il est incapable de voir d’assez haut, donc d’assez loin, les conséquences de ses actes créateurs. Zeus, qui est le dieu de la prévision globale déduite des fins de l’évolution, donc le dieu politique par excellence, a pour domaine réservé la stratégie générale du cosmos et du rôle de l’homme dans le cosmos. Il sait que si l’homme s’empare des clés de l’action sur la matière et sur la vie, il n’en fera rien de bon en fin de compte — car il ne peut prévoir qu’à brève distance dans le [p. 50] temps de l’histoire et l’espace cosmique. Entraîné, égaré par ses pouvoirs, il perdra donc un jour le sens de la mesure, des limites. Il le pressent d’ailleurs, s’en inquiète sourdement, « se ronge les sangs », comme on dit, se ronge l’âme. Ainsi la torture par l’aigle signifie la souffrance des pulsions animiques prises dans les serres et les lois de la matière inanimée.

Mais n’est-ce pas l’homme lui-même, bénéficiaire — croit-il — du rapt du feu, qui se condamne au dur travail, à la douleur et à la mort violente, mais surtout à l’angoisse d’ignorer un avenir dont il est désormais l’auteur ? L’anxiété qu’entretient cette ignorance est née des succès mêmes de la technique. Car l’homme qui veut agir sur la nature, au lieu d’en faire innocemment partie comme en Eden, est incapable de prévoir que telle de ses inventions, mettons l’auto, destinée à la libre errance des jeunes gens sur les routes de campagne, donnera Détroit, les villes irrespirables, puis la puissance des Émirs, une menace mortelle sur Israël, enfin des tonnes de plutonium en l’an 2000, de quoi tuer toute vie sur la Terre29. Qui dit technologie (qui est la constitution d’une anti- ou para-nature) dit aventure, incertitude, absence de précédents et de rythmes régulants, orgueil et culpabilité correspondante, presque tout inconsciente chez la plupart et, bien sûr, d’autant plus tyrannique.

L’anxiété, l’infarctus et l’ulcère d’estomac se développent parmi nous au rythme même des développements de la technologie, et selon les exigences du progrès — ces abstractions divinisées et compulsives.

Si l’on s’en tient au seul domaine technologique, le seul espoir pour notre espèce est dans la « technologie douce ». Mais elle suppose le rejet systématique des conditions mentales dont relève notre technique dure. Le seul espoir, c’est que la technologie se mette à respecter la nature et la vie, voire à s’inspirer de leurs lois et à mimer leurs procédés, si loin que nous soyons encore de les comprendre.

Robin Clarke a dressé la liste des paires d’oppositions entre communautés utilisant les techniques douces, et sociétés utilisant les techniques dures30. Voici comment je la [p. 51] résume pour ma part. La technique douce est plus près de l’agriculture que de l’industrie lourde ; plus près de l’affectif que de l’abstrait ; pas du tout gaspilleuse d’énergie ; intégrée à la nature ; non polluante ; décentralisatrice ; d’autant plus efficace que limitée ; plus soucieuse de qualité que de quantité ; et prospérant au mieux dans de « petites unités indépendantes ».

J’ajouterai qu’elle suppose des qualités de gentillesse que les techniciens durs jugent vaines et sans objet. Elle est plus près du cœur et de l’esprit que de l’intellect pur et de ses ordinateurs ; plus près de la Sagesse que du pouvoir.

Car les techniciens durs, nolens volens, sont au service de la grande industrie, laquelle s’oppose « très fermement » aux réductions de pollution exigées par les scientifiques indépendants. Tout doit céder devant les « impératifs » de la croissance »…

Le concept de croissance, depuis un siècle et demi, en tant que référentiel unique de l’industrie (la rentabilité y étant incluse), est une fixation ou un dogme, un axiome ou un postulat, qu’il suffit de mentionner pour mettre fin à toute question, scientifique ou naïve, concernant la nature, les rythmes et les buts de la production industrielle. C’est une rationalisation de la pulsion dite de fuite en avant.

