1.
Les institutions et la vie politique
Une pratique séculaire, restée longtemps sans nom et sans doctrine trop clairement formulée, constitue le véritable apport de la Suisse comme telle à l’Europe. Encore, les Suisses la comprennent-ils différemment : pour les Alémaniques, fédération veut dire « communauté du serment » ou « lien » (Bund) ; pour les Romands : volonté de maintenir les libertés locales contre les empiètements de l’autorité commune. Rien d’étonnant si une telle pratique est mal connue ou mal comprise à l’extérieur, et notamment chez nos voisins français, épris de logique et centralisateurs. Un Français cultivé et qui se demande quel est le « vrai » sens du mot fédéralisme, recourt à son Littré, où il trouve ceci :
Fédéralisme s.m. Néologisme. Système, doctrine du gouvernement fédératif. — « Le fédéralisme était une des formes politiques les plus communes employées par les sauvages », Chateaubriand, Amérique, Gouvernement. Pendant la révolution, projet attribué aux girondins de rompre l’unité nationale et de transformer la France en une fédération de petits États. « Aux jacobins, on agita gravement la question du fédéralisme, et on souleva mille fureurs contre les girondins », Thiers, Histoire de la révolution, chap. I.
Pour un Français, la cause est entendue : fédéraliste égale sauvage, ou traître. Pour un Suisse, c’est Littré qui perd la face. Essayons d’expliquer ce qui peut l’être, en cette affaire où le sens concret du bien public a beaucoup plus à voir que l’idéologie.
[p. 108] Le régime fédéral de la Suisse n’a qu’un peu plus d’un siècle d’existence mais cela suffit à faire de lui l’un des plus anciens de l’Europe — après les monarchies anglaise, néerlandaise, danoise et suédoise — et probablement le plus stable. Tous les autres pays du continent qui existaient en 1848 ou qui se sont formés plus tard, soit dans la seconde moitié du xixe siècle, comme l’Allemagne et l’Italie, soit seulement au xxe siècle, comme les États de l’Est et les Balkans, ont changé plusieurs fois de régime, d’extension territoriale et même de composition ethnique.
Or, dans le petit groupe des États les plus stables, la Suisse occupe une position très singulière. Tous les facteurs classiques d’unité naturelle et de cohésion nationale lui font défaut : la monarchie, la langue unique, l’homogénéité ethnique, la religion dominante, ou encore un certain isolement géographique. Elle cultive même avec des soins jaloux tout ce que les vieilles nations du continent ont essayé d’éliminer parce qu’elles y voyaient autant de causes de divisions : l’autonomie des États membres, l’absolue liberté confessionnelle, les privilèges des groupes minoritaires, et tous les pluralismes imaginables, culturels et sociaux, économiques et politiques, administratifs et fiscaux, voire judiciaires. Bref, la Suisse est l’exemple unique et à bien des égards paradoxal d’une fédération réussie au cœur même de l’Europe des nations unitaires.
Nous avons vu comment cette fédération s’est agencée comme d’un seul coup pendant l’année 1848, après des siècles d’approches réticentes et d’expériences malheureuses d’autres systèmes d’association. Voyons maintenant comment elle fonctionne de nos jours, c’est-à-dire dans des conditions qui ne pouvaient être prévues pour la plupart à l’époque de sa mise en place.
Nous sommes ici devant une expérience d’intérêt majeur pour l’Europe. Car l’Europe qui tente de s’unir sera fédérale ou ne sera pas. Non que je tienne le fédéralisme pour une sorte de panacée efficace en tout temps et en tout lieu ; mais c’est tout simplement le seul régime d’union qui paraisse concevable [p. 109] et possible pour un continent composé de nations aussi diverses et jalouses de le rester. Et je n’entends pas non plus faire une apologie de la formule fédéraliste suisse, mais je crois important d’en évaluer les avantages et les inconvénients dans divers ordres — civique, économique et culturel ; de dire aussi ce qu’il en coûte et de quels sacrifices moraux et matériels il a fallu payer l’établissement de cette espèce de prototype. Après quoi, nous tenterons de prévoir ses possibilités d’adaptation à l’Europe qui évolue vers son union, et aux formes nouvelles de civilisation qui sont en train de naître sous nos yeux.
La commune : un petit État
La fédération des États-Unis d’Amérique est née de l’union des États, comme celle de la Suisse de l’union des cantons, mais ceux-ci ne sont pas des créations abstraites délimitées au tire-ligne sur la carte et reportées sur le terrain par des procédés d’arpentage : ils sont nés de la lente agrégation de communes forestières et urbaines, et leurs frontières très compliquées traduisent une croissance empirique, par l’intérieur, à partir de foyers multiples. Ces origines demeurent sensibles et agissantes dans l’existence civique de la Suisse d’aujourd’hui.
Pour devenir citoyen des États-Unis d’Amérique, à supposer que vous habitiez depuis un certain temps ce grand pays, il vous faudra quitter son territoire, passer quelques jours au Canada, au Mexique ou aux Bermudes, y recevoir d’un consul américain les « premiers papiers » qui feront de vous un candidat admis à la nationalité américaine, puis rentrer en cette qualité, c’est-à-dire passer la frontière avec l’intention déclarée d’adhérer aux règles du club, à l’American way of life. Après quoi vous pourrez aller où vous voudrez. Cette cérémonie symbolique vous introduira dans une communauté abstraite, et ne vous enracinera nulle part sur l’immense territoire des États-Unis.
[p. 110] Pour devenir Suisse, au contraire, il faut se faire accepter d’abord par une commune. Il faut y résider huit ou douze ans, après avoir obtenu des autorités fédérales un permis de naturalisation, et, au terme de cette épreuve d’enracinement, l’on devient citoyen de la commune, et par suite du canton dont elle relève. Alors seulement, on peut recevoir un passeport suisse. « La naturalisation ne sera parfaite que lorsque le candidat aura été agréé par une commune et un canton ; c’est alors seulement qu’il sera un citoyen suisse. »56
La véritable cellule de base de la Suisse est donc la commune : c’est par elle que l’on entre dans la citoyenneté, et c’est par elle que la fédération s’est constituée historiquement. Les cantons sont venus plus tard, le pouvoir fédéral en dernier lieu.
« En Suisse, la commune est un petit État », déclarait récemment le conseiller fédéral Roger Bonvin, réinventant la définition d’Althusius, premier théoricien du régime fédéraliste57.
La Suisse compte aujourd’hui 3 092 communes (3200 il y a cent ans). Chacune possède son conseil communal ou municipal (c’est quelquefois le peuple réuni en assemblée plénière qui en remplit l’office) et son pouvoir exécutif, ou municipalité, présidé par le maire (aussi nommé syndic ou président de commune, selon les cantons).
La commune a le droit de lever des impôts, et parfois même d’exiger des services personnels ou corvées. Elle pourvoit aux services publics, à l’instruction primaire, à la gérance des biens des bourgeoisies, à la police locale, à l’assistance des pauvres et des malades.
Le contrôle du canton sur les communes se limite à examiner la conformité des décisions communales au droit en vigueur, et [p. 111] d’autre part à approuver les comptes (parfois le budget) des municipalités.
Il est curieux de noter que la garantie des autonomies communales n’est pas prévue par la Constitution fédérale : on est tenté d’y voir la preuve que cette autonomie va de soi, aux yeux des Suisses. En effet, comme l’a souligné dans plusieurs ouvrages le professeur Adolf Gasser :
Le principe fédéraliste est à la base non seulement des relations entre la Confédération et les cantons, mais encore des rapports entre le gouvernement cantonal et les communes. Au point de vue purement formel, ces dernières jouissent uniquement des droits que leur octroie la législation cantonale. Nulle part pourtant, on ne les a soumises à l’autorité des fonctionnaires cantonaux… Dès l’origine, comme le prouve le pacte de 1291, la Confédération a admis le principe de l’autonomie de la commune… C’est à ces origines que nos cantons doivent de n’être jamais devenus des États bureaucratiques et centralisés, mais d’être restés jusqu’à nos jours des États populaires, fondés sur le droit et dont la première mission est l’administration de la justice.58
Un autre auteur, le juriste F. Fleiner, a démontré que la caractéristique de l’État populaire suisse « réside dans la dépendance de l’administration vis-à-vis de la justice »59. Et ceci nous rappelle le Livre blanc de Sarnen et les légendes décrivant la lutte des Waldstätten contre les baillis. Car ces baillis jouaient un rôle comparable à celui des préfets dans maint État moderne. Là où le préfet donne les ordres du pouvoir central, la commune n’est plus qu’un organe d’exécution et devient à son tour, comme l’observe A. Gasser, « un instrument de la centralisation ». En Suisse, au contraire, les droits de la commune ne sont limités que par la loi, jamais par les supérieurs administratifs. La commune décide en première instance, et le [p. 112] canton n’intervient qu’en appel. Ce régime s’est révélé particulièrement efficace dans les époques de crise (guerre de 1939-1945) où l’application de mesures générales (telles que le plan de production agricole, dit plan Wahlen) n’a pu se réaliser qu’à la faveur d’initiatives locales, appuyées par la population qui était à même de contrôler la besogne et d’en mesurer la portée par expérience directe.
