Motifs de la réserve suisse

Des lendemains de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux environs de 1960, il faut reconnaître que nos autorités et notre presse ont été dans l’ensemble pour le moins réservées, et que notre peuple l’est sans doute plus encore, s’agissant du projet européen. Le scepticisme dominait, et comme on tient pour réaliste, en politique, les partis pris de la majorité et ses routines, le projet d’union de l’Europe passait généralement pour chimérique. « Fumeux idéalisme ! Subversion de nos vieilles coutumes ! Temps perdu ! Ça ne se fera jamais ! » Je me souviens d’un débat devant le micro, en février 1953, au cours duquel l’un de nos plus célèbres professeurs de sciences politiques déclara au sujet du pool charbon-acier, comme on appelait à l’époque la CECA : 1° que ce pool n’était pas réalisable, et 2° qu’il serait néfaste pour la Suisse, à cause de ses incidences sur nos transports. Trois jours plus tard, le premier train de charbon [p. 287] libre de droits de douane, traversait la frontière franco-allemande. Bien d’autres faits, non moins patents, devaient réduire l’une après l’autre les objections du scepticisme invétéré (ou faut-il dire traditionnel ?) qui tendait à paralyser non seulement toute initiative de la Suisse, mais aussi l’imagination et la faculté de prévision de ceux qui faisaient notre opinion. L’union de l’Europe s’avérait bel et bien réalisable, puisqu’elle devenait réalité, mais elle nous prenait par surprise, et chaque démarche de nos gouvernants pour rejoindre l’histoire en train de se faire, semblait prématurée aux yeux de nos sages et de nos experts, quoique trop tardive aux yeux du reste de l’Europe. Notre entrée à l’OECE fut accueillie avec méfiance par la presse moyenne de la Suisse allemande : elle relevait en effet des affaires étrangères, plutôt mal vues à cause de l’adjectif. Notre demande d’association au Marché commun prit pour certains une allure de Canossa sans agenouillement, donc sans pardon. Et notre arrivée tardive au Conseil de l’Europe n’a jamais été justifiée, — comme disaient mes instituteurs.

Qu’en est-il de la seconde objection que je citais : « Si cela se fait, par impossible, ce sera néfaste pour la Suisse » ?

Quatre groupes d’arguments sont invoqués par les partisans de l’abstention. Je vais les résumer et y répondre.

Arguments politiques : La neutralité intégrale reste la base de notre indépendance et « l’étoile fixe sur laquelle se règle la politique étrangère de la Confédération »136. Adhérer à l’union européenne serait contraire à cette neutralité. La Suisse recevrait des ordres d’un pouvoir extérieur, et c’en serait fait du rôle particulier qu’elle se réserve d’invoquer plus souvent encore que d’autres nations, au nom de son action philanthropique (Croix-Rouge), ou diplomatique (représentation des intérêts d’autres pays en conflit, bons offices lors de la guerre d’Algérie, [p. 288] permettant les accords d’Évian). Il n’est donc pas question que la Suisse prenne la moindre initiative visant à l’union européenne au plan politique. Elle ne pourrait qu’y perdre son prestige international, et cette réserve originale qui fait qu’on la distingue encore parmi les 127 nations du monde actuel.

Réponse : la neutralité suisse a été garantie « dans les intérêts de l’Europe entière ». Or c’est l’union qui est aujourd’hui dans l’intérêt de tous les peuples de l’Europe. Si la neutralité fait obstacle à l’union, il faut en réviser les termes, comme les Suisses l’ont fait maintes fois, depuis qu’au xvie siècle les circonstances politiques intérieures les ont contraints à se retirer du jeu des puissances militaires. Autrement, ils courraient le risque de trahir leur mission spéciale, opposant leur statut particulier à ses considérants européens, c’est-à-dire le moyen à sa fin. Comme l’auraient fait les Waldstätten s’ils avaient décidé d’interdire à tout le monde l’accès au col du Saint-Gothard sous prétexte qu’ils étaient chargés de le garder. La neutralité suisse n’est pas un dogme. Elle n’a jamais été qu’un moyen politique mis au service de notre indépendance ; elle n’est pas affirmée par la Constitution ; « elle ne fait pas partie de l’essence de la Confédération. »137 Pendant les seize années où il conduisit notre politique étrangère, dès 1945, M. Max Petitpierre eut pour devise : neutralité et solidarité. Vient un jour où il faut décider dans quelle mesure on peut limiter le second terme au nom du premier. Adhérer au Marché commun économique en refusant son « prolongement politique » — pour rester neutres à tout prix, serait « illusoire »138. « La situation internationale actuelle, économique, politique et militaire a, en fait, complètement transformé le sens, la portée et la réalité de [p. 289] notre neutralité. »139 Cette dernière est devenue en partie factice. La Suisse doit donc tendre à participer « sans réserve et de plein droit » à l’édification de l’Europe unie. Sinon, l’Europe qui se fera sans elle, risque bien de se faire contre elle, — c’est-à-dire contre son essence fédéraliste ; mais nous aurons perdu le droit auquel beaucoup d’entre nous tiennent le plus : le droit de nous plaindre.

