Portrait du Suisse moyen
Eh bien, depuis que j’écrivais ces pages (en 1946, je crois) ce sont les secondes qui ont triomphé : elles sont devenues les premières, chassant mes rêves, tandis que les troisièmes étaient promues aux banquettes de cuir ou de reps. Il n’y a plus que [p. 181] deux classes en Suisse, celle des riches et celle des moins riches. On a supprimé celle des pauvres. Comme dans les autres trains de l’Europe ? me dira-t-on. Mais ici, cela traduit la réalité sociale. Non seulement parce que la misère est en principe éliminée, mais parce que les Suisses sont plus réellement moyens que « l’homme moyen » des autres peuples, support ou résultat fictif des statistiques.
Voilà qui surprendra, s’agissant d’un pays exceptionnellement composite : vingt-cinq États distincts (quoique sans frontières sensibles), quatre langues, deux confessions majeures et trente-six sectes, je ne sais combien de races variablement mêlées et de dialectes jalousement cultivés — et cela fait beaucoup de combinaisons possibles. (J’en ai dénombré cinquante-deux actuellement existantes.) Que deviennent nos fameuses diversités dans cette moyenne qui semble les nier ? Réponse : cette moyenne n’est pas née de la fusion des diversités, encore moins de leur mélange dans chaque individu, mais de leur libre multiplicité, distribuée sur tout le territoire, et d’une même attitude d’intime approbation à l’égard d’un régime qui permet à chacun de rester soi-même où qu’il vive, à droits égaux mais à charge de respect pour les coutumes locales et leurs compartiments. La moyenne suisse est l’expression d’un contentement presque unanime, d’une longue absence de conflits dramatiques et de la prospérité qui en a pu résulter. Pas de moyenne réelle dans les pays où une faction, une Église, une classe a tenté d’imposer ses règles, provoquant la violence et fixant pour longtemps d’irréductibles discordances et des disparités extrêmes dans les manières de vivre, de croire et de juger. La liberté de rester divers rapproche, les décrets d’uniformité divisent. On parle toujours de la Suisse comme d’une nation « une et diverse ». Il faut voir qu’elle est une parce qu’elle est diverse. Le goût du juste milieu, le sens du compromis, l’attrait de la moyenne et son revers qui est la peur de différer, le conformisme, sont les vertus et les défauts typiques qu’appelle la tolérance fédéraliste.
[p. 182] Enquêtes sociologiques, études d’opinion et analyse des votations se recoupent d’une manière remarquable, et toutes nous donnent du Suisse moyen un portrait statistique qui ressemble à s’y méprendre aux Suisses parmi lesquels je vis, que je vois dans la rue, que j’entends dans les trains, avec lesquels j’ai fait mon service militaire ou que je rencontre à l’étranger, livrés aux joies inépuisables de la comparaison des niveaux de vie.
Ce sont des réalistes sans cynisme. Ils acceptent leur condition, parce qu’ils en connaissent bien les données de faits et les impératifs concrets, et qu’ils la jugent au surplus satisfaisante. Une enquête conduite par l’institut Gallup pendant l’été de 1963, dans six pays d’Europe et aux États-Unis, montre qu’ils sont « en tête des gens heureux », comme l’écrit un journal français. Alors que 48 % seulement des Français se disent contents de leur niveau de vie, tandis que 38 % s’en plaignent et que 14 % n’en pensent rien, une majorité écrasante de 88 % des Suisses trouvent que cela va très bien ainsi.
Mais il y a mieux. À la question posée par un autre institut de sondage de l’opinion publique : « D’une manière générale, diriez-vous que vous êtes très heureux, plutôt heureux, pas très heureux ? » 42 % répondent très heureux, 51 % plutôt heureux, et 6 % seulement, pas très heureux. (Reste 1 % pour les désespérés ou ceux que la question laisse froids.)
Ce n’est pas que tout soit parfait dans la meilleure des Suisses possibles, mais le monde a changé, et l’on s’adapte à ses changements, loin de s’accrocher aux recettes du passé (sauf en politique étrangère) ou de se battre pour une utopie. Rien de moins révolutionnaire, mais rien non plus de moins réactionnaire que le Suisse moyen. Réformiste conservateur, il évolue avec ténacité vers des formes d’organisation de l’économie et de la distribution des revenus que les socialistes d’antan revendiquaient sans trop oser y croire, et que les patrons modernes négocient posément avec des chefs syndicalistes très avertis des conditions de la productivité.