L’origine ancienne des communes suisses a laissé des traces notables dans leur organisation présente. C’est ainsi que l’on distingue la commune « bourgeoise » comprenant les descendants des familles fondatrices, et la commune politique, qui englobe aussi les agrégés de plus fraîche date. Seuls les « bourgeois » ont droit à l’administration et à la répartition des revenus des biens communaux (forêts, pâturages, vignes, caves, troupeaux). En cas d’indigence, ils sont secourus par la « bourgeoisie » de leur lieu d’origine, même s’ils n’ont jamais habité son territoire, et ce droit d’origine ne se perd jamais. (Certaines familles anciennes possèdent la bourgeoisie d’honneur de plusieurs communes — jusqu’à 10 ou 12 — et y jouissent théoriquement de tous les droits qu’on vient de mentionner.)
La vie civique, dans les petites communes, surtout rurales, n’a pas beaucoup évolué depuis le temps des Louables Ligues. Mais dans les grandes municipalités urbaines, elle a subi de radicales transformations dans le sens inattendu d’une simplification des structures administratives et d’une diminution bien remarquable du nombre des charges et des magistrats. À Neuchâtel, par exemple, au lieu du Petit Conseil des patriciens, du Grand Conseil des bourgeois, des Quatre-Ministraux formés des présidents des deux Conseils, des maîtres bourgeois et du banneret « gardien des libertés du peuple », etc., nous n’avons plus qu’un exécutif de cinq membres et un législatif d’une quarantaine de membres, pour une population plus que décuplée. À Berne, un simple Stadtpräsident, désigné par rotation annuelle parmi les conseillers municipaux, a remplacé le prestigieux [p. 113] Avoyer, qui joua pendant plusieurs siècles un rôle à peu près comparable à celui des doges à Venise. (Il ne pouvait être choisi que dans la classe des « familles aptes à régner ».) Le président de commune, parfois appelé syndic ou maire, d’une de nos villes, est aujourd’hui un technicien du département qu’il dirige, et n’est plus délégué au pouvoir par une seule classe régnante dans laquelle il serait né, mais par un parti politique qu’il a choisi selon sa conviction (parfois aussi en vue de son élection). La majesté de son pouvoir n’est figurée que par les deux huissiers en grande cape aux couleurs de la ville qui l’encadrent durant les manifestations officielles. Il n’agit plus en chef d’État, mais en chargé d’affaires presque anonyme, négociant avec les divers groupes professionnels, syndicaux ou capitalistes, des accords qu’il devra défendre devant un conseil vétilleux. Dans ses discours, il ne doit pas manquer d’exalter le génie du lieu, les traditions les plus chères de sa ville, sa vocation particulière, et il le fait en général avec chaleur et bonhomie. Mais il sait que les temps ne sont plus ce qu’ils étaient, il connaît bien ses statistiques d’état civil et le mouvement de la population qu’il administre. Il ne peut ignorer ces chiffres :
— En 1860, 66 % des Suisses vivaient encore dans leur commune d’origine, 27 % dans une autre commune de leur canton, 7 % dans d’autres cantons. Aujourd’hui, c’est en moyenne 33 % pour les trois catégories. La tendance générale, irréversible, est au déracinement sans cesse accéléré, au brassage communal et cantonal. Que deviennent dans cette conjoncture démographique les traditions et le génie du lieu ? Qui peut encore les maintenir et illustrer ? Les amants du passé se lamentent. Qu’ils se consolent en écoutant les récriminations des progressistes, car, à les en croire, rien ne change, les vieilles structures s’imposent aux contenus neufs. La cité de Calvin peut devenir en majorité catholique et politiquement socialiste, il n’empêche que « l’esprit de Genève » gage encore au loin son prestige, et garantit mystérieusement son pouvoir d’assimilation. Faut-il croire qu’une commune est semblable [p. 114] à un corps ? Toutes ses cellules éliminées et remplacées périodiquement, dit-on, il n’en garde pas moins son profil et ses rides.
Ce n’est pas tout. Les plus grandes communes de Suisse, telles que Zurich (un demi-million d’habitants), sont en train d’adopter une politique de résistance au gigantisme. Qu’un grand quartier se bâtisse loin du centre, on en fera une commune nouvelle. Toutefois, avant que cette commune ait pris racine, le canton se verra requis de lui accorder des subventions, et cela pose un problème important pour l’avenir d’un fédéralisme qui se veut communal à la base. Certains soutiennent que cette course aux subventions est un péril plus grave que l’urbanisation et le brassage des habitants pour l’esprit des communes et leur autonomie. Le même problème se pose d’ailleurs pour les cantons, dans leurs rapports avec les finances fédérales.
Plutôt que d’essayer vainement de lutter contre ces courants, les Suisses vont se voir contraints de repenser la fonction des cellules de base dans une société plus mobile et surtout plus diversifiée que celle où se forma l’actuel fédéralisme. Peut-être faudra-t-il abandonner l’idée (qui vient du plus haut Moyen Âge) d’une sorte d’autarcie du petit monde communal, se suffisant matériellement et moralement, et accepter franchement l’idée nouvelle de complexes de communes complémentaires, qui partageraient les frais de certains services trop chers et n’en seraient que plus libres de vivre à leur manière. Des solutions de ce genre ne seraient-elles pas plus réellement fédéralistes que ne l’était, en somme, l’ancien état de choses ?
Les cantons et leur « souveraineté »
L’indigénat d’une commune donne droit de cité dans un canton. Au commencement de la Suisse et de chaque vie civique — phylogenèse et ontogenèse — il y a donc les communes, non [p. 115] les cantons. Ceux-ci se sont formés beaucoup plus tard, et de manières très diverses.
Les uns ne furent d’abord qu’une vallée des Alpes dont les propriétaires et paysans libres, associés en coopérative, firent une commune : ainsi le Pacte de 1291 est-il conclu entre « les gens de la vallée d’Uri, la commune de la vallée de Schwyz et la commune de ceux de la vallée inférieure d’Unterwald ».
D’autres ne furent d’abord que des cités libres comme Berne, ou impériales comme Zurich, qui très vite arrondirent leurs domaines dans les campagnes environnantes, pour assurer leur subsistance, et devinrent de la sorte les capitales de petits États complets, agricoles et urbains, mais toujours gouvernés par les autorités de la ville.
Le Valais, grande vallée aux mœurs violentes, et les vieilles villes de culture et de commerce de Genève, Saint-Gall et Bâle furent d’abord des terres et des cités épiscopales, rattachées à l’Empire. Celles qui passèrent à la Réforme devinrent des républiques entièrement autonomes, les autres demeurèrent longtemps dominées par leur prince-évêque.
Le Pays de Vaud, vrai pays, riche en villes, bourgs et châteaux, vignobles et campagnes entre les Alpes, le Jura et deux grands lacs, faisait partie du domaine des Savoie. Conquis par les Confédérés, qui se portaient au secours de Genève, en 1530, il demeura pendant plus de deux siècles et demi sujet de Leurs Excellences de Berne.
Le grand complexe de vallées qui forme l’actuel canton des Grisons constitua longtemps un monde à part, bien distinct de celui des Ligues suisses. Ses communes s’organisèrent en juridictions, groupant plusieurs villages, et chacune possédait ses franchises, sa bannière et son landamman. Puis les juridictions formèrent trois grandes associations spontanées : Ligue grise, Ligue des Dix-Juridictions, et Ligue de la Maison-Dieu (Casa-Dei) qui n’avaient d’autre lien qu’une assemblée commune délibérant sans nul pouvoir de décision. Ce régime d’anarchie presque idéale, ce « navire sans pilote livré à tous les vents », [p. 116] ainsi que le décrivait l’ambassadeur de Venise, valut aux Rhètes des siècles de libertés communales très réelles mais aussi de chaos politique, de bagarres confessionnelles, et de participation à des guerres continuelles, dont la guerre de Trente Ans à laquelle les Ligues suisses surent échapper en se déclarant neutres.
Et Neuchâtel enfin, principauté souveraine, fut un État dès le haut Moyen Âge, lentement élargi aux frontières actuelles par plusieurs dynasties héritant l’une de l’autre jusqu’au xixe siècle : cas unique dans l’ensemble des communautés qui devaient peu à peu former la Suisse.
Les communes, les cités, les ligues et les républiques souveraines portaient en allemand le nom générique de Ort (littéralement : lieu ou localité) et non pas le nom de Kanton. C’est à partir de la conquête française créant une République indivisible qu’elles se virent toutes réduites au rang de cantons, auquel accédaient en même temps leurs pays sujets, libérés. Cette unification forcée et ce « cantonnement » général accompli en 1803 survécurent à la Restauration et facilitèrent le passage d’une confédération d’États égaux à l’État fédéral actuel.
Mais que sont aujourd’hui les cantons, en droit public ? Ce sont les États souverains « dans la mesure où leur souveraineté n’est pas limitée par la Constitution fédérale ; ils jouissent comme tels de tous les droits qui ne sont pas attribués au pouvoir fédéral » (art. 3 de la Constitution).
