Δεῖμος καì Φόϐος. Figures de la peur en Grèce antique
Les Niobides : orgueil et châtiment
« Les filles de Niobé (…) sur lesquelles Diane a lancé ses flèches meurtrières sont représentées dans cette anxiété indicible, dans cet engourdissement des sens où la présence inévitable de la mort ravit à l’âme jusqu’à la faculté de penser (…) », le prélat Fabroni, décrivant le groupe sculpté représentant les Niobides.
Brève introduction audiovisuelle
Niobé et sa plus jeune fille
Florence, Musée des Offices, inv.
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Conférence de Virginie Nobs, « Orgueil et châtiment : l’impossible fuite des Niobides »
dans le cadre des Lundis aux moulages – éclairages sur les expositions en cours, enregistrée le 26 octobre 2020
Durée : 32 minutes
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Retour à la lumière
Au printemps 1583, la Vigna Tommasini, un terrain situé à Rome entre la porte de Saint-Jean du Latran et la Porta Maggiore, c’est-à-dire à l’emplacement des jardins antiques de Lamia et Mécène, fait l’objet d’une exploration intensive. Ses propriétaires, Gabriele et Tommaso Tommasini da Gallese, espèrent trouver des sculptures antiques dont le commerce est alors florissant dans la cité éternelle. Comme il est d’usage à l’époque, les fouilleurs, dont les sources nous fournissent différents noms, recevaient un quart de la valeur des œuvres découvertes, les trois quarts restants revenant aux propriétaires du terrain. Sans surprise, il n’existe pas de rapport de fouilles ou d’inventaire des trouvailles et le nombre exact de sculptures découvertes dans la Vigna Tommasini nous restera inconnu puisque les sources contemporaines mentionnant la découverte ne s’accordent pas sur un chiffre précis. Il est toutefois clair que la majorité des œuvres découvertes, entre 11 et 15 selon les sources, constituent un groupe homogène et nous racontent la même histoire. L’ensemble est immédiatement identifié comme une représentation du mythe de Niobé. -
Les jardins de la villa Médicis vers 1600, avec liste des sculptures exposées, gravure par Gottifredi Descaichi
Bibliothèque universitaire de Salzbourg, inv. G 389 III.Les moulages - un succès fou
Le groupe des Niobides fut acquis, avec d’autres découvertes fameuses faites à la Vigna Tommasini, tels le groupe des lutteurs et le rémouleur, par le cardinal Ferdinand de Médicis afin d’orner sa villa du mont Pincio. Le cardinal de Médicis était un collectionneur d’antiques passionné. Actif sur le marché romain dès le milieu du 16e siècle, il n’hésitait pas à acquérir fort chères de nouvelles trouvailles ainsi que des collections déjà constituées par d’autres. Les œuvres étaient destinées, dans la tradition de la Renaissance, à orner aussi bien la demeure du cardinal que les jardins de la villa Médicis.
Niobide gisant, gravure de Giovanni Battista Cavalieri, Filius Niobes. In Palatio Magni Ducis Etruriae, 1594.Les moulages - un succès fou (suite)
Le groupe devient rapidement un objet d’admiration et suscita un grand intérêt aussi bien scientifique qu’esthétique. En 1587, soit 4 ans après la découverte du groupe statuaire, Ferdinand de Médicis devient grand-duc de Toscane et parti à Florence. La collection, exposée dans les jardins du Pincio, s’était déjà fait une place parmi les plus fameuses collections romaines, il n’était donc pas envisageable de la démanteler. Ferdinand souhaitait toutefois conserver les Niobides auprès de lui pour pouvoir les admirer. Dès lors, comment faire ? Une solution s’imposa comme une évidence: prendre des moules pour produire des copies en plâtre exactement identiques aux originaux de marbre !
Ferdinand de Médicis fit donc produire une première série de moulages, avant même leur restauration et l’ajout des compléments remplaçant les parties perdues. En effet, bien que ces œuvres nous soient parvenues dans un remarquable état de conservation, il était impensable au XVIe siècle de les laisser incomplètes pour les exposer. Ce sont ces moulages que le grand-duc emporta avec lui et exposa à Florence, aux Offices dès 1591. Les originaux ne rejoindront le célèbre musée florentin qu’en 1775.