La croissance, religion du monde moderne

La preuve que la croissance est devenue la vraie religion du monde contemporain en tant que monde déchristianisé ou plus généralement despiritualisé, nous l’avons dans les réactions d’une rare violence, d’une étrange in-intelligence qu’a suscitées à gauche comme à droite la publication d’un livre au titre délibérément blasphématoire : Limites à la croissance31.

[p. 52] Quand les économistes, sociologues, industriels et technocrates du monde entier ont entendu parler pour la première fois de ralentir, de contrôler ou mieux d’arrêter la croissance, ils ont tous dit d’abord « Voyons, c’est impossible ! » du ton du père quand son gamin de fils suggère que 2 et 2 pourraient faire 5. Il n’y avait là rien de conforme à ce qu’ils avaient appris et enseignaient encore ; force était donc de traiter les imprudents qui s’en prenaient au dogme d’amateurs (quelle horreur ), d’idéalistes (pire encore), ou même d’autodidactes (on irait jusque-là, s’ils insistaient)32.

Puis les ouvrages de Forrester et celui de Meadows ont paru, faisant le bruit qu’on sait. Le dédain ne suffisait plus. On se mit à chercher, à tout hasard, les moyens de discréditer « l’opération » : complot contre le Prolétariat et le niveau de vie des travailleurs occidentaux ! Complot contre le tiers-monde ! Produit d’une « psychose collective ».

Mais les méfaits du « trop fameux rapport » ne font que s’étendre. Il va falloir s’atteler à l’humiliante besogne de réfuter un texte aussi peu « scientifique ». On va donc contester ses chiffres (ce que l’on peut toujours faire sans trop de risques) et les dates avancées (pourtant données comme simples repères, d’hypothèses) et les délais d’épuisement des ressources (on oppose l’incertain au probable) et le concept même de monde fini (je n’invente pas !33). Dans ces furieuses réfutations c’est la fureur qui m’intéresse, et l’indignation cléricale qui fait soudain balbutier dans l’insulte de brillantes intelligences : c’est qu’on vient de léser le Sacré !

Vraie et fausse croissance

Le rapport dit du MIT succédant au premier rapport [p. 53] Forrester, plus poignant dans sa conclusion34, est sans doute l’ouvrage qui a exercé la plus profonde influence sur la société occidentale de notre siècle : il a démythifié le dogme de la croissance et c’était tout ce que le club de Rome pouvait souhaiter. Qu’il prête à la critique sur bien des points35, qu’il pèche contre la « correction scientifique » en ses détails, voire en sa méthode, m’apparaît sans grande importance au regard du fait qu’il nous a réveillés au bord du gouffre.

Mais comment expliquer la virulence de l’opposition qu’il soulève bien au-delà de l’Établissement industriel (plutôt de droite) et universitaire (franchement de gauche) : chez les leaders syndicalistes et dans le grand public conservateur ?

Cela tient, d’une part, au prestige qu’attachent au terme de croissance tant de millénaires de culture du sol ; d’autre part, à la confusion qui s’opère dans l’esprit des modernes entre la croissance vivante, celle de l’herbe, des arbres, des bêtes et de l’homme, et l’accroissement quantitatif dans la production, les échanges, l’économie en général, et que l’on nomme aujourd’hui « la croissance », par une image aussi trompeuse que plaisante. De telle sorte que ceux qui s’en prennent à « la croissance » au sens d’augmentation quantitative sont ressentis comme ennemis de la vie, de la croissance biologique au sens premier, et du même coup comme ennemis de l’avenir, car le prestige de la croissance biologique a également contaminé l’idée de progrès.

La vraie croissance a un programme où son épanouissement, son déclin et sa mort se trouvent inscrits. La fausse croissance est sans programme, théoriquement illimitée ; une fois lancée, elle va vers l’entropie croissante, et non pas [p. 54] vers des morts et renaissances. Quand l’idée de programme vient à l’esprit d’un expert en marketing, c’est sous la forme d’obsolescence planifiée et jamais de maturation. C’est une « idée » commerciale, motivée par le seul désir de profit, et non pas une mesure régulatrice et conservatrice de l’espèce.