L’exaspération des nationalismes modernes fait que beaucoup de nos contemporains jugent étrange, et presque contradictoire dans les termes, la notion d’une souveraineté limitée. Cependant, un siècle d’expérience heureuse a rendu cette notion familière aux Suisses. Ils n’oublient jamais que leurs communautés cantonales — leurs vraies patries — sont antérieures à la Confédération, qui a résulté de leurs alliances progressivement resserrées. Mais ils voient clairement, d’autre part, que la garantie des autonomies cantonales ne saurait pratiquement résider que dans la mise en commun de leurs forces. La centralisation [p. 117] qu’ils acceptent, dans certains domaines strictement définis, n’est donc à leurs yeux que la sauvegarde de leur mode d’existence propre et de leur indépendance dans tous les autres domaines.
Chaque canton possède son gouvernement composé des trois pouvoirs habituels.
L’exécutif généralement nommé Conseil d’État, est un collège de cinq à onze membres, élu par le peuple. Chacun des magistrats qui en fait partie dirige un département administratif, et joue donc le rôle d’un ministre. Cependant, les décisions importantes émanent du collège dans son ensemble, trait particulier à la Suisse et que nous retrouverons à l’échelon fédéral.
Le législatif, ou Grand Conseil, est élu par le peuple à la majorité absolue dans quelques cantons, ou selon le système proportionnel dans la plupart des autres.
Trois cantons seulement (Glaris, Unterwald, formé des deux demi-cantons d’Obwald et de Nidwald, et Appenzell, formé des deux demi-cantons des Rhodes intérieures et des Rhodes extérieures) ont conservé l’antique institution de la Landsgemeinde60. Là le pouvoir législatif est exercé par l’ensemble de la population mâle et majeure, réunie en cercle (Ring) sur une place publique, non sans un déploiement de cérémonies religieuses, de serments et de proclamations solennelles. Tous les hommes qui s’y rendent portent l’épée, signe antique de la liberté chez les peuples germaniques.
Un des meilleurs observateurs des institutions suisses, André Siegfried, ayant assisté à la Landsgemeinde de Glaris, en donne une description qu’il vaut la peine de citer ici, parce qu’elle souligne certains traits de tempérament politique valables pour l’ensemble des Confédérés61 :
[p. 118] L’ordre du jour comporte trente-deux questions : un projet d’assurance cantonale contre les crises, divers projets sur les congés payés, le repos du dimanche, le régime de l’énergie hydraulique, etc. Le Landamman, du haut de la tribune, résume chaque projet. Plusieurs citoyens montent ensuite sur l’estrade pour prendre la parole, discuter, suggérer des amendements. Quelques-uns de ces amendements, sont adoptés, d’autres — et justement, je le note, des amendements démagogiques — repoussés. Je suis frappé de constater qu’on discute sur le mérite propre des mesures proposées et non pas, comme on ferait en France, sur les incidences partisanes. Je suis frappé aussi de la facilité de parole des orateurs, qui s’expriment avec aisance, brièvement, souvent avec un humour familier auquel le dialecte se prête admirablement. L’auditoire, du reste, est difficile : il s’impatiente quand on hésite, il souligne sans bienveillance les inévitables lapsus. Manifestement ces assises ont leur tradition et l’on n’est pas disposé à y supporter les raseurs, car il faut que tout soit fini dans la journée (et puis le ciel, lourd de nuages, pourrait tomber sur vos têtes !) La politesse règne néanmoins, encore qu’il y ait quelquefois des tumultes ; chacun commence protocolairement par la formule : « Très estimé monsieur le Landamman, très affectionnés et dignes de confiance compatriotes… » C’est une discussion de famille, tournée vers la pratique autant qu’inspirée par la passion politique… Et pourtant il s’agit d’une société politique de notre temps, dans un canton fort évolué : sur les 42 000 habitants qu’il contient, un quart seulement sont des paysans et plus de la moitié vivent de l’industrie.
Avec moins de pittoresque et de politesse patriarcale, c’est dans une atmosphère assez semblable que se déroulent les débats des Grands Conseils. L’influence des mœurs politiques latines, l’éloquence, le sectarisme des partis ne se manifestent guère que dans les parlements des cantons à prédominance citadine, comme Genève. Partout ailleurs, les considérations pratiques priment, et l’équilibre est respecté, d’un accord tacite, entre les intérêts plus ou moins divergents des classes, des régions, de la paysannerie, des ouvriers et des bourgeois. « Ce qu’il y a d’intéressant à noter, écrit encore André Siegfried, c’est que pareil équilibre semble régner au sein des individus eux-mêmes, en raison du développement traditionnel d’une vie corporative : tel ouvrier raisonnera non pas exclusivement en ouvrier, [p. 119] mais en membre de la commune religieuse, ou de la commune « bourgeoise », ou encore en membre de telle ou telle localité. »
Cette dernière remarque est importante. Elle nous fait entrevoir la condition des libertés civiques dans un régime fédéraliste, et c’est l’appartenance simultanée à plusieurs groupes ou communautés, dont les limites ne sont pas les mêmes.
La formule du régime totalitaire, c’est la coïncidence exacte et imposée, dans les limites territoriales de l’État, des réalités les plus hétérogènes de l’existence : langue, culture, race, religion, mœurs, droit, économie et parti politique au pouvoir, avec effet rétroactif sur l’histoire officielle. Dans une fédération comme la Suisse, au contraire, toutes les combinaisons et permutations de ces diverses allégeances, augmentées des allégeances communales et cantonales, sont non seulement possibles, mais courantes. Car les frontières des langues ne sont pas celles des confessions ; celles des cantons ne sont pas celles des régions économiques ; et celles des cultures ne sont même pas celles de la Confédération, qu’elles débordent très largement. C’est dans le jeu ménagé entre ces éléments, dans la nécessaire tolérance que développent la dispersion et l’interpénétration de ces groupes, dans la faculté de choix qui se trouve laissée à chacun, que le citoyen suisse peut courir chaque jour les chances d’une liberté réelle, dont il ne prend d’ailleurs pas davantage conscience que de l’air qu’il respire.
Dans ce jeu très complexe d’allégeances, le canton représente la patrie, au sens le plus classique (et romantique !) du mot. William Rappard l’a très bien dit :
Le canton, c’est pour le Suisse moyen une réalité concrète, parfois la république pour la défense de laquelle ses ancêtres ont lutté contre d’autres Suisses, le plus souvent le lieu où il est né, le cadre où se sont déroulées son enfance et sa jeunesse, la cité dont il parle la langue ou le dialecte, et dont il connaît les magistrats, ses voisins et peut-être ses amis. C’est donc le canton même, c’est-à-dire un ensemble de souvenirs historiques et d’expériences quotidiennes, et non pas sa constitution qui est l’objet véritable de son patriotisme. La Confédération, au contraire, plus lointaine, plus jeune, moins [p. 120] personnelle et plus abstraite, vaut par sa structure politique plus que par sa réalité sociale. Cet édifice élevé il y a un siècle, lui paraît en tous points se conformer aux exigences de la vie nationale. Mais il n’en sera pas pour autant porté à immoler sa petite patrie sur l’autel du grand pays plus qu’on n’est tenté de vendre un souvenir de famille pour pouvoir acheter un réfrigérateur.62
Voilà qui est bel et bon en théorie et très conforme aux prescriptions de la saine morale fédéraliste. Mais au concret ?
La répartition des compétences entre les États membres et le pouvoir central est le problème spécifique de la vie d’une fédération. Dans le cas de la Suisse, cette répartition est en principe réglée par la Constitution de 1848 et ses révisions successives. À la fédération les affaires étrangères, la représentation, la défense du pays, les douanes et la régie des grandes administrations (PTT, chemins de fer, assurance-vieillesse). Aux cantons tout le reste : la justice, la fiscalité, l’état civil, le droit de naturalisation, la police, l’hygiène sociale, l’enseignement aux trois degrés et la culture en général. « Dem Bund die Kanonen, die Kultur den Kantonen » (les canons à la fédération, la culture aux cantons), écrit un de nos bons publicistes, en un raccourci pertinent63.
Mais les grands travaux et les routes, la protection des monuments et de la nature, et d’une manière générale, toutes les entreprises publiques dont le financement devient trop lourd pour un canton, font l’objet de négociation entre « le cantonal » et « le fédéral » comme on dit dans notre jargon.
Les cantons, comme les particuliers, se montrent jaloux de leurs droits et refusent en principe la moindre intervention des pouvoirs fédéraux dans leurs affaires… sauf s’il s’agit de subventions. Ils se voient tous soumis en permanence aux tentations évidemment contradictoires de la propre-suffisance en tous domaines, et du recours à la « manne fédérale » qui [p. 121] menace de diminuer leur souveraineté. Ce conflit perpétuel et toujours renouvelé trahit le risque essentiel de toute fédération mais aussi la tension nécessaire à sa vie. Et la santé fédéraliste, loin d’exiger la solution définitive de ces problèmes, implique au contraire le maintien d’un équilibre continuellement réajusté entre les droits et les devoirs réciproques des communautés de base et de leur service commun, donc en fait : des cantons et de leur fédération. Car la fédération n’est pas le Tout dont les cantons ne seraient que les subdivisions, ni le Pouvoir auguste dont ils seraient les sujets. Conçue pour permettre aux cantons de réaliser en commun des tâches qui dépassaient leurs forces isolées, elle est à leur service, et non pas eux au sien. N’ayant jamais été personnifiée par un monarque, un dictateur, ou le chef d’un parti fédérateur ; sans aura de prestige ou de majesté ; presque anonyme, d’autant plus efficace, elle reste un instrument de coopération.
