Les Suisses devant le projet d’union de l’Europe
La Suisse est née de l’Europe et en détient le secret. Formée du xive au xvie siècle dans le Saint-Empire et par lui, ayant reçu ses premières libertés pour assurer la grand-garde du Gothard, elle a seule conservé jusqu’à nos jours le principe de l’Empire d’Occident, l’union sans unification, qui est l’idée fédéraliste.
Entre-temps les nations se constituent, se multiplient, s’absolutisent, et prouvent leur souveraineté par de glorieux massacres, qui sont le principal de l’histoire qu’elles enseignent à partir du xixe siècle. Les voix suisses qui s’élèvent au plan européen ne cessent de dénoncer ces démences collectives.
C’est comme « citoyen de Genève » que Rousseau signe ses exposés critiques du projet de paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre, puis ses Considérations sur le gouvernement de Pologne, ouvrage moins connu mais d’un intérêt considérable pour un lecteur d’aujourd’hui. Comme dans le Contrat social, il s’y fait l’avocat d’une confédération de nos pays inspirée du « corps germanique », des états généraux de Hollande, et de la [p. 283] Ligue helvétique132. L’Europe unie qu’il appelle de ses vœux ne serait nullement unifiée par un despote ou par une idéologie : elle devrait être une Europe des cités, formée de très petits États « où tous les citoyens se connaissent mutuellement », mais qu’unissent les liens d’une « commune législation… et subordination au corps de la république ». C’est une Europe intégralement fédéraliste qu’il préconise, et son module, en dernière analyse, n’est rien d’autre que la cité de Genève !
Un peu plus tard, le Schaffhousois Jean de Müller, dans sa Vue générale de l’Histoire du Genre humain (1797), annonce comme Rousseau que « tous les États de l’Europe courent à leur ruine », faute d’un principe d’union, et que si leurs divisions persistent, l’avenir appartiendra « soit à la Russie, soit à l’Amérique ».
Germaine de Staël est suisse dans la mesure où elle ouvre des perspectives européennes, soit par son action personnelle à Coppet, où les meilleurs esprits de nos diverses nations se lient d’amitié, soit par des livres comme De l’Allemagne, qui rétablissent la circulation internationale des idées, malgré les jacobins et le Premier Empire.
Benjamin Constant n’est pas seulement l’auteur de l’Esprit de conquête, pamphlet classique contre l’esprit d’hégémonie et de centralisme national, mais c’est lui qui rédige, pendant les Cent-Jours, le projet de fédération européenne133 que signe — hélas ! il est trop tard — Napoléon. Et son fédéralisme préfigure le régime qui va triompher à l’échelle suisse : « La variété, c’est l’organisation : l’uniformité, c’est du mécanisme. La variété, c’est la vie : l’uniformité, c’est la mort. »
Au même moment, la Sainte-Alliance des rois donne une finalité expressément européenne à la neutralité de la Suisse indépendante. Et tandis que se forment dans le reste de l’Europe [p. 284] des nations unitaires sur le modèle français, promises aux guerres nationalistes et coloniales, seule la Suisse réussit à unir ses cantons selon la maxime impériale de l’union dans la diversité.
Proudhon s’est peut-être souvenu de son passage à Neuchâtel (où il fut un temps typographe) en écrivant son grand livre, Du Principe fédératif ; mais il est bien certain qu’un de ses contemporains, J. C. Bluntschli, s’est inspiré directement de l’expérience suisse en rédigeant son Projet d’Organisation d’une société d’États européens (1879). Auteur du Code civil de son canton natal, Bluntschli connaît les mécanismes de notre vie civique : il n’hésite pas à les proposer en modèle pour l’édification de l’Europe. Selon lui, la « nationalité suisse possède au plus haut degré un caractère très international », et c’est ce type d’union pluraliste qui peut seul assurer la paix de l’Europe. « Si cet idéal de l’avenir se réalise un jour, écrit-il en 1875, la nationalité suisse devra s’incorporer à la communauté de la Grande Europe. De cette façon, elle n’aura pas vécu en vain ni sans gloire »134. Pratiquement ignoré de nos jours par les fédéralistes européens, le projet très précis du juriste zurichois reste une des hypothèses de travail les plus fécondes dont les constituants de l’Europe à venir puissent tenir compte.