À quoi l’on pourrait ajouter : 1° que s’il est vrai que notre neutralité a permis les interventions de la Croix-Rouge lors des conflits européens et celles de la diplomatie suisse lors de la guerre d’Algérie, l’existence d’une Europe unie serait peut-être capable de prévenir ces crises, et à coup sûr diminuerait très fortement les chances de leur retour à l’avenir ; 2° que la neutralité suisse, en s’absolutisant jusqu’à devenir tabou — traître est celui qui ose la discuter — a changé de nature et de finalité. Sortie de l’Histoire, en quelque sorte, elle n’est plus du tout celle que les Puissances garantirent en 1815, elle a perdu ses bases contractuelles. Déclarer, par exemple, que la Suisse se devrait de rester neutre, même en cas de conflit entre l’Europe d’une part, et l’URSS de l’autre (ou bien la Chine), c’est opérer un coup d’État contre notre présent statut de neutralité, et c’est absurde : car la Suisse fait partie de l’Europe, qu’elle le veuille ou non ; et rester neutre entre l’Europe et ses ennemis, ce serait vouloir rester neutre entre nos ennemis et nous-mêmes. Neutres entre le pompier et l’incendie, entre le microbe et la maladie ! On ne voit guère quelles considérations philanthropiques pourraient être opposées sincèrement à cette thèse de simple bon sens.

Arguments constitutionnels : Si la Suisse adhérait à une union supranationale, le pouvoir fédéral serait amené à promulguer des décisions qui sont actuellement du ressort des cantons. Le droit d’établissement, la législation du travail, le régime fiscal, [p. 290] pour ne citer que ces exemples, devraient être uniformisés selon des directives européennes. Ce serait contraire à la Constitution, et ce serait même la fin de notre fédéralisme, n’hésitent pas à déclarer de nombreux politiciens et journalistes.

Réponse : Le professeur Paul Guggenheim a démontré d’une manière magistrale que l’adhésion de la Suisse à une Europe unie, et d’abord au Marché commun, n’entraînerait aucune violation de la Constitution actuelle. Si, dit-il, la Suisse se refuse à entrer sans réserve dans le Marché commun, elle ne saurait justifier ce refus par des motifs juridiques et des prétextes tirés de la démocratie directe, mais uniquement par des motifs politiques, qu’elle reste libre d’avancer140. Et ceci nous renvoie au groupe d’arguments précédent.

Arguments économiques : La Suisse a très bien réussi jusqu’ici, sans subordonner son économie à celle d’un groupe de nations européennes. Elle tient à garder libres ses échanges avec le monde au-delà de l’Europe. En s’associant au Marché commun, par exemple, elle perdrait de nombreux avantages, bancaires notamment, et son agriculture serait gravement menacée. L’adhésion au Marché commun ne serait donc pas payante.

Réponse : La Suisse est située au cœur du Marché commun. Ce n’est évidemment pas avec le reste du monde (sans cesse invoqué par les abstentionnistes) qu’elle commerce le plus, mais avec les Six. Les chiffres globaux sont connus. En mai 1963, par exemple, nos importations provenaient pour 65,3 % des Six, pour 13,4 % des Sept, pour 21,3 % du reste du monde. De nos exportations, 2/3 allaient à l’Europe. Il est vrai que durant ce mois-là notre balance commerciale restait déficitaire avec l’Europe (de 447 millions) tandis qu’elle était bénéficitaire (de 51 millions) avec l’outre-mer. Mais il faut avouer que de tels [p. 291] chiffres ne suffisent pas à justifier notre refus de participer au Marché commun, ni d’ailleurs notre participation à l’AELE. La Suisse est si peu indépendante de l’Europe que l’immigration de main-d’œuvre européenne nécessaire à l’expansion de notre économie a dû passer de 90 000 personnes en 1950 à 800 000 en 1964. Que peuvent bien signifier dans une telle conjoncture, les rêveries d’experts fédéraux qui, sans oser prôner une autarcie plus impossible encore chez nous qu’ailleurs, n’en affirment pas moins que, s’il le faut un jour, la Suisse fara da se et saura bien se défendre ? Nous ne sommes plus au défilé de Morgarten. Ce n’est pas avec des longues piques, des crampons de fer aux pieds et une résolution farouche, que nous pourrons faire face à une Europe unie — j’entends unie sans nous et malgré nous.