À vrai dire, les cantons n’en ont pas d’autre. Il est frappant de constater que ces petits États, qu’aucune frontière visible ne sépare plus, s’occupent en somme très peu de leurs voisins. « Chacun pour soi, la Confédération pour tous » paraît bien être leur devise.
Les partisans de l’Europe unie ont coutume de préconiser des mesures qui permettraient aux divers peuples de « mieux se connaître » et de nouer des « relations humaines » plus fréquentes : ils y voient la condition préalable et nécessaire de l’union politique désirée. Leurs adversaires estiment en revanche que cette union est impossible, parce que les peuples de l’Europe, affirment-ils, sont trop différents les uns des autres pour pouvoir accepter des institutions communes. L’exemple de la Suisse nous inciterait à renvoyer dos à dos les deux camps. Car en fait notre fédération s’est constituée et fonctionne bien sans que les peuples de nos divers cantons aient eu besoin de se connaître d’abord, d’établir des relations personnelles, ni même de s’aimer comme des frères en la foi ; et ils sont aussi différents les uns des autres que les Bourguignons des Rhénans, voire les [p. 122] Suédois des Italiens. Un paysan yodleur d’Appenzell, un ouvrier socialiste de Berne et un banquier anglomane de Genève, s’ils se rencontraient par hasard — et j’allais dire par impossible —, autour d’un demi de blanc dans quelque buffet de gare, ils n’auraient pas grand-chose à se dire, et beaucoup de peine à se comprendre. Mais qu’importe ! Il suffit bien que tous les trois soient attachés aux mêmes institutions, aux mêmes règles communes arrangées de telle sorte qu’elles leur permettent de rester différents précisément, — dans la paix, le contentement et l’amitié de principe (jamais exempte d’ailleurs de quelque humour, voire de malice). Tous les trois savent qu’ils sont Suisses, non pas à cause de quelque qualité commune, soit naturelle, soit culturelle (langue, race, confession, caractère, etc.) qui justement leur fait défaut, mais parce qu’ils sont placés dans le même ensemble que l’on a baptisé du nom de « Suisse », et qu’ils l’approuvent. Et quand on a bien compris cela, on a compris le fédéralisme.
La persistance après un siècle des caractères distinctifs de chaque communauté cantonale, en dépit de la suppression des barrières qui les séparaient jadis et des mélanges de population favorisés par la complète liberté d’établissement des citoyens d’un canton dans un autre, voilà qui me paraît riche en significations somme toute très rassurantes, si l’on songe à l’Europe sans frontières de demain. Les accents et les tours de langage, si typiques d’un canton, subsistent. Genève a beau ne plus compter qu’un quart de Genevois d’origine, deux tiers de Suisses d’autres cantons, et le reste d’étrangers venus du monde entier, c’est l’accent de ce quart primitif qui domine après quelques années de brassage par l’école, mais aussi par la vie professionnelle, les soirées au café pour les hommes, les loisirs collectivisés pour la jeunesse. Et les mêmes préjugés traditionnels, entretenus par les uns quant aux autres, non seulement se transmettent fidèlement, mais ne cessent de correspondre à des réalités. Les anecdotes populaires sur les tempéraments cantonaux feraient un recueil bien fourni.
[p. 123] Trois Suisses vont à la chasse aux escargots et ils comparent leurs prises en fin de journée. « Moi, dit le Genevois rapide, j’en ai cent. — Moi, dit le Bernois, j’en ai attrapé quatre ! — Et moi, dit le Vaudois (imaginez l’accent), j’en ai bien vu un, mais il m’a échappé. »
Les Autorités fédérales
Réalités humaines et culturelles : communales et cantonales. Utilité publique : fédérale.
Nous avons vu pour quelles raisons économiques et militaires une ligue d’États s’est transformée en un État fédératif. Acte essentiellement politique, mais au meilleur sens de ce mot : ce qui subsiste de la notion de politique une fois qu’on l’a débarrassée, d’une part, des motifs prétendus « idéologiques », à vrai dire partisans ou sectaires, d’autre part des rêveries, utopies et tabous de la grandeur nationale prise comme but absolu.
Un jour, dans les couloirs du Conseil de l’Europe, à Strasbourg, je rencontre un député français (plusieurs fois ministre depuis) et qui est membre du comité chargé d’élaborer un projet de Constitution européenne. Je lui demande comment vont les travaux. « Nous butons, me dit-il, sur le problème de l’exécutif. — Prenez donc notre formule suisse ! — Qu’est-ce que c’est ? » J’explique alors en quelques phrases qu’il s’agit d’un collège de sept membres, qui est le chef de l’État, et qui représente grosso modo les cantons, les partis et les langues. Chacun des Sept est un ministre et le demeure pendant l’année où il exerce la fonction honorifique de président de la Confédération. Le Conseil étudie des projets de loi et les présente au Parlement. Si un projet est rejeté, le Conseil ne démissionne pas : il reprend la question, consulte beaucoup de monde et présente un texte [p. 124] nouveau. Le grand avantage du système, c’est la stabilité de l’exécutif. « — Mais alors, il n’y a plus de politique ! » s’exclame le député en levant les bras au ciel.
Ce cri du cœur m’a donné à penser. Nos institutions suisses sont mal connues à l’étranger, le fédéralisme y est ignoré ou décrié, bref, les Suisses font des montres et des fromages à trous et feraient bien de borner à cela leur apport à la vie européenne. D’où je déduis qu’il pourrait être utile :
1° de décrire les deux rouages principaux de notre système fédéral : le Parlement bicaméral et le gouvernement collégial ;
2° de marquer le rôle des partis et des grandes organisations professionnelles à l’échelle intercantonale ou « nationale ».
Si la Constitution de 1848 mérite non seulement l’épithète officielle de « fédérale » mais encore celle de « fédéraliste », c’est parce qu’elle a voulu représenter une synthèse des autonomies locales et de l’union.
Cet équilibre est illustré par le système bicaméral, que les législateurs de 1848 empruntèrent aux États-Unis d’Amérique, et non pas à la Grande-Bretagne.
L’Assemblée fédérale, pouvoir législatif et autorité suprême de la Confédération, est composée de deux Chambres : le Conseil national, représentant le peuple, et le Conseil des États, représentant les cantons. Ces deux conseils ont des pouvoirs égaux. Leur accord est indispensable pour l’acceptation ou le rejet d’une loi.
On croit reconnaître ici le système en vigueur dans un certain nombre de nations modernes, qui possèdent un Sénat à côté de leur Chambre des Députés. En réalité, le Conseil des États n’est pas du tout l’équivalent de la Chambre Haute en France et en Italie, ni de la Chambre des Lords. Il ne ressemble qu’au Sénat américain, étant comme ce dernier formé de représentants des membres de la fédération, à raison de deux députés par [p. 125] État, grand ou petit64. Et l’on retrouve ici l’un des principes essentiels du fédéralisme : l’égalité des inégaux. Le mode d’élections des conseillers varie selon les cantons. C’est tantôt le peuple, ou la Landsgemeinde, tantôt le Grand Conseil qui les nomme.
Le Conseil national est élu à raison d’un député par 28 000 habitants, chaque canton ou demi-canton formant un arrondissement ou collège électoral.
L’égalité des pouvoirs attribués aux deux chambres par la Constitution, et leur élection par le peuple dans la plupart des cantons, n’empêchent pas des disparités très nettes de se manifester dans leur comportement et leur composition. Le Conseil des États est beaucoup plus « à droite » que le national quant à la distribution des forces politiques. (Les conservateurs y occupent près de la moitié des sièges et les socialistes 1/20 seulement, alors que ces deux groupes sont de force égale au Conseil national). Il est extrêmement rare que l’on élise aux États un candidat qui n’a pas occupé auparavant de charge politique ou publique, alors que le cas est fréquent au national. Enfin, la moyenne d’âge des conseillers nationaux est sensiblement inférieure à celle des membres du Conseil des États, ce qui a valu à ce dernier le surnom familier de Stœckli : car le Stœckli, dans les campagnes bernoises, c’est la petite maison voisine de la ferme où le fils loge ses vieux parents quand il reprend le domaine à son compte.
Les deux Chambres réunies en Assemblée nationale élisent le Conseil fédéral, son président, les membres du Tribunal fédéral et du Tribunal des assurances, et le général en chef en temps de guerre. Elles exercent le droit de grâce, et tranchent les conflits de compétence entre les autorités fédérales et cantonales. L’approbation des alliances ou traités avec l’étranger, la guerre et la paix, la garantie des constitutions [p. 126] cantonales et l’adoption du budget fédéral sont également de leur compétence.
Soulignons enfin que les membres de l’Assemblée fédérale ne sont jamais liés par les instructions que leur aurait données le corps politique chargé de leur élection. Le mandat impératif est interdit au Conseil des États tout aussi bien qu’au national65.
« L’autorité directoriale et exécutive supérieure de la Confédération est exercée par un Conseil fédéral composé de sept membres », dit l’article 95 de la Constitution. Ce collège qui remplit à la fois les fonctions d’un cabinet de ministres et celles d’un chef de l’État, est sans doute l’institution la plus originale de la Suisse. Ses membres sont élus pour quatre ans par l’Assemblée et sont immédiatement rééligibles. Chacun d’entre eux dirige un ministère ou département. L’un d’entre eux est élu chaque année président de la Confédération. Il ne peut exercer cet office deux années de suite, et la coutume s’est établie d’une rotation entre les sept conseillers : chacun devient président au moins une fois tous les sept ans, par ordre d’ancienneté dans le collège.
