Le théâtre : du Festspiel à Friedrich Dürrenmatt
Né du peuple et non de la cour, et pour l’espace civique de la place, non pour des scènes à rideau, le théâtre a été longtemps en Suisse une liturgie, au sens propre du mot : action du peuple, cérémonie publique. D’où le Festspiel. Ce genre né en Suisse alémanique au xvie siècle, avec des Jeux de Tell ou de Nicolas de Flue, culmine dans la Fête des Vignerons, célébrée à Vevey depuis 1706. Ce spectacle en plein air est un prolongement agricole et vinicole des cortèges baroques, et des floralies romaines. Des chœurs immenses et costumés acclament Bacchus, Cérès et Palès sur des mélodies sans surprises, colorées par l’accent vaudois. C’est un peu absurde et grandiose. Le scénario s’est fixé au cours des âges, mais chaque auteur y ajoute ses variations, un orage, un solo de chevrier, un groupe de Suisses, et les 25 000 spectateurs en sortent à coup sûr bouleversés. On verra dans une dizaine d’années — car la Fête n’a lieu qu’à de longs intervalles — si cette forme d’art populaire est épuisée, comme je le crains. Car la musique qui s’écrit aujourd’hui exclut et s’interdit par sa nature toute communion populaire. Il y avait dans le Festspiel une possibilité unique d’art total et communautaire : les génies y ont manqué — musique, poème, décors et mise en scène — ou peut-être n’a-t-on pas voulu qu’ils s’en mêlent.
[p. 223] J’imagine la conjonction d’un Honegger, d’un Ramuz, d’un Appia et d’un Eberle… Tout le monde connaît les deux premiers. Mais on ignore en général qu’Adolphe Appia, Genevois, est l’auteur du grand livre intitulé La Musique et la Mise en scène93 et que ce livre a exercé — au moins autant que ceux de Gordon Craig — une influence décisive sur Meyerhold, Copeau, Wieland Wagner, et tous les rénovateurs du théâtre contemporain. Suppression du décor réaliste, grands espaces architecturaux suggérés par quelques lignes, quelques volumes simplifiés et surtout par la lumière toute-puissante, « active » et non plus diffuse. C’était bien la formule qu’attendait le théâtre à ciel ouvert de la tradition suisse. Quant à Oscar Eberle, Lucernois, on lui doit entre autres les admirables mises en scène du Théâtre du Monde de Calderón : cet auto sacramental est représenté chaque année sur le parvis et les vastes escaliers de l’abbaye d’Einsieldeln, et c’est un des plus hauts spectacles de l’Europe.
Mais cette conjonction n’a pas eu lieu. Notre théâtre est devenu ce qu’il est partout ailleurs en Occident : intellectuel et discuteur, s’adressant à l’individu et non plus à la communauté.
Deux auteurs suisses de langue allemande le dominent : Friedrich Dürrenmatt et Max Frisch. Tous les deux romanciers, d’ailleurs. Le premier très lié au pays : fils de pasteur, soucieux de rigueur morale et de justice, rien ne l’arrête dans l’analyse des motifs inavouables ou bizarres du comportement helvétique. La Visite de la Vieille Dame et quatre romans pseudo-policiers d’un réalisme fantastique révèlent une Suisse secrètement délirante et criminelle, reflet exact et inversé dans le réel des vertus qu’elle s’impose et croit vivre. La fantaisie ricanante, théologique en somme quoique un peu loufoque, de Dürrenmatt, l’a fait comparer à Kafka et au théâtre du Grand-Guignol par des critiques qui ne se trompaient pas, mais qui sans doute ne connaissent guère l’humour noir du romantisme allemand, ni [p. 224] Kierkegaard : toutes les grandes œuvres européennes d’aujourd’hui relèvent peu ou prou de ces influences-là. Max Frisch est au contraire un scientifique, nullement théologien, architecte de métier et psychologue amer à la manière viennoise ou berlinoise. Beaucoup moins « suisse » que Dürrenmatt, plus sophistiqué, non moins prompt à dénoncer l’hypocrisie sociale de son peuple : voir Andorra et Je ne suis pas Stiller, pièce et roman d’une grande force critique, et non pas dissolvants mais astringents de l’âme.