[p. 183] Le fonds commun sur lequel peuvent compter syndicalistes, patrons et gouvernants, c’est le goût du travail dont on a pu écrire qu’il est « le mode existentiel des Suisses », la base de leurs rapports sociaux et souvent le sens même de leur vie. Dans le canton de Neuchâtel de mon enfance, combien de fois n’ai-je pas lu cette devise gravée sur une pierre tombale ou imprimée au bas d’un faire-part de décès, en lieu et place de l’habituel verset biblique : « Le travail fut sa vie. » C’est aussi « leur seul mode de promotion », dit-on80, et sans doute en va-t-il vraiment ainsi pour l’immense majorité. La coutume patricienne n’a guère laissé de traces que dans quelques banques privées ; le parti radical a perdu la puissance qu’il exerçait jusqu’aux débuts de ce siècle sur les nominations dans la fonction publique, et nul autre parti ne l’a remplacé ; peu ou point de grandes fortunes fondées sur un coup de chance ; et les fils à papa ne se contentent pas de poser comme ailleurs aux progressistes, mais travaillent dur et passent inaperçus.
Cette prédominance du travail sur toute autre valeur ou passion se marque par une grande stabilité professionnelle. Le Suisse s’expatrie facilement81 et passe sans nulle difficulté d’une commune ou d’un canton à l’autre, mais reste en général fidèle à son métier. Dire d’un homme qu’il a fait beaucoup de métiers est un éloge banal en Amérique (où versatile veut dire habile, doué de nombreux talents, polyvalent) mais n’éveille guère en Suisse que de sérieux soupçons sur la valeur morale du personnage.
Les loisirs eux-mêmes sont marqués par l’esprit d’efficacité qui fait du Suisse un type extrême d’Occidental. « Toutes les activités culturelles du Suisse, très importantes, participent en une certaine manière du travail », observe encore l’enquête déjà citée. Lire, aller au théâtre, écouter des conférences est un devoir avant d’être un plaisir : devoir envers soi-même, car [p. 184] « il faut se cultiver », comme il faut se maintenir en forme en faisant du ski ou de la gymnastique. Le plaisir pur, la gratuité ne s’avouent guère, se cherchent des prétextes et en trouvent d’excellents, mais il n’y a plus de gratuité. Dans L’Annuaire statistique de la Suisse, publication très officielle, sous la rubrique « Budget de ménages », je trouve ce poste : « Instruction, distraction ». C’est « Culture et loisirs » en France, la nuance est significative.
Quant au goût de la simplicité, affiché jusqu’à la manie ou parfois au défi, il caractérisait les Suisses bien avant l’ère industrielle utilitaire, et même bien avant la Réforme, mais il est en symbiose avec elles, et s’en nourrit autant qu’il explique leur succès dans la majorité de nos cantons. « Simplifions », « C’est plus simple ainsi », « Rassurez-vous, ce sera très simple » sont des mots de passe de la vie quotidienne du bourgeois et surtout de son épouse. Tout ce qui est compliqué est vaguement immoral : l’art baroque en particulier, dont tant de chefs-d’œuvre pourtant, comme l’immense abbaye princière d’Einsiedeln, la cathédrale de Saint-Gall et les églises de la campagne lucernoise, Beromünster, Ettiswill ou Sursee, font une des gloires de ce pays. C’est la Suisse primitive qui a produit tout cela, pendant l’époque patricienne, très mal vue. La Suisse moderne, puritaine et technique, ennemie de la dépense autant que de l’apparat, et même des majuscules typographiques (voir l’école graphique de Zurich), se sent complètement dépaysée dans ces sanctuaires où l’or est gaspillé sur des stucs boursouflés et qui manquent de sérieux…
Et cela conduit à poser la question des critères moraux du Suisse moyen. Sont-ils encore ceux de sa religion, ou déjà ceux de l’utilitarisme que certains jugent inhérent à la nouvelle civilisation de l’Occident — celle que le monde entier lui attribue désormais, lui reproche vertueusement et s’empresse d’imiter ?
La tournure d’esprit sociologique du xxe siècle multiplie les questions de ce genre. Il est peut-être encore plus difficile d’y répondre dans le cas de la Suisse que dans celui des États-Unis [p. 185] par exemple82. Car la Suisse reste tributaire dans son ensemble d’une certaine éthique protestante, qui ne sépare point la vertu de l’effort ni la valeur d’une action du mérite moral de son auteur. D’où il résulte, par exemple, que le goût du travail correspond chez le Suisse moyen à une exigence morale plutôt qu’au seul désir de gagner davantage. La paresse est une déficience, et non le signe éventuel d’une sagesse libérée des contingences. Je ne connais pas d’autre pays où l’on pourrait poser au citoyen moyen cette question qui figure dans l’enquête intitulée Un jour en Suisse : « Estimez-vous qu’on peut être un bon Suisse et se lever à 9 heures ? » À l’origine du devoir et du goût de se lever tôt pour travailler, il y a la Bible autant que la coutume paysanne et bien plus que l’utilitarisme. Il y a d’abord la bonne conscience, bien plus que le sens du rendement objectif : car, ainsi que l’a bien dit une mauvaise langue, le Suisse se lève tôt, mais il se réveille tard.