Le Conseil fédéral siège à Berne, et la plupart de ses départements sont logés dans le même bâtiment verdâtre qu’on nomme le Palais fédéral. C’est aussi dans ce palais, ou Curia confœderationis helveticæ selon l’inscription qui surmonte son entrée, que siègent les deux Chambres. Berne cependant ne porte pas le titre de capitale, mais seulement de « ville fédérale ». Elle est en même temps le chef-lieu du canton auquel elle donne son nom. Ces détails de protocole sont significatifs d’une certaine méfiance — fédéraliste autant que proprement helvétique —, à l’endroit des titres ronflants. Le président de la Confédération n’est qu’un primus inter pares. À la vérité, le pouvoir en Suisse reste d’ordre essentiellement collégial, qu’il s’agisse des cantons ou de la Confédération. Les décisions [p. 127] du gouvernement émanent du Conseil fédéral en son entier (même si elles n’ont été prises qu’à la majorité des voix), et la Constitution ne définit que collectivement les attributions du Conseil, lesquelles sont essentiellement administratives et exécutives.
Le Conseil fédéral « présente des projets de lois ou d’arrêtés à l’Assemblée fédérale et donne son préavis sur les propositions qui lui sont adressées par les conseils ou par les cantons » (art. 102, par. 4 de la Constitution). Mais si les Chambres repoussent ses projets, ou refusent d’approuver la gestion d’un Département, l’exécutif n’est pas renversé pour autant. La Suisse ne connaît pas les crises ministérielles et le ballet des portefeuilles qui caractérisent la vie politique d’autres États européens. Elle ne connaît pas non plus, comme les États-Unis, le veto présidentiel et les fréquents changements de ministres choisis ou renvoyés par le chef de l’État. Il en résulte une stabilité gouvernementale sans exemple dans l’époque moderne.
Pratiquement donc, les conseillers fédéraux ne sont jamais renversés. Les Chambres les remplacent lorsqu’ils démissionnent ou décèdent. C’est ainsi qu’en cent ans, la Suisse n’a compté que 63 ministres, dont un seul n’a pas été réélu bien qu’il fût candidat. Durée moyenne de leur carrière : onze ans. Et l’un d’eux est demeuré en fonction pendant trente-deux ans. Dans tout autre pays de structure centralisée, cette inamovibilité pratique de l’exécutif eût conduit fatalement et très vite à une sorte de dictature de l’appareil gouvernemental. Le danger existe en Suisse, mais il est en grande partie neutralisé par les droits des cantons et par le contrôle populaire (référendum). Au surplus, quelle que soit l’étendue de ses pouvoirs, le Conseil fédéral n’en demeure pas moins soumis à l’opinion publique, et se montre soucieux de ne point la bousculer : fait d’autant plus remarquable que le mandat des conseillers ne dépend pas directement des électeurs.
On ne saurait imaginer magistrats plus démocratiques d’allure ni plus démunis de tous les signes extérieurs du pouvoir. Jusque [p. 128] dans les années 1950, ils n’avaient pas le droit d’utiliser les voitures officielles du Palais fédéral pour plus de 3000 km par an. Et l’on peut encore voir à midi tel d’entre eux monter dans l’autobus bondé qui s’arrête devant le Palais fédéral, à côté du marché aux légumes. Ils n’ont pas de directeurs ni de chefs de cabinet, n’ayant en somme point de cabinet. Leur ministère, nommé Département, est administré par des fonctionnaires qu’ils se gardent de déplacer lorsqu’ils entrent en fonction, et qui resteront là après leur départ. Leur bureau peu luxueux donne directement sur un long corridor froid de style scolaire. Leur traitement, d’ailleurs soumis à l’impôt, ne permet qu’un train de vie modeste, et pendant longtemps, pour plusieurs d’entre eux, l’exercice du pouvoir représentait un réel sacrifice matériel.
La composition du Conseil fédéral n’est pas moins originale que sa fonction. Elle est déterminée par quatre facteurs principaux dont la coutume fédéraliste oblige seule à tenir compte, car la Constitution ne les mentionne pas : les partis politiques, les cantons, les langues et les confessions. Comme il n’y a que sept conseillers fédéraux, il est impossible de faire droit à tant d’exigences simultanées d’une manière rigoureusement proportionnelle aux effectifs ou aux forces réelles. Les cotes sont donc mal taillées, mais la volonté de pondération reste évidente. C’est ainsi que l’on ne compte souvent que deux conseillers catholiques pour cinq protestants, alors que les catholiques forment 47 % de la population, et pourraient prétendre à la parité ; un ou deux Romands et un Tessinois pour quatre ou cinq Alémaniques, ce qui est plus équitable, 75 % de la population parlant allemand.
La Constitution fédérale interdit de choisir plus d’un membre du Conseil dans le même canton, et la coutume veut que les cantons de Zurich, Berne et Vaud, les plus peuplés, aient droit à un siège en tout temps. Les autres cantons se voient représentés comme accidentellement, selon le jeu des trois autres facteurs, et selon les personnalités disponibles. Quant aux partis, très [p. 129] inégaux en force, il est arithmétiquement impossible de les satisfaire tous. Les radicaux, dont les ancêtres furent les fondateurs de l’État fédéral, ont gardé très longtemps quatre représentants au Conseil fédéral, bien qu’ils ne fussent guère plus nombreux aux Chambres que les socialistes, lesquels n’ont obtenu leur premier siège à l’exécutif qu’en 1943. (Aujourd’hui, avec deux radicaux et deux socialistes, l’équité est enfin rétablie.) Les conservateurs catholiques ont deux sièges, les agrariens un ; les libéraux conservateurs, les indépendants et les communistes n’en ont point.
On s’étonnera qu’au nombre des qualités requises par cette coutume ne figure pas expressément la compétence particulière du candidat pour tel Département à repourvoir. L’anomalie peut sembler plus frappante en Suisse qu’ailleurs, vu la nature moins politique que technique du pouvoir. Cependant, s’il fallait ajouter une compétence spécialisée aux facteurs obligés de choix qu’on vient de citer, le problème risquerait de devenir insoluble. Le candidat dont la personnalité s’impose et qui satisfait aux quatre exigences préalables est donc élu conseiller fédéral, et le Collège lui-même lui attribue ensuite un Département qu’il conservera en général pendant toute la durée de son activité ministérielle. Les chassés-croisés d’attributions sont rares. Cette longévité ministérielle est en contraste frappant avec la coutume des républiques voisines, où l’on voit se former à chaque génération un personnel politique composé de ministrables, ministres et anciens ministres, toujours disponibles pour les postes les plus variés. Il est sans exemple qu’un conseiller fédéral démissionnaire ait été réélu par la suite, et bien rare qu’il ait conservé un rôle actif dans la vie politique du pays.
Quelques tentatives pour élargir le Conseil à neuf membres, ou pour le faire élire par le peuple, ont été repoussées comme d’instinct dès leur apparition. Elles visaient en effet à politiser l’exécutif, et la très grande majorité des Suisses s’y refuse. Le Conseil fédéral doit rester au-dessus des luttes partisanes, en tant qu’il constitue le chef de l’État ; il doit rester une équipe de [p. 130] « sages » autant que de « managers » en tant qu’il administre les affaires fédérales ; et il ne doit pas être lié trop étroitement aux cantons, en tant qu’il exerce une fonction de vigilance et d’arbitrage pour l’ensemble de la fédération.
À ce propos, il faut remarquer que les vingt-huit juristes composant le Tribunal fédéral n’ont pas, comme le Conseil d’État français ou la Cour suprême des États-Unis, le droit d’examiner la conformité des lois nouvelles à la Constitution. Le Tribunal fédéral, en dehors des litiges concernant des personnes privées, connaît essentiellement des différends entre la Confédération d’une part, et les cantons ou les corporations de droit public d’autre part. Les citoyens peuvent en outre lui présenter leurs réclamations, s’ils estiment leurs droits lésés par un canton, « ce qui a grandement contribué à l’emploi de méthodes correctes dans l’administration », comme le souligne le juge fédéral Bolla66.
Les partis et les droits du peuple
Dans le cadre des institutions fédérales que l’on vient de décrire à très grands traits, comment fonctionne la vie civique ? Voyons d’abord ses instruments d’expression les plus classiques, les partis.
Un certain nombre de partis n’existent que dans quelques cantons, ou un seul canton, ou même dans une seule région de ce canton. Les partis qui ont acquis quelque importance sur le plan fédéral sont au nombre de huit.
La droite est formée par les conservateurs chrétiens sociaux, puissants dans la Suisse centrale, catholique et campagnarde, et par les libéraux démocrates, dont les adhérents se recrutent en Suisse romande protestante et à Bâle et dans les anciennes [p. 131] familles bourgeoises, paysannes, ou patriciennes. Ces deux partis résistent à l’étatisme et à la tendance centralisatrice. Ils défendent les droits des cantons contre Berne. À ce titre, et par un curieux glissement de sens, ils se proclament « fédéralistes », alors que ce mot pourrait aussi bien désigner la volonté d’union des États, et la désigne en effet sur le plan européen, depuis une vingtaine d’années.