Erreur funeste si l’on songe qu’elle contribue à faire perdre aux modernes le sens des processus naturels et des cycles réglant toute chose vivante : germination — éclosion — épanouissement — déclin — mort — décomposition — nouvelle germination… Dans cette suite autoréglée, toute croissance biologique trouve ses limites, qui sont conditions mêmes de la vie. Mais les déchets de la production industrielle et de l’obsolescence calculée ne sont pas recyclés par la nature, et seulement dans une faible mesure, par l’industrie. Une machine morte ne devient pas substance de machines neuves. Chaque machine neuve exige son poids de matière première extraite pour elle seule et perdue pour la suite.

Or, là où nul cycle ne se règle par lui-même, toute limite est externe et posée du dehors. Elle est alors obstacle à écarter, ou marque de l’échec final, et non plus condition du projet et cause intrinsèque de la forme qu’il va prendre en se réalisant. Ainsi l’épuisement des ressources terrestres qu’on appelle justement non renouvelables, posera la seule limite infranchissable à notre type de croissance industrielle.

Mais une croissance qui ne peut s’arrêter que par l’épuisement de ce dont elle se nourrit, rien d’étonnant si l’homme d’aujourd’hui répugne à la concevoir dans sa réalité : elle répond, en effet, à la définition de la croissance cancéreuse.

Je ne suis pas contre la croissance (je ne suis pas cathare dans ce sens). Je propose, au contraire, que l’on s’inspire des lois de la croissance vivante, donc réglée par ses fins particulières dans un ensemble cohérent, autoréglée par sa fonction dans l’économie de la nature ; et cela s’appelle écologie. Mais je crois très urgent de dénoncer les dangers que fait courir à la Terre vivante, donc aussi à l’humanité qui vit en symbiose avec elle, une croissance sans limites, qui n’est en fait qu’une ex-croissance maligne.

[p. 55]

Perte du sens des limites

Dans chacun des domaines que nous venons de survoler, nous avons retrouvé la même cause de crise, la perte du sens des limites, conditions nécessaires de toute vie, et le refus d’envisager à temps que l’illimité ne peut avoir qu’un temps très court dans le monde fini.

La difficulté de réagir et de reprendre en main les commandes tient à ce que l’homme moderne est de moins en moins capable de se limiter volontairement par la seule crainte des risques qu’il fomente. Il attend que des catastrophes arrêtent ici ou là sa course folle, montrant aux survivants (dont il sera, bien sûr !) où était la saine limite outrepassée. Il attend aussi que les pouvoirs imposent des bornes à l’expansion des Autres et délimitent son territoire sécurisant. Il a donc accepté les frontières nationales et il se ferait encore tuer pour elles, en dépit de leur manifeste absurdité. Les jacobins, qui étaient en train de créer l’État-nation contre les petites patries réelles, se devaient aussi de remplacer la notion de limite intrinsèque à tel domaine de l’être ou de l’action, par celle tout arbitraire de frontières étatiques, aussitôt déclarées « naturelles » par antiphrase, alors qu’elles sont en réalité, comme chacun peut le voir, « les résultats des viols répétés de la géographie par l’histoire » comme l’écrit le Prof. J. Ancel.

Or, il était fatal qu’à l’intérieur des frontières stato-nationales uniformément imposées à l’économie et aux ethnies, à la langue officielle, aux gisements du sous-sol et plus tard aux espaces aériens et maritimes, l’on vît se développer très vite des phénomènes aberrants, dont le dernier en date est le culte du PNB.

Un indicateur universel de la croissance : le PNB

Le produit national brut, ou PNB, est un total, obtenu par l’addition des dépenses de consommation, des investissements privés, et des dépenses gouvernementales.