Disposition du groupe des Niobides dans les jardins de la villa Médicis,
gravure de François Perrier, Groupe des Niobides, 1638.Les moulages - un succès fou (suite)
Le succès du groupe sculpté, souvent nommé « groupe de la famille de Niobé », sera également alimenté par les nombreuses gravures qui sont publiées dès la découverte. Les gravures peuvent constituer des études individuelles, considérant chaque membre du groupe ou représenter l’ensemble, mis en scène dans un paysage, comme la gravure de Perrier qui reproduit la disposition des œuvres dans les jardins de la villa Médicis. Bien qu’aucun moule ne nous soit parvenu, les inventaires de la villa Médicis ainsi que les moulages conservés dans différentes collections européennes nous apprennent que plusieurs séries d’empreintes ont été prises au cours des siècles et que, par conséquent, plusieurs séries de moulages ont été produites. Tout d’abord réservés aux collections royales européennes, les moulages des collections médicéennes connaîtront une très large diffusion après l’extinction de la maison de Médicis, au XVIIIe siècle. Malheureusement, nous ne connaissons pas la date précise d’arrivée à Genève des Niobides de la Collection des moulages. Les archives nous permettent toutefois de déterminer qu’ils avaient rejoint la Collection au début du XIXe siècle.-
Un drame familial
Niobé, fille de Tantale et donc petite-fille de Zeus, était reine de Thèbes. Elle était particulièrement fière de ses enfants, que l’on nomme les Niobides. Ces derniers étaient d’une grande beauté et nombreux : les auteurs antiques ne s’accordent pas sur leur nombre, les enfants pouvant entre 12 et 20 selon les sources. Toutefois, le nombre de 14, répartis également entre filles et garçons, est le plus couramment admis. Niobé, emportée par sa fierté, se vanta d’avoir donné naissance à plus d’enfants que Léto, mère des jumeaux Apollon et Artémis. Ces dieux ne pouvaient pas permettre que Niobé se moque ouvertement de leur mère, ni laisser cette manifestation de l’hybris humaine - l’orgueil qui pousse un/e mortel/le à se comparer à une divinité - impuni.
Apollon et Artémis décident alors de châtier Niobé en exécutant, un par un, tous ses enfants. Employant leurs armes de prédilection, l’arc et les flèches, ils appliquent, implacablement, la sentence de mort. Niobé, impuissante, ne peut qu’assister au massacre, pétrifiée d’effroi devant les conséquences de ses actes. Elle ne se remettra jamais de la perte de ses enfants, et Zeus, pris de pitié, la transforma en rocher pour mettre fin à son supplice. -
Niobide des Jardins de Salluste (Rome, Palazzo Massimo inv. 72274).L’impossible fuite des Niobides
Dès la découverte des Niobides de la Vigna Tommasini, le mythe représenté, celui de la mort des enfants de Niobé, avait été reconnu grâce aux auteurs antiques. Ovide narre la tragédie dans ses Métamorphoses (livre VI, lignes 146-312), mais c’est un passage de Pline (NH, XXXVI, 28) qui fit couler beaucoup d’encre. Le grand érudit romain y mentionne en effet un groupe de sculptures grecques représentant les enfants de Niobé mourants qui aurait orné le fronton du temple d’Apollon Sosianus. Il ajoute que les sculptures seraient de la main d’un grand maître grec : Scopas ou Praxitèle !