Au reste, ces deux partis sont très inégaux par le nombre et la puissance. Les conservateurs chrétiens sociaux peuvent compter sur l’appui du clergé, des syndicats chrétiens et d’importantes organisations paysannes, dont ils représentent les intérêts au Parlement. Les libéraux ne trouvent pas d’appuis équivalents chez les pasteurs — qui sont généralement plus à gauche — ni dans les masses protestantes, qui ne sont pas organisées sur des bases confessionnelles. Si leur petit parti garde un certain prestige, il le doit surtout au rayonnement intellectuel de ses journaux, et à l’appui qu’il est censé recevoir des banques privées.
Le centre comprend le parti radical, le parti agrarien (ou parti des paysans, artisans et bourgeois), un petit parti démocratique-évangélique et le parti des Indépendants (exclusivement suisses allemands). Les radicaux ont été les plus nombreux aux Chambres durant près d’un siècle, de 1848 à 1943. Les socialistes les ont supplantés pendant une législature, mais l’issue de la lutte reste indécise, et la faculté d’adaptation qu’on reconnaît au radicalisme peut lui ménager plus d’un retour. Le parti agrarien s’est formé aux dépens des radicaux, pour défendre les intérêts des agriculteurs dans les cantons où le parti catholique est faible ou inexistant, comme Berne. Quant au parti des Indépendants, il reflète la personnalité de son fondateur, G. Duttweiler.
La gauche socialiste ne professe plus qu’un marxisme discret et empirique. Elle a renoncé à l’antimilitarisme, comme à toute velléité de violence politique, et l’on ne voit pas pourquoi les partis bourgeois persistent à se qualifier de « nationaux » pour [p. 132] se distinguer d’elle. N’ont-ils pas fini par admettre deux de ses membres dans l’exécutif fédéral ?
Enfin, le parti du travail (communiste), dissous par le gouvernement en 1940, a été autorisé à se reformer en 1945. Ses quelques députés aux Chambres sont élus par Genève et Vaud, et son influence, même dans ces cantons, serait nulle si elle n’aboutissait parfois, à rapprocher les socialistes des bourgeois.
Le tableau que l’on vient d’esquisser ne montrerait rien de bien typique et qui ne se retrouve à quelques nuances près dans les États environnants, n’était ce fait déterminant que l’idéologie politique des partis n’est plus guère aujourd’hui qu’une façade démodée, et que le vrai jeu parlementaire se joue entre groupes d’intérêts et organisations professionnelles. Certes, le député reste l’« élu du peuple » par l’intermédiaire d’un parti, mais comment représenter la volonté du peuple ? Les libertés fondamentales une fois acquises et leur exercice garanti en temps normal, cette volonté ne saurait plus s’exprimer par des déclarations de principes : il faut en venir aux problèmes quotidiens. C’est pourquoi, au fait et au prendre, et sans qu’il y ait, à mon avis, aucune raison de leur en faire grief, les représentants des partis politiques — surtout au Conseil national — sont souvent en même temps les mandataires des principaux intérêts professionnels et des grandes organisations qui les défendent à l’échelon national.
Le cas des Indépendants est le plus clair : ils sont l’émanation politique des coopératives de la Migros. Mais les liens entre les députés socialistes et l’Union syndicale suisse ne sont guère moins évidents : le parti socialiste est fort dans les cantons où les syndicats ouvriers ont leurs plus gros effectifs, même s’il n’est guère possible de décider qui, du parti ou de l’Union, exerce sur l’autre un contrôle. Il en va de même pour les relations entre le parti agrarien et l’Union suisse des paysans, encore [p. 133] que celle-ci compte presque autant sur l’appui des conservateurs catholiques. Enfin, derrière les radicaux, il y a le patronat, l’Union suisse des Arts et Métiers, les petits commerçants, la presse moyenne et les plus grands journaux de la Suisse alémanique.
Nombre d’observateurs étrangers ont été frappés par l’allure très particulière des débats aux Chambres fédérales. Ils ont coutume de comparer ce parlement à un conseil d’administration. L’éloquence, à vrai dire, n’y est pas déchaînée, les interruptions rares et mal vues, la diction sans apprêt. L’usage courant des trois langues officielles contribue sans nul doute à ralentir les réactions et réflexes verbaux. Quant à la masse des électeurs, on ne l’imagine pas « suspendue à la radio » pour savoir ce qui se passe à Berne et si le gouvernement sera renversé : nous avons vu qu’il ne peut jamais l’être. Les arguments techniques exposés ou réfutés avec une calme compétence par des spécialistes de l’économie, des finances, ou de l’administration publique, ne sont pas de nature à soulever l’enthousiasme ou l’indignation. En revanche, le citoyen suisse qui lit les comptes rendus des sessions, voit bien que ce sont ses affaires personnelles qui sont en cause : son salaire, son assurance-vieillesse, le prix de la viande et du lait, le régime du blé, la durée des périodes d’instruction militaire, les impôts fédéraux. Il serait donc injuste d’affirmer que le Parlement manque de contact avec la population. Allons plus loin : cette absence d’excitation, de fièvre politique, de « débats idéologiques », peut très bien signifier que le peuple suisse est satisfait de ses institutions et ne se pose plus de question de principe à leur sujet. Elles lui ont valu un siècle de prospérité, de sécurité, de dignité gouvernementale. Ce sont les crises, la peur et le scandale qui rendent les tribuns éloquents et qui passionnent les luttes de partis, tandis que des institutions saines et qui fonctionnent sans accroc sont normalement un peu ennuyeuses.
Les Suisses savent bien qu’on ne fait pas marcher une montre avec des arguments sonores, mais au prix d’une application [p. 134] soutenue et de fines retouches. Or les rouages de leur État, bizarrement ajustés et engrenés selon les règles de l’efficacité et non de la logique abstraite, suggèrent l’image d’une montre de précision, avec tout juste ce qu’il faut de tolérance pour que le mécanisme joue. Cette tolérance n’est pas seulement morale, ce « jeu » est prévu par les lois : ce sont les droits d’initiative et surtout de référendum qui le ménagent. Grâce à eux, le peuple suisse a moins que d’autres l’impression que les pouvoirs délégués à ses élus lui échappent. « Il se réserve toujours de dire le dernier mot par le référendum, et éventuellement le premier par l’initiative » (Siegfried). Rien de ce qui se passe à Berne n’est donc irrémédiable. C’est au recours fréquent à ces droits populaires que le régime suisse doit d’être qualifié de démocratie semi-directe.
La Constitution prévoit que « les lois et les arrêtés fédéraux de portée générale doivent être soumis à l’adoption ou au rejet du peuple lorsque la demande en est faite par 30 000 citoyens actifs ou par huit cantons » (art. 89) ; et il en va de même pour les traités internationaux conclus pour une durée de plus de quinze ans. Tel est le droit de référendum législatif, et l’on notera qu’il est facultatif.
Un exemple assez récent pour être encore fréquemment évoqué fera comprendre le fonctionnement de ce recours au peuple, et peut-être aussi les limites de son efficacité. En 1960, les deux Chambres adoptent une loi relevant de 7 centimes le prix du litre d’essence. Cette surtaxe doit contribuer au financement des autoroutes. Mais la loi, comme toutes celles que vote le Parlement (sauf clause d’urgence), ne peut entrer en vigueur que trois mois après sa promulgation. Ce délai permet au peuple (pratiquement aux groupes les plus directement intéressés) de recourir au référendum, c’est-à-dire de recueillir les 30 000 signatures nécessaires, qui seront vérifiées par la Chancellerie fédérale. Dans le cas envisagé, c’est le Touring Club qui lance l’action. Celle-ci aboutit. Le peuple appelé aux urnes, le 5 mars 1961, rejette la loi. Que fait le gouvernement ? [p. 135] (Il ne peut dissoudre les Chambres ni être renversé par elles, rappelons-le.) Il reprend son projet, l’amende, réduit l’augmentation à 5 centimes, et présente un nouveau texte de loi au Parlement, qui l’accepte, sans provoquer cette fois d’opposition populaire.
Faut-il en conclure que la volonté populaire a été flouée ? Certains l’affirment, en invoquant d’autres exemples de lois rejetées par le peuple mais que les Chambres votent à nouveau un peu plus tard, au prix de légères retouches, comptant peut-être sur la lassitude des citoyens ou sur l’épuisement des fonds de propagande de l’opposition… Il n’en reste pas moins que le référendum oblige les autorités à justifier publiquement leurs intentions, la presse à discuter le dossier, le corps électoral à réfléchir et à s’informer, et que tout cela entretient et anime la vie civique.
L’intervention populaire ne se limite pas, d’ailleurs, à dire oui ou non à des lois préparées par les Chambres, par l’État fédéral, ou par le Conseil d’État d’un canton. Trois autres droits existent.