Cette invention anglo-saxonne apparaît dans les années 1920 [p. 56] et 1930, mais ce n’est qu’à partir de son adoption par les Nations unies que son culte a gagné toute la Terre en peu d’années, suivant de près la progression épidémique du modèle de l’État-nation dans le tiers-monde.

Indicateur universel de la croissance et paramètre unique du progrès, le PNB définit à lui seul, et beaucoup mieux que la « consommation », l’esprit de notre société occidentale, qu’elle soit d’ailleurs capitaliste ou socialiste, dont il traduit en chiffres et en pourcentages les véritables hiérarchies de valeurs, celles qui sont pratiquées, non proclamées. Dès lors que, par définition, le PNB ne compte que ce qui se paie en argent, il faut bien qu’il mette au sommet la production industrielle, dont la part la plus noble est consacrée aux armes nucléaires — armes de chantage, plus joliment appelées en France « de dissuasion ». Et il faut bien qu’on relègue au plus bas del’échelle — au-dessous du premier barreau — ce qui ne fait pas encore l’objet de transactions onéreuses : l’eau des pluies et des océans, l’air, le silence, la beauté d’un paysage, l’aisance à circuler, l’environnement décent et le plaisir au travail créateur, mais aussi le contraire de tous ces biens gratuits à savoir les nuisances qui harassent nos vies et la haine d’un labeur privé de sens.

Du seul fait qu’il ne comptabilise rien de tout cela, le PNB habitue les pouvoirs à donner tous leurs soins au coûteux de l’existence, à ce qui coûte cher, mais à négliger le précieux, ce qui nous est cher. Ou encore, dans le conflit qui les oppose, à tricher systématiquement en faveur de la technosphère aux dépens de la biosphère.

On voit bien que le mode de calcul du PNB ne reste pas sans effets sur notre société, ses valeurs et son mode de vie, qu’il était censé refléter. Les économistes ont beau nous déclarer que l’économie n’a rien à voir avec le bonheur des hommes. Elle a beaucoup à voir avec leur malheur, si j’en crois Engels, ou plutôt, si j’en crois mes yeux. Ses principes intangibles et seuls « sérieux » font tout pour entretenir la crise que je décris.

Ainsi le principe sacré de la rentabilité favorise cyniquement la pollution quand un industriel ne peut le respecter qu’en rejetant sur la commune ou sur l’État ses « coûts externes », de manière à garder « privés » les bénéfices mais à socialiser les déficits. Il en va de même, nous l’avons vu, du principe absolu de la croissance sans limites, [p. 57] puis de l’augmentation sans fin du PNB, rapportée à son mode de calcul c’est-à-dire au « progrès » purement quantitatif : le dédain de ce qui n’est pas chiffrable cautionne en fait une échelle de valeurs exclusives d’à peu près tout ce qui donne sens et saveur à notre vie.

Tout a été dit sur la provocante stupidité qui régit ce mode de comptabilité. On a remarqué que le PNB. s’accroissait de nos malheurs autant que des efforts pour y remédier, si toutefois ils sont rétribués. (Le Bon Samaritain ne serait pas compté dans ce qui permet de mesurer le progrès humain, son action demeurant gratuite.) Il s’accroît, en effet, avec le nombre des victimes de l’auto, du cancer, des maladies de cœur et des psychoses résultant de l’entourage urbain. Car tout cela donne à faire aux médecins, aux hôpitaux, aux assurances, aux carrossiers, et aux entrepreneurs de pompes funèbres. Il s’accroîtra de chaque coulée de béton dévastant un paysage enchanteur, mais aussi des indemnités aux « sinistrés de la route » ou à leurs familles, il s’accroîtra du coût des centrales nucléaires et de quelques accidents majeurs : tout cela paraîtra largement dans le calcul du PNB par habitant, et définira le progrès.