En quête d’auteurs
À la Renaissance, les sculptures antiques sont interprétées en fonction des sources littéraires. On cherche le plus souvent à identifier les chefs d’œuvres des artistes les plus reconnus de leur temps, en fonction des descriptions qu’en font les auteurs antiques. Ainsi, l’architecte R. Cockerell proposera en 1817 une reconstitution intégrant les Niobides Médicis dans un fronton, en accord avec la description de Pline. La découverte de nouvelles sculptures, identifiées avec des représentations des enfants de Niobé, permettra d’établir l’existence de plusieurs groupes de Niobides, exécutés à des époques différentes. Les Niobides découverts dans les jardins de Salluste entre la fin du 19e siècle et début du 20e siècle, qui comptent trois figures dont la jeune fille tombant à genoux, sont clairement antérieurs aux Niobides médicéens. Leurs dimensions ainsi que les positions données aux figures laissent à penser que c’est ce groupe qui ornait un fronton, tout d’abord sur un temple grec, puis sur le temple d’Apollon Sosianus, à Rome. Les figures du groupe des Niobides médicéens présentent des disparités stylistiques, toutes les statues du groupe ne sont donc pas de la même main et leur auteur nous reste inconnu. -
Cratère des Niobides par le Peintre des Niobides (Paris, Louvre, inv. G 341).Figer le destin
Le mythe des Niobides était bien connu en Grèce ancienne et il en existe de nombreuses représentations. Le sujet est présent dans l’art grec dès le Ve siècle avant notre ère, il décorait notamment le trône du Zeus d’Olympie, réalisé par Phidias. Le thème permet de mettre en scène de nombreux personnages, interagissant entre eux dans un décor naturel, comme l’attestent les rochers parmi lesquels la famille évolue. Contrairement à la représentation du mythe sur le cratère peint par ledit « Peintre des Niobides », où Apollon et Artémis occupent le centre de la scène, les dieux sont absents du groupe médicéen. La popularité du texte d’Ovide, qui place Apollon et Artémis, à la fois acteurs et spectateurs, aux dessus de la scène, pourrait expliquer leur absence. Leur présence n’est que sous-entendue et peut être déduite de l’attitude de certaines des figures qui lèvent les yeux vers le ciel pour implorer leur pitié.
Les nombreuses œuvres qui composent le groupe ont offert aux sculpteurs l’opportunité de montrer toute l’étendue de leur savoir-faire. Chaque personnage, à l’exception des enfants qui ont déjà succombé sous les traits de dieux archers , est en mouvement ! Mais comment représenter le mouvement et ainsi faire vivre la tragédie ? C’est par un subtil et complexe jeu de positions et de drapés - les étoffes se gonflent et virevoltent en soulignant les mouvements des corps - que le spectateur ressent à la fois la nécessité impérieuse de la fuite, mais également le désespoir de ceux qui savent qu’il est impossible d’échapper à la volonté divine. -
Moulages contemporains des Niobides Médicis dans le jardin de la villa Médicis, reproduisant la présentation de la Renaissance.L’enfer au paradis
Dès la fin de la République, les riches Romains tombent sous le charme du mode de vie des élites hellénistiques. À la suite des conquêtes d’Alexandre, les rois grecs découvrent la culture orientale et s’en approprient de nombreuses facettes, parmi lesquelles celle du paradeisos (le mot donnera dans notre langue le mot « paradis »), un jardin fabuleux où profiter de ses loisirs en toute quiétude. Les plus grandes familles romaines aménagent dès lors de grands espaces de nature, ornés des plus belles statues prises aux cités grecques vaincues par Rome. Rapidement, les originaux grecs ne suffiront plus à répondre à la demande et une importante production de copies d’originaux grecs fameux et de groupes monumentaux permettra de mettre en scène des mythes à domicile et grandeur nature. Il peut sembler étrange de choisir une scène de massacre pour décorer un lieu où l’on recherche le calme et le repos. La grande valeur artistique concédée aux statues, considérées comme des chefs d’œuvres, démontre que les sculptures choisies remlissaient un rôle plus ornemental que narratif, la violente réalité du mythe passant au second plan. Autrement dit, la beauté des Niobides atténuait l’horreur qu’inspirait leur fin tragique.
Si les Niobides Médicis ont rencontré un grand succès dès leur découverte à la Renaissance, ils étaient déjà particulièrement recherchés à l’époque romaine. Différents groupes de copies de ces originaux ont été découverts dans des sites prestigieux comme la villa du grand général Messalla (aujourd’hui à Ciampino, près de Rome) et à la villa Hadriana, propriété conçue selon les vœux de l’empereur Hadrien, à Tivoli. Messalla était également le mécène du poète Ovide qui décrit le destin tragique des Niobides dans ses « Métamorphoses ». L’auteur se serait-il inspiré des sculptures qu’il avait eu l’occasion d’admirer dans le jardin de son mécène ? -
Niobide gisant (Université de Genève, Collection des moulages, inv. 97).Peur ou désespoir ?