Toute modification constitutionnelle, fédérale ou cantonale, fait l’objet d’un référendum obligatoire. Le droit d’initiative législative et aussi constitutionnelle est garanti par tous les cantons. Au plan fédéral, le droit d’initiative ne s’applique qu’aux révisions totales ou partielles de la Constitution, demandées par 50 000 citoyens au moins. Jusqu’en 1962, 48 ont été soumises au vote populaire, 7 acceptées. L’assemblée, réagissant à ces initiatives, a présenté de son côté 12 contre-projets, dont 8 ont été acceptés. La multiplication de ces retouches trahirait-elle un mécontentement croissant à l’égard de la Constitution, ou au contraire une acceptation fondamentale du régime, qu’il suffit d’adapter aux circonstances nouvelles ? La réponse ne fait pas de doute : dans son ensemble, le peuple suisse est l’un des moins révolutionnaires de l’Europe. Il ne croit pas aux constructions ex nihilo, sur table rase. Son tempérament l’incline et son économie l’oblige à réformer ce [p. 136] qui existe et « qui peut toujours servir », plutôt qu’à s’exposer aux risques de détruire le bon usage avec l’abus.
Il paraît difficile de déceler un courant général dans toutes ces réformes, les unes politiques et juridiques, les autres économiques, en proportion à peu près égale. Mais il est probable que la tendance à introduire des droits économiques dans la constitution finira par prévaloir. L’assurance-vieillesse a été votée en 1947 à une écrasante majorité (80 % des votants), en même temps qu’une révision partielle offrant à la Confédération de nouvelles possibilités de légiférer en matière économique et sociale.
Le civisme suisse ou la Maison des hommes
À première vue, le trait le plus frappant de l’évolution du civisme en Suisse semble bien être le désintérêt croissant du corps électoral à l’endroit de la chose publique, désintérêt que l’on pourrait mesurer par la participation de plus en plus faible aux votations cantonales et fédérales, et même aux élections. Là-dessus la presse se lamente, et les enquêtes se multiplient (surtout en période d’élection) sur les raisons de la désaffection dont souffrent les partis, et de la « dépolitisation » de notre peuple.
Ces raisons me paraissent assez claires. Les partis méritent de mobiliser la passion politique quand ils se font, en temps de crise, les champions d’idéologies franchement contrastées, quand ils luttent pour conquérir des libertés nouvelles, ou pour maintenir des valeurs essentielles. Ce n’est plus nécessaire en Suisse, et l’on peut s’en féliciter. Les libertés politiques, nous les avons. Les programmes de la gauche et de la droite se réclament des mêmes principes, indiscutés. La seule crise à redouter dans l’immédiat est celle que menace de provoquer une prospérité matérielle « surchauffée ».
[p. 137] Il est donc naturel que les partis cessent de passionner l’électeur — ayant eux-mêmes cessé de se passionner67. Ils sont devenus les porte-voix d’intérêts et de groupes d’intérêts d’ailleurs parfaitement légitimes et bien connus, — ou qui, du moins, pourraient être connus, et que l’électeur devrait connaître…
Le vrai problème ne me paraît pas d’essayer de rallumer on ne sait comment des passions désormais sans objet, de battre le rappel des partis de papa, ou de politiser le prix du lait. Le vrai problème est de faire comprendre aux électeurs les données de base de notre société, et l’enjeu des débats en cours, qui leur échappe très généralement. C’est un problème d’éducation civique. Or nous n’avons, dans nos écoles, qu’une « instruction civique » mortelle d’ennui : énumération de Conseils, dont on apprend le nombre des membres mais dont on ne sait ni d’où ils viennent ni où ils sont censés nous mener. Rien qui éveille l’intérêt des élèves pour la vie politique de ces institutions, le fonctionnement de l’économie moderne, la nature particulière de notre système fédéral, ses origines dans notre histoire, l’évolution de l’Europe vers son intégration, et le rôle que la Suisse pourrait y jouer68. On énumère, on définit, on affirme [p. 138] d’autorité des règlements et des principes de liberté, mais on ne présente aucun problème réel, on ne parle jamais des questions qui se posent, de la manière dont elles sont discutées et résolues, du rôle de l’opinion, des intérêts, de la presse et des groupes de pression : c’est cela qui passionnerait les jeunes gens à juste titre, et au surplus leur fournirait le moyen d’apprendre leur futur métier de citoyen. Comment apprendre un sport sans exercice ?
En vérité, s’il y a tout de même un civisme suisse indéniable, c’est moins à l’école qu’à l’armée qu’il est dû. L’empreinte commune la plus profonde que reçoivent les citoyens suisses leur est donnée par le service militaire.
Chacun sait que l’armée suisse est une armée de milices : la Constitution interdit à la Confédération le droit d’entretenir des troupes permanentes (art. 13). Il en résulte qu’à un degré jamais atteint en Europe, cette armée est la chose du peuple, et qu’elle est populaire aux deux sens du terme. L’antimilitarisme n’existe guère que chez des individus isolés, il n’est pas le fait d’une classe ou d’un parti. Passer pour un bon soldat ou un bon officier est « bien vu » dans toutes les couches de la population, et même chez la plupart des intellectuels. La preuve la plus indiscutable de l’intégration de l’armée à la nation est fournie par ce simple fait : chaque soldat suisse entre les périodes d’instruction ou de mobilisation conserve chez lui dans une armoire son fusil, son uniforme et des munitions. Cette disposition du règlement militaire — sans exemple dans d’autres pays — montre à quel point l’État fait confiance au citoyen et redoute peu l’éventualité de menées subversives. Pratiquement, elle permet une mobilisation ultrarapide : 200 000 hommes des troupes de « couverture-frontière » peuvent rejoindre leur poste de combat en quelques heures, tandis que les 600 000 autres peuvent être rassemblés et équipés en moins de trois jours. En 1948, le critique militaire français C. Rougeron écrivait :
Le colonel de Montmollin, chef de l’état-major helvétique, vient d’exposer un plan que l’on aurait tort de négliger, car ce [p. 139] colonel est aujourd’hui de beaucoup celui qui peut réunir le plus rapidement, en Europe occidentale, les effectifs combattants les plus nombreux et les mieux armés.69
Les plans de l’état-major suisse ne sont en principe que défensifs, à cause de la neutralité. Ils sont organisés en profondeur (chaque village, un hérisson) à cause de la structure fédéraliste. Et ils sont appuyés sur un « réduit national » dont le centre est le massif du Gothard, à cause de toute l’histoire des confédérés.
Cette armée ultradémocratique, sans caste militaire, toute mêlée à la vie du peuple, est devenue depuis 1848 l’agent principal de l’helvétisation du pays. Au cours des manœuvres annuelles et des longues périodes de mobilisation qui ont marqué les deux guerres mondiales, les fréquents déplacements de troupes d’un bout à l’autre du territoire ont appris aux hommes de cantons différents à collaborer. D’autre part, l’obligation pour tout citoyen valide de passer par une école de recrues, soit qu’il reste soldat, soit qu’il devienne officier, prolonge et renouvelle le brassage des classes sociales opéré à la base par l’école primaire.
Ni antimilitariste ni militariste, le peuple suisse considère son armée avant tout comme une école pour adultes : école de civisme, d’égalité, de virilité, et aussi de culture physique. Un grand nombre d’instituteurs deviennent officiers, et tout officier subalterne joue plus ou moins le rôle d’un instituteur pour sa section ou sa compagnie, à laquelle il est tenu de faire chaque jour une brève causerie ou « théorie » qui ne porte pas seulement sur l’instruction militaire, mais aussi sur l’histoire, les institutions politiques, la neutralité, les assurances, l’entraide, et la morale en général.
Les nécrologies des personnalités suisses publiées dans la presse ne manquent jamais de le signaler : « Au militaire, le défunt avait atteint le grade de… » J’observe que beaucoup de professeurs connus ont commandé ou commandent encore [p. 140] un régiment, voire une division. D’autres tiennent à rester simples soldats : Karl Barth le fut un temps pendant la dernière guerre.
Cette liaison intime et quasi instinctive du militaire et du civique est peut-être, à mon sens, la raison principale du refus obstiné qu’opposent les Suisses, à peu près seuls au monde, au suffrage féminin.
L’armée, telle que la voient les jeunes Suisses d’aujourd’hui, est bien moins un moyen de défense du pays « qu’un mode de formation du caractère, un moyen de se fortifier et de sauvegarder sa santé, de sortir du rythme habituel de la vie quotidienne, d’échapper aux contraintes du travail et du mariage, et une occasion de nouer des contacts et de se mêler aux autres milieux… Elle est la société nationale de tous les Suisses du sexe masculin : l’armée est la maison des hommes. » J’emprunte ces phrases au commentaire d’une étude d’opinion conduite à la veille de l’Exposition nationale de 1964.
