« Ce petit peuple égalitaire… »
Les hommes des premières Ligues, leurs descendants et leurs alliés qui allaient former la Confédération des treize cantons, s’unirent bel et bien pour défendre leurs libertés traditionnelles, mais c’étaient autant de « privilèges ».
Le trait le plus démocratique au sens moderne que l’on relève dans leur conduite et dans leurs pactes, c’est l’esprit des communes médiévales. Esprit corporatif mais non collectiviste, esprit de la cité grecque mais re-tribalisée par l’Allmend, [p. 64] propriété coopérative. Et la structure sociale n’a rien d’égalitaire. S’il est vrai que les trois classes participent à la Landsgemeinde, chacune garde ses droits et allégeances.
C’est à l’instinct républicain et collégial (c’est-à-dire antimonarchique, antiunitaire, antidictatorial) des anciens Suisses, que l’on pourrait à la rigueur faire remonter l’égalitarisme actuel, qui en est peut-être la dégradation inévitable au sein d’une société moins structurée.
Dans une commune et plus encore dans une fédération de communes, ce que l’on redoute avant tout, c’est le pouvoir excessif d’un des membres, État, corporation, famille ou individu.
On veut bien que les barons d’Attinghausen jouent un rôle décisif dans la défense d’Uri contre les prétentions des Habsbourg. Mais dès qu’ils prennent trop d’importance dans la communauté et s’en distinguent par une fortune trop voyante, on met le feu à leurs châteaux, la dynastie virtuelle est écrasée.
Toutes les têtes qui se sont élevées un peu trop haut, chez les confédérés, ont été bientôt abattues : Waldmann, Zwingli, Schiner, Jenatsch, cent autres moins fameux mais dont l’autorité n’en fut pas moins brutalement rabaissée, pour avoir été plus sensible dans leur petite communauté. Certes, Calvin a pu dominer Genève — non sans provoquer des révoltes —, mais il était Français, chef d’Église en Europe, et Genève en ce temps n’était pas encore suisse.
Ainsi tout au long de notre histoire joue ce réflexe qui est l’une des composantes essentielles d’une structure fédéraliste, et cette méfiance qui ne pardonne pas à l’endroit des familles ou des hommes qui n’ont pas su dissimuler leurs ambitions ou simplement qui se « distinguent ». Cela dit, la vie de la cité ne va pas sans gouvernement. Mais la passion de l’égalité interdisant que l’on obéisse à un égal qui prétendrait donner les ordres, exige en fait des supérieurs incontestés — désignés par les astres, nés dans une certaine caste, ou tenant leur pouvoir d’un verdict absolu, devant lequel l’individu s’incline sans [p. 65] discussion. (C’était jadis le droit divin des rois, c’est aujourd’hui le suffrage universel.) Le phénomène est bien connu des ethnographes, qui l’étudient de préférence dans les îles de l’Océanie. Au Moyen Âge, il a donné naissance à la noblesse, et plus tard à cette caste patricienne qui allait gouverner nos cantons jusqu’aux débuts du siècle dernier.
On a vu le rôle historique des dynasties féodales avant le Pacte. Ces grandes familles sont toutes éteintes, sauf une, qui a compris, dès avant Morgarten, que la Suisse n’offrait pas un théâtre idéal pour ses talents : il lui fallait l’Empire, et elle l’a eu. Et très peu de noms de moindres dynastes de cette époque subsistent encore parmi nous. Quelles sont alors les origines de la noblesse qui gouverna la plupart des cantons durant la période patricienne, du xve au xixe siècle ? Je n’ai pas trouvé d’études bien valables ou d’ensemble permettant de répondre à cette question, curieusement négligée jusqu’ici. Quelques « prises » dans la petite histoire de nos villes et de nos cantons permettront tout au moins de se former une idée de la variété des origines, des statuts et du rôle historique d’une classe dont beaucoup d’étrangers répètent — comme Keyserling — qu’elle n’existe pas, « qu’il n’y a pas de noblesse en Suisse »…
Il est vrai qu’en un certain sens il n’y a pas de noblesse « suisse », créée ou confirmée par un souverain autochtone. Faute d’un tel souverain, tous les titres portés par des familles actuellement suisses ont été conférés par des princes étrangers, surtout français, allemands et autrichiens. Mais, contrairement à la croyance devenue courante, les titres ne font pas la noblesse, loin de là. Jusqu’au milieu du xive siècle24, ils étaient le nom d’une fonction, puis d’un fief. Sous les royautés absolues, ils ne seront plus guère que des distinctions distribuées à la manière des croix et rubans de nos jours ; et l’on se contentera, en [p. 66] général, de les ajouter simplement au patronyme de la famille. C’est ainsi que la grande majorité des titres de barons, comtes et marquis qu’on trouve en Suisse proviennent du service étranger : c’est dire qu’ils furent donnés à des officiers déjà nobles, ou en tout cas, appartenant à des familles aptes à gouverner dans leur canton, car celles-là seules pouvaient lever des régiments.