La sculpture grecque compte de nombreux chefs-d’œuvre. Pourtant, parmi eux, combien représentent des émotions et plus particulièrement la peur ? Difficile de répondre à cette question. Si les observateurs de la Renaissance et de l’époque moderne ont reconnu la peur sur les visages des Niobides, ils semblent aujourd’hui avoir été influencés par leur connaissance du mythe. Qui peut se vanter de ne pas craindre la mort ? À bien y regarder, difficile de reconnaître les expressions que nous associons dans notre culture contemporaine à la peur dans les traits des Niobides. Ils semblent plutôt surpris et désespérés face à la soudaineté de l’attaque et à l’impossibilité d’échapper à leur sort.
Les moulages exposés
Les moulages des Niobides en 3D
(cliquez sur l'image pour activer le modèle)
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La Niobide Chiaramonti – inv. 68
La femme que nous voyons ici semble s’élancer vers l’avant. Elle s’appuie sur sa jambe gauche qui est avancée alors que sa jambe droite est en retrait. Elle retient de sa main droite son manteau au-dessus de son épaule droite pour l’empêcher de tomber. La jeune femme lève légèrement la tête et regarde devant elle. Son bras gauche est, quant à lui, tendu vers l’avant. Elle est vêtue d’une tunique à manches longues qui lui laisse découverte l’épaule gauche. Une ceinture est visible sous la poitrine. Son manteau lui enserre la taille est posé sur son bras gauche. Elle est chaussée de sandales. Tout comme le reste du groupe des Niobides, la Niobide Chiaramonti est tirée d’une copie romaine d’un original grec daté des alentours de 430 av. J.-C. La statue romaine date, elle, du Haut-Empire. Il existe d’autres versions de cette statue, dont une est conservée aux Musées du Vatican. Ce moulage fait partie des pièces acquises entre 1825 et 1830 par la Société des Arts à la suite d’une donation de M. Eynard-Lullin. -
Femme niobide – inv. 69
Ce moulage nous présente une jeune femme. Elle s’appuie sur sa jambe gauche placée en avant et légèrement fléchie et sa jambe droite est en retrait. La position de ses jambes ainsi que le drapé de ses vêtements nous indiquent un mouvement vers l’avant. Tout semble indiquer qu’elle prend la fuite. Elle est vêtue d’un chiton tenu sous la poitrine par une ceinture ainsi que de sandales. Elle porte également un manteau qu’elle retient de sa main gauche au niveau de la nuque et de sa main droite pour empêcher qu’il ne tombe dans sa course. Son visage tourné vers le haut et sa bouche légèrement entrouverte sous-entendent vraisemblablement une douleur. Comme l’autre niobide de la Collection, ce moulage est une copie romaine du Haut-Empire d’un original daté des alentours de 430 av. J.- C.. Cette pièce est acquise entre 1922 et 1937, soit près d’un siècle après que les premiers moulages des enfants de Niobé donnés par M. Eynard-Lullin. -
Homme Niobide – inv. 82
Ce moulage représente un jeune homme avec la main et le genou gauche appuyés sur un rocher. Sa main droite est posée sur sa jambe qui est étendue et dont la cuisse est en partie couverte par son manteau. L’habit est sur la pierre derrière l’homme et est retenu par sa main gauche. Sa tête, qui présente une courte chevelure bouclée, est tournée vers la gauche et ses yeux regardent vers le haut. Sa bouche est entrouverte. Cette copie romaine datant du Haut-Empire est également issue du groupe des enfants de Niobé. Son original grec a été produit aux environs 430 avant notre ère. Cette pièce est entrée dans la collection de la Société des Arts entre 1825 et 1830 grâce à un don de Monsieur Eynard-Lullin. -
Homme Niobide (couché) – inv. 97
Le jeune homme présenté ici est allongé sur son manteau étendu sur le sol. Sa tête, tombant en arrière, est recouverte de courts cheveux bouclés. Ses yeux sont mi-clos tout comme sa bouche. Son bras droit est tendu à côté de son crâne tandis que son bras gauche est plié et a la main posée sur son ventre. Celle-ci se situe juste en dessous d’une entaille faite sous ses côtes. Il s’agit d’un des fils de Niobé : atteint par une des flèches d’Artémis ou d’Apollon, il est en train de mourir. Ce moulage est celui d’une copie romaine du Haut-Empire reprenant un original grec daté des alentours 430 avant J.-C. La Société des Arts l’a acquis à la suite d’un don de Monsieur Eynard-Lullin. -
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