Le vote des femmes semble incongru à ceux des Suisses qui associent comme d’instinct le port des armes à la liberté (selon les vieilles coutumes germaniques) et, par suite, à la capacité et à la dignité de citoyen. Je ne puis m’expliquer autrement la curieuse proposition publiée au moment du grand débat sur le suffrage féminin : faire payer aux femmes la taxe militaire si on leur accordait le droit de vote. Cette taxe est due par tous les hommes reconnus inaptes au service, ou par les officiers et soldats en congé, quand ils vivent hors de Suisse. On avance certes d’autres raisons contre le vote des femmes, et notamment que celles-ci ne le désirent pas, dans leur majorité. Il est vrai qu’une coutume, germanique elle aussi, mais répandue dans toute la petite bourgeoisie suisse, veut que les femmes, en société, laissent parler leurs maris, surtout s’il s’agit de politique. Et il est vrai qu’à Genève, où elles ont depuis peu le droit de vote « au cantonal », elles n’en usent guère : 25 % seulement des citoyennes inscrites (pour 52 % des hommes), ont pris part aux dernières élections. Mais cela ne signifie pas grand-chose : cette [p. 141] première génération admise aux mystères civiques n’y a pas été initiée. Elle faisait en classe des travaux de couture pendant que les garçons recevaient des leçons d’instruction civique. On prétend aussi que notre peuple est si fréquemment consulté que les femmes, un dimanche sur six, devraient choisir entre les urnes et les casseroles. Pour que des arguments de ce genre puissent être proférés avec sérieux, il faut que des motifs inconscients paralysent l’esprit critique chez les hommes. Mais la puissance de ces motifs apparaît très variable d’un canton à l’autre. Seuls jusqu’ici (1964), Genève, Vaud et Neuchâtel ont accordé le droit de vote aux femmes. Les autres cantons romands catholiques et à prédominance agricole le refusent encore. Tous les cantons alémaniques ont dit non par des majorités parfois très faibles dans les régions protestantes et urbaines comme Zurich, toujours très fortes dans les régions catholiques et agricoles comme la Suisse centrale. Et il est vrai que les cantons à démocratie directe ne sauraient plus où tenir leur Landsgemeinde, si tout d’un coup les effectifs s’en trouvaient doublés…
Cet exemple précis nous ramène à la réalité primordiale du civisme en Suisse : le canton, et non pas la nation.
Je pense en avoir assez dit, dans les chapitres précédents, pour établir en toute clarté que la Suisse n’est pas une nation, au sens que le terme a pris pendant le xixe siècle, et qu’en conséquence il serait vain de chercher, dans son peuple ou sa littérature, les témoignages d’un sentiment proprement national, comparable à celui que les Français, les Suédois, les Espagnols ou les Irlandais éprouvent à l’endroit de leur patrie. La race, la confession, la langue, parfois même la doctrine du parti au pouvoir, coïncident dans ces pays avec les limites du territoire, et se recouvrent assez exactement pour créer un sens unitaire. Dans ce cas, les minorités ne jouent plus qu’un rôle négligeable. Il leur arrive de se sentir quelque peu étrangères à l’âme nationale : tout au moins la majorité le leur fait sentir sans scrupules. En En Suisse, nous l’avons vu, le problème des minorités [p. 142] ne se pose pas : chaque groupe étant simultanément minoritaire par rapport à l’ensemble des autres, et majoritaire dans un canton, ou une région. Il arrive même que les majorités conjuguent leurs efforts pour secourir une minorité et favoriser sa survivance. C’est en vertu de ce système de « prime à la minorité » que la Confédération a non seulement reconnu comme langue nationale le romanche (parlé par moins de 40 000 habitants), mais, par ses subventions, a donné un regain de vitalité au petit groupe qui le parlait, et qui se voyait menacé de décadence rapide. Il regagne aujourd’hui du terrain. Sankt Moritz redevient San Murezzan pour les Engadinois.
Mais nous avons vu également qu’en l’absence de toute autre raison naturelle, culturelle ou dynastique, ce qui rassemble tous les Suisses en un seul corps aux membres bien articulés, c’est l’attachement commun à leurs institutions, c’est le lien fédéral, le pacte perpétuel. Si la Suisse a donné à l’histoire de l’Europe quelque chose d’unique, une création sans exemple et durable, c’est bien cela : cette forme d’État non nationale, et cette communauté de peuples différents, inébranlablement fondée sur le serment.
Après cinq siècles d’existence à la fois communale et impériale, puis cantonale et en somme anarchique, la Suisse a pris conscience d’elle-même en tant qu’unité fédérale. Et cela signifie, au concret, qu’elle voit les gages de sa force et de sa cohésion civique dans cette diversité, précisément, que tous les grands États voisins ont de tout temps considérée comme cause de faiblesse matérielle, de divisions morales et de guerres civiles.
Sur l’importance vitale — et peut-être exemplaire — de ce lien proprement et seulement politique, tous les auteurs suisses sont d’accord. Choisissons pour les représenter : un homme d’État, un général et un poète romancier.
Champion du radicalisme dans sa belle époque, président de la Confédération à plusieurs reprises, le Neuchâtelois Numa Droz n’en écrivait pas moins à la fin du xixe siècle :
[p. 143] Un peuple qui a la structure du nôtre, et qui est accoutumé à la démocratie fédérative, a, dans chacun de ses membres, une vitalité et une force de résistance tout autres que celles qu’on peut rencontrer dans un pays centralisé. Le moindre morceau de la Suisse qu’un de nos voisins voudrait s’annexer lui pèserait à l’estomac bien plus que de grandes provinces habituées à recevoir leur impulsion d’une capitale plus ou moins éloignée.
En 1940, pendant la mobilisation de l’armée qu’il commandait en chef, le général Guisan, loin de déplorer la diversité des troupes suisses, soulignait sa nécessité :
Si le fédéralisme est la sauvegarde du pays, l’unification serait sa perte. Laissons aux cantons leur particularisme, comme à nos régiments leurs particularités. Nous ne voulons pas nous fondre dans le même moule ! Il serait aussi vain de vouloir unifier les Suisses que de tenter de niveler leurs montagnes ! Si les différences sont ineffaçables, elles ne nuisent pas à la cohésion nationale. Genève a son Jeûne genevois et son Escalade, Zurich son Sechseläuten, Bâle son Carnaval, Lucerne sa fête de Sempach, Glaris son anniversaire de Naefels, Vaud son 24 janvier et son 14 avril, Neuchâtel son 1er mars ; toute la Suisse a son 1er août ! Et si l’armée est la seule éducation générale qu’un peuple, aussi divers que le nôtre, peut admettre, l’esprit du régiment de Genève n’est cependant pas celui des régiments de Berne ou des Grisons, pas plus que celui des régiments vaudois ou valaisans ; mais tous sont cependant unis sous le même drapeau.
Près d’un siècle auparavant, Gottfried Keller, le grand romancier zurichois, voyait déjà, dans cette même diversité, « la véritable école de l’amitié » :
Qu’il est donc réjouissant que tous les Suisses ne soient pas sortis du même moule, qu’il y ait des Zurichois et des Bernois, des gens d’Unterwald et de Neuchâtel, des Grisons et des Bâlois, et même deux espèces de Bâlois ! Qu’il y ait une histoire de l’Appenzell et une histoire de Genève ! Cette variété dans l’unité — Dieu veuille nous la conserver ! — voilà la véritable école de l’amitié ! Et quand une même appartenance politique vient à s’épanouir dans l’amitié commune, alors un peuple atteint ce qu’il y a de plus haut.
Je ne connais pas de meilleure description de ce que l’on peut appeler le « patriotisme suisse », mêlant le sentiment de [p. 144] la nature à une espèce particulière d’enthousiasme politique, que cette page du même Gottfried Keller, narrant le retour au pays natal de son héros Henri le Vert :
Je traversai le Rhin et mis le pied sur le sol de mon pays au moment même où celui-ci retentissait de cette agitation politique qui se termina par la transformation d’une confédération d’États vieille de cinq-cents ans en un État fédératif ; développement d’un organisme vivant qui, par son énergie et sa diversité, faisait oublier la petitesse du pays… Je confiai mes bagages à l’office postal et décidai de faire le reste de mon voyage à pied… Tout le pays reposait dans une vapeur bleue, où resplendissait l’éclat d’argent des chaînes de montagnes, des lacs et des fleuves, et le soleil se jouait sur la jeune verdure couverte de rosée. Je voyais dans toute leur richesse les formes de ma patrie, paisibles et horizontales dans les plaines et les eaux, escarpées et audacieusement dentelées dans la montagne, à mes pieds une terre fleurie, et dans le voisinage du ciel un fabuleux désert, tout cela alternant sans trêve et partout recelant des vallées et des campagnes très peuplées. Avec l’irréflexion de la jeunesse et de l’enfance, je tenais la beauté du pays pour un mérite historique et politique, en quelque sorte pour un acte patriotique du peuple, si j’ose dire, allant même jusqu’à faire de cette beauté un synonyme de liberté, et je marchais allègrement à travers les régions catholiques et protestantes… Et cependant que je me représentais tout cela comme un grand crible plein de constitutions, de confessions, de partis, de souverainetés et de bourgeoisies, à travers lequel devait être tamisée la majorité de droit… je fus saisi du désir exalté de m’armer au combat en tant qu’individu, partie et reflet de l’ensemble, et de me forger au milieu de la lutte, avec mes forces vives, une personnalité vigoureuse et vivante, résolue à parler et à agir.
Tout cela, c’est l’idéal, ou plutôt ce l’était. Politique, militaire, poético-civique, profondément sincère et agissant chez les trois hommes que l’on vient de citer ; émouvant comme le sont toujours la victoire d’un cœur franc sur un tyran et de la liberté sur le destin. Mais tant de choses ont changé autour de nous et nous mettent au défi de changer dans un monde d’interactions subitement étendues à toute la terre… Lié à des diversités locales et traditionnelles que toute l’évolution technique semble devoir oblitérer et niveler, cet idéal fédéraliste n’est-il pas menacé d’anachronisme ? La pratique suisse a-t-elle encore un sens réel ?