Mais qu’en est-il d’autres domaines critiques de l’existence morale en Occident : la sexualité, le mariage ?
Les anciens Suisses, au temps des Ligues, n’étaient pas moins connus pour la licence de leurs mœurs que pour l’austérité patriarcale de leurs principes. Les chroniques illustrées d’Urs Graf, les descriptions des bains de Bade, « jardin de volupté de l’Europe », les récits de Casanova, les lettres de Rousseau, et plus tard les indignations de Jeremias Gotthelf contre les mœurs des paysans bernois (qui loin d’exiger d’une jeune fille la preuve de sa virginité attendaient au contraire, pour l’épouser, la preuve qu’elle pouvait être mère), cent témoignages concordants décrivent une Suisse gaillarde, rustique et soldatesque, qui préfère la virtù à la vertu.
Le réveil religieux succédant au piétisme, l’avènement de la bourgeoisie et l’école ont changé tout cela. Comme partout en Europe, pendant le xixe siècle, la notion de péché s’est vue assimilée avant tout à celle de luxure, ou, pour rester conforme [p. 186] au langage des pasteurs, à l’« impureté », péril majeur pour l’âme et parfois pour le corps. Cette préoccupation quelque peu obsédante assombrit la prédication pendant un siècle. Il est d’autant plus remarquable que le Suisse moyen formé à cette école ne soit pas devenu le révolté qu’on serait tenté d’imaginer, et que les Églises soient aujourd’hui plus vivantes qu’hier. Les nouvelles générations me paraissent tranquillement libérées de la hantise du « péché », et les pasteurs actuels aussi.
D’où l’on pourrait déduire d’une part que les exigences de la chair étaient bien fortes en ce pays pour que la religion dût consacrer tant d’efforts à les refréner ; d’autre part, que la religion devait exercer un empire bien puissant pour que ses disciplines et jugements fussent acceptés aussi communément et sans plus de rébellion que de désaffection. D’autres indices viennent-ils corroborer cette conclusion ? Nous en trouverons sans doute dans les enquêtes en cours sur le régime de la censure et l’état du mariage en Suisse.
La censure des publications n’est officiellement exercée qu’aux frontières du pays. La pudeur de la jeunesse suisse est ainsi protégée par les douaniers, fonctionnaires subalternes et militarisés. Quels peuvent bien être leurs critères du moral et de l’immoral ? Je n’en ai découvert qu’un seul : « La discipline, un point c’est tout ! », me criait hier encore un de ces « gardiens du seuil », parce que j’avais dévié de quelques centimètres hors de la file des voitures qu’il lui avait plu d’organiser devant le poste — souvenir de l’école enfantine où il alignait des bâtonnets pendant des heures et il fallait surtout que rien ne dépasse. Ce qui dépasse aux yeux de la censure, ce sont les œuvres mises à l’index par le ministère public fédéral, et dont chaque employé des douanes est censé connaître la liste (Sade, Henry Miller, etc.) Or, les critères d’un tel office ne sauraient être, évidemment, que ceux de la banalité morale la plus plate et la plus résiduelle. On interdit l’entrée de tout écrit, de toute image ou œuvre d’art « où un particulier non averti ne [p. 187] chercherait qu’une excitation pour les sens »83. Faut-il penser que les Suisses bénéficient vraiment d’une sensualité si violente qu’un rien, la moindre négligence risquerait de la porter aux pires excès ? Comme la censure des films (cantonale ou locale), ces mesures restrictives ne provoquent plus ni sursauts de révolte ni farouches approbations ; on les considère pour ce qu’elles sont : résidus de préjugés sociaux ou religieux qui n’ont plus beaucoup d’importance, la jeunesse étant suffisamment avertie pour excuser, voire pour « comprendre » ce genre de routines officielles que les vieux se croient obligés de cultiver, mais cela changera bientôt, « on n’arrête pas le progrès… »
Quant aux conceptions du mariage, quel est le sens général de leur évolution ? Autrefois, on se mariait dans la tribu : la commune, le milieu, « nos familles », et très rarement hors du canton, et dans ce cas plutôt hors de Suisse84. L’humoriste George Mikes affirme qu’un habitant de l’Obwald lui a dit : « Je préférerais donner ma fille à un homme de Winterthour plutôt qu’à quelqu’un du Nidwald » (demi-canton voisin). En revanche, raconte-t-il : « J’ai connu une dame de Schaffhouse dont le fils avait épousé une jeune fille de la ville de Winterthour, distante d’une vingtaine de kilomètres. Elle en avait le cœur brisé, bien entendu, et m’expliqua en grande confidence qu’elle faisait de grands efforts pour traiter sa bru “comme si elle était l’une des nôtres”, tout en sachant fort bien que “ces mariages mixtes ne réussissent jamais”. Elle voyait dans son attitude un exemple miraculeux de sacrifice personnel et une manifestation presque surhumaine de contrôle de soi »85. Tout cela appartient au passé, mais les statistiques récentes [p. 188] sembleraient donner raison à cette dame : la Suisse tient l’un des premiers rangs (derrière les États-Unis, le Danemark, la Suède et l’Autriche) pour la proportion des divorces, depuis que la mobilité de sa population d’un canton à l’autre a entraîné un accroissement correspondant des mariages intercantonaux et interconfessionnels : « Ces mariages mixtes !… » En réalité, le divorce s’explique surtout par d’autres causes. Il n’est pas le signe d’un quelconque « relâchement moral » (comparé à la Suisse patriarcale), mais au contraire, dirais-je, d’une exigence accrue à l’égard du mariage, de ce qu’il peut représenter pour le développement personnel de chacun des conjoints et pour leur intégration en tant que couple dans la vie sociale86.