Mieux encore ; on a calculé que le PNB s’accroîtrait de plus d’un tiers si toutes les femmes qui font le ménage pour rien, chez elles, allaient le faire moyennant salaire chez leur voisine, à charge de revanche bien entendu ; et si les femmes « honnêtes », qui ne comptent donc pas, se mettaient à faire le trottoir.

En revanche, le PNB décroîtrait aux États-Unis d’au moins 10 milliards de dollars par an si l’on tenait compte du coût de la pollution de l’air, qui ne paraît pas dans les statistiques officielles36. Et l’on connaît la remarque de Bertrand de Jouvenel dans sa Proposition à la Commission des comptes de la nation en 1966 : « Selon notre manière de compter, nous nous enrichirions en faisant des Tuileries un parking payant et de Notre-Dame un immeuble de bureaux. » « Généralement, observe le même auteur, parce que la Comptabilité nationale en tous pays est fondée sur les transactions financières, elle ne compte pour rien la nature, à laquelle nous ne devons rien en fait de paiements [p. 58] financiers, mais à laquelle nous devons tout en fait de moyens d’existence37. »

Ainsi le « progrès » mesuré sur le PNB par habitant n’est spectaculaire, dans la plupart des cas, que du seul fait que les États additionnent sans scrupules le prix des médicaments payés par les malades au prix des principaux facteurs de maladies, les coûts aux contre-coûts et, finalement, les pertes humaines aux profits matériels. Le PNB n’est pas du tout cet « instrument certes imparfait et qu’il s’agit d’améliorer » dont nous parlent de bons apôtres, mais une duperie monumentale, dont on ne peut plus guère douter qu’elle réponde à certaines volontés délibérées.

En effet, le vice majeur du PNB ne réside pas dans le P et le B, comme on le répète, mais dans le N, comme personne n’ose le dire. Je ne lui reproche pas seulement d’être un produit fort mal compté, ni d’être brut — qui pourrait signifier : non trafiqué — mais d’abord d’être national, et ensuite de n’être que cela et de tout ramener à cela seul. Je lui reproche de n’avoir d’autres fins réelles que le prestige national brutal, ni d’autre utilité réelle — outre le calcul des cotisations à l’ONU — que de servir ce prestige évalué en termes de finances et d’armements, seuls comparables et valables au plan mondial, seuls indicateurs d’une croissance qui ne saurait sévir désormais, dans nos pays occidentaux, qu’aux dépens des contribuables et de l’environnement global.

La Terre est devenue trop petite, trop peuplée et trop bien quadrillée par les polices, les douanes et les armées de 175 États-nations pour qu’aucun de nos pays puisse encore entretenir l’illusion d’une percée de croissance réussie aux dépens d’autres pays, notamment du tiers-monde. C’est pourtant dans ce genre d’illusion qu’a pris naissance la notion de croissance indéfinie du PNB. Utopie analogue à celle qui rêve que la balance commerciale devienne un beau jour positive dans tous les États de notre Monde, c’est-à-dire que la somme des exportations excède la somme des importations. Quand l’un ou l’autre de nos États-nations, au nom de la sacro-sainte souveraineté nationale, décide de se libérer de toute « dépendance de l’étranger » pour tel produit intéressant la Défense nationale — pétrole arabe pour les Américains, bauxite australienne pour les Français [p. 59]  — il ne reste qu’à passer outre aux mesures que venaient d’arracher des défenseurs de l’environnement, à reprendre l’exploitation des mines à « ciel ouvert » et le pipe-line de l’Alaska, à pousser les centrales nucléaires, et à faire éventrer le site des Baux-de-Provence.

La politique de croissance matérielle que pratiquent nos gouvernements a pour effet inévitable d’occulter ce qui ne saurait être compté dans le PNB. Ainsi l’attention du public, mais aussi de la plupart de nos économistes s’est laissé détourner des réalités humaines non nationales, sacrifiées à la seule croissance. Et voilà le principe même des crises dont nous souffrons et dont le système constitue la grande crise que je vais achever de décrire.