Arguments traditionalistes : Des représentants de l’industrie, et quelquefois de la culture, croient distinguer dans les projets d’Europe unie une « politique d’unification qui vise à mêler les peuples d’Europe pour éliminer peu à peu les caractéristiques nationales et les remplacer par un sentiment européen », ainsi que le déclarait le 3 mai 1962 M. Homberger, directeur de l’Union suisse pour l’industrie et le commerce (dite Vorort).

Réponse : Il est clair qu’une Europe « une et indivisible » serait une catastrophe pour la Suisse. Mais personne ne la préconise en réalité. Il est clair en revanche qu’une Europe fédérée, respectueuse de ses diversités comme nous des nôtres, s’accorderait avec la vocation traditionnelle de la Suisse. Mais se fera-t-elle ? Voilà qui dépend de nous aussi. C’est à nous de faire valoir dans les conseils qui élaborent l’Europe future les avantages de la formule fédéraliste. Prétendre en conserver les bénéfices pour nous seuls serait le plus sûr moyen de les perdre.

Il n’est pas vrai, d’ailleurs, que l’union de l’Europe menace d’effacer nos caractéristiques nationales. L’union de la Suisse, [p. 292] depuis 1848, n’a pas effacé nos caractéristiques cantonales. Et il est pour le moins bizarre qu’un porte-parole des industriels suisses accuse « la politique d’unification » de vouloir « mêler les peuples d’Europe ». Je rappelais tout à l’heure l’afflux des travailleurs étrangers en Suisse : ce n’est pas le Marché commun qui les amène, c’est l’expansion de l’industrie suisse, aux destinées de laquelle l’auteur de la déclaration que j’ai citée n’est pas tout à fait étranger. S’il croit vraiment que le mélange des peuples est un danger majeur pour son pays, il n’a pas le droit d’en conclure qu’il faut refuser de rejoindre le Marché commun, mais il a le devoir de freiner l’expansion de l’industrie suisse, cause directe du « mal » en question, si c’en est un.

Mais il y a plus. Les traits typiques de ce pays ont changé avec les époques, et surtout par l’effet de la technique, laquelle n’a pas été créée par le mouvement d’union européenne. De nos jours encore, à l’étranger, le nom de la Suisse évoque des vaches et des vachers, des fromages, des yodleurs et de gras pâturages. En fait, cette « caractéristique nationale » n’en est plus une depuis longtemps. Vers 1900 déjà, les Suisses vivant de l’agriculture ne représentaient plus qu’un tiers de la population totale. En 1969, c’est 7 %. On peut le déplorer, non le nier. On peut redouter que le contact vivant avec les traditions de l’ancienne Suisse, déjà rendu bien rare et difficile pour les habitants de nos grandes villes, soit définitivement interrompu pour ceux de la Mégalopolis qui menace de couvrir le Plateau, de Genève à Romanshorn, avant la fin du siècle, quand la population aura doublé. Mais que la Suisse entre ou non dans le Marché commun n’y changera rien. (À moins que notre isolement n’entraîne un retour à la misère naturelle du pays ?) Bref, ce n’est pas la Suisse de Morgarten, de Marignan, ou du xviiie siècle, ni même celle de 1848 qu’il s’agit de sauver aujourd’hui, mais bien la Suisse réelle du xxe siècle. Refuser de coopérer à l’édification de l’Europe unie, sous prétexte de sauvegarder des caractéristiques déjà perdues, déjà effacées par d’autres facteurs, c’est probablement refuser, au [p. 293] nom d’un mythe passéiste, le seul moyen de sauver la Suisse réelle. Ou c’est courir à l’aventure certaine, au nom d’une prudence aveugle, et sous le prétexte d’une indépendance dont notre peuple n’est pas disposé plus qu’un autre à payer le prix exorbitant.