Au total, il ne semble pas que « l’immoralité » progresse notablement dans les cantons, comme elle le fait dans les trop vastes sociétés mal structurées ou les grands ensembles urbains. Ce n’est pas l’anarchie des mœurs qui menace la Suisse, c’est plutôt une espèce particulière de conformisme raisonné, adopté après mûr examen, et surtout : moralement assumé. Le niveau de vie, une fois qu’il est bien assuré, c’est la vie elle-même qui devient le danger, ses surprises que le poste « divers et imprévu » au budget de la petite famille ne suffira pas à couvrir, peut-être. Et certaines questions qu’on se pose sur le sens final de tout cela…
Ce portrait, garanti conforme aux mensurations scientifiques comme à l’expérience quotidienne, montre les Suisses tels qu’ils sont et se veulent. Ceux qui refuseront de s’y reconnaître ne seront sans doute pas les derniers à y reconnaître leurs voisins.
C’est un portrait, ce n’est pas un éloge, ni une critique. Dire que le Suisse moyen est sérieux mais heureux (j’ajoute qu’il rit beaucoup et facilement), qu’il est réaliste sans cynisme, qu’il accepte sa condition comme il approuve son régime politique et [p. 189] acclame son niveau de vie neuf fois sur dix, qu’il n’est pas révolutionnaire mais résolument réformiste, et qu’il n’aime pas les jeux d’idées ni la spéculation dans aucun ordre, enfin que le travail est sa vie, est-ce le vanter ou le dénigrer ? Il est clair que c’est l’un et l’autre, selon le signe dont on affecte les notions de révolte ou d’intégration sociale, de contestation ou de coopération, de gratuité ou d’efficacité, etc., et selon qu’on préfère ceux qui s’engagent dans les guerres d’idéologies à ceux qui signent des contrats de « paix du travail ». (Il n’est pas interdit de se former des jugements plus nuancés ou dialectiques.)
Mais quoi qu’on pense de ce portrait du Suisse moyen, ce n’est pas encore un portrait de la Suisse. L’enquête la plus intelligente et la statistique la plus fine peuvent montrer les traits acquis de la physionomie d’un peuple, mais non les forces qui l’ont configurée. Un Mozart, un Descartes, un Kipling n’auraient jamais été décelés par quelque sondage d’opinion sur les « attitudes culturelles » de l’Autrichien, du Français ou de l’Anglais, et ce sont de tels hommes qui donnent à un pays son visage, bientôt « traditionnel ». On répète qu’ils expriment l’âme de leur patrie, mais on oublie qu’ils l’ont créée d’abord (bien que dans un langage donné, qui existait avant eux, qu’ils renouvellent seulement). Il y a dans une patrie, dans une nation, dans une communauté humaine bien plus de choses que nos instruments d’analyse des consciences actuelles n’en peuvent compter et indexer : il y a des forces et des réalités longuement agissantes et soudain décisives, que l’homme moyen ne peut pas exprimer bien qu’il en vive, — ou faut-il dire précisément parce qu’il en vit ? Et ce sont des hommes d’exception qui les révèlent dans leurs œuvres, même s’ils croyaient y exprimer tout autre chose, ou peut-être précisément parce que ces forces et ces réalités étaient pour eux problèmes, contestation, conceptions idéales ou nostalgies.
Laissant le Suisse moyen à son contentement — nous le retrouverons un peu plus tard — voyons maintenant les Suisses exceptionnels.