Au xxe siècle, c’est encore en Suisse (dans les années 1930), que le premier mouvement de militants fédéralistes européens voit le jour : l’Europa-Union. Et c’est sur sa convocation qu’au lendemain de la guerre, à Hertenstein (septembre 1946), des militants issus de la Résistance de plusieurs pays rédigent une déclaration qui va servir de base à la création de l’Union européenne des fédéralistes. Celle-ci groupe rapidement une vingtaine de mouvements nationaux, et plus de 100 000 membres. Elle tient son premier congrès à Montreux, en septembre 1947, date que l’on peut considérer comme le point de départ de l’action politique européenne. En effet, c’est au cours du congrès de Montreux que germe l’idée de réunir des états généraux de l’Europe. Cette idée aussitôt adoptée conduit à la convocation [p. 285] du Congrès de l’Europe, à La Haye, au mois de mai 1948. De La Haye naît le Mouvement européen, qui propose et obtient en neuf mois la création du Conseil de l’Europe. L’impulsion est donnée, l’opinion se réveille, les hommes d’État le sentent, et le reste va s’ensuivre : plan Schuman, Communauté du charbon et de l’acier, tentative avortée d’une Communauté de Défense, puis réussite du Marché commun des Six et réplique des Sept de l’AELE, essor de l’économie européenne, discussion généralisée sur les formes que va devoir prendre l’union politique de l’Europe.
Impossible d’omettre, dans ce bref historique, les aspects culturels du mouvement et le rôle qu’y jouent des Suisses. Le congrès de La Haye ayant préconisé la création d’un Centre européen de la culture, celui-ci s’organise à Genève et convoque aussitôt une grande conférence qui se tient à Lausanne en décembre 1949. De cette conférence et de l’action du CEC vont naître successivement : le Laboratoire européen de recherches nucléaires (CERN) à Genève, la Fondation européenne de la culture, à Genève également (aujourd’hui à Amsterdam), et une série d’initiatives groupant des instituts universitaires, des festivals de musique, des éditeurs, des éducateurs, des historiens, des spécialistes des cultures d’outre-mer, etc. La première chaire européenne est créée en 1957 par l’Université de Lausanne. Une nouvelle conférence européenne de la culture, sur le thème « L’Europe et le Monde » se tient à Bâle en 1964, sous le haut patronage du Conseil fédéral.
Ainsi l’idée européenne semble avoir trouvé son climat autant que son modèle en Suisse. Rousseau, Vattel, Constant, Müller, mais aussi Jacob Burckhardt, Robert de Traz auteur de L’Esprit de Genève et Gonzague de Reynold auteur de Formation de l’Europe méritent une place de choix dans toute anthologie de l’idée européenne135. C’est en Suisse que Mazzini publie en [p. 286] 1836 le manifeste et les journaux de la Jeune Europe. C’est en Suisse que le fondateur du Mouvement paneuropéen, le comte Coudenhove-Kalergi, établit son quartier général. C’est en Suisse que Churchill choisit de parler de l’Europe, et que la même année, 1946, les premières Rencontres internationales de Genève prennent pour thème « L’Esprit européen ». Et j’ai marqué la filiation — trop mal connue — qui va de Hertenstein au congrès de Montreux, du congrès de Montreux à celui de La Haye, puis au Conseil de l’Europe à Strasbourg, d’où l’on débouche sur l’ensemble complexe, en plein mouvement, du grand projet européen.
Mais tout cela, c’est la Suisse idéale, réputée « microcosme de l’Europe », et ce sont quelques Suisses entreprenants qui l’ont permis. Qu’a fait, pendant ce même temps, la Suisse légale ? Et que pensaient les Suisses moyens ?