Dans l’Annuaire généalogique des familles suisses dites « qualifiées », c’est la date d’entrée au Petit Conseil (ou Sénat) d’une ville ou d’un canton que l’on indique d’abord, en tête de chaque notice, marquant ainsi que l’aristocratie dont il s’agit est avant tout un patriciat, qu’elle est donc définie par le rôle effectif qu’une famille a joué dans sa cité. Or, ce rôle fut aussi considérable en Suisse qu’ailleurs, quoique d’une manière souvent très différente : moins de faste et plus de civisme, comme il convient à un pays qui n’a jamais connu de cour, mais en revanche quantité de conseils exerçant le pouvoir réel dans des États de dimensions réduites. Rien de comparable chez nous pour le prestige et la puissance aux Albe, aux Colonna ou aux Montmorency. C’est moyenne et petite noblesse, mais dense et socialement active. (Et de même aujourd’hui, dans un autre ordre, rien de comparable chez nous aux Rothschild, Rockefeller ou Nuffield, mais en revanche un pourcentage de millionnaires supérieur à celui des pays voisins.) Ensuite, ce rôle de la noblesse fut très variable selon les cantons et les villes.
Dans les Grisons, à Schwyz ou en Valais, dès le xive siècle, quelques familles dominent les vallées. Leurs chefs sont ceux de la commune, ils président aux assemblées et aux conseils, commandent les troupes locales et plus tard les régiments qu’ils lèvent pour le service étranger, négocient les traités, voyagent, et reviennent se construire des châteaux.
À Berne, Lucerne, Soleure, Fribourg, quelques anciennes lignées de petits seigneurs des campagnes environnantes s’unissent très tôt aux hommes nouveaux issus de la classe des marchands et artisans, prévôts de corporations à privilèges, et [p. 67] forment avec eux le groupe des familles dites « régnantes » ou « du Petit Conseil ». Cette oligarchie fournit les avoyers (chefs de la république), les hauts magistrats, les bannerets ou capitaines des milices, ainsi que les baillis gouvernant les pays sujets. Dans ces quatre républiques, le gouvernement est donc dès les débuts rigoureusement aristocratique, en ce sens qu’il est l’apanage de plus en plus héréditaire d’un petit nombre de familles, nobles ou non.
Neuchâtel est un cas spécial, à cause des princes. Le château qui domine la petite ville en pierre jaune fut celui des rois de Bourgogne transjurane, au xe siècle, puis des comtes dont les statues ornent encore un cénotaphe, dans la très fine et haute église collégiale. Les Orléans-Longueville qui en furent les souverains dès 1529, s’étant éteints en 1707, quinze prétendants à la succession se présentent. Les Neuchâtelois choisissent celui qui leur paraît le moins dangereux pour leur indépendance, le plus lointain : un Brandebourg, qui vient de fonder le trône de Prusse. Dans le gouvernement curieusement compliqué de ce minuscule pays souverain, le Conseil d’État formait l’exécutif. Ses membres étaient choisis dans une vingtaine de familles presque toutes « reconnues » ou anoblies par les Longueville puis par les rois de Prusse. Ce régime très particulier de monarchie républicaine ne fut renversé qu’en 1848.
À Genève, Zurich et Bâle, anciennes villes libres et impériales, les bourgeois, sous le nom de parti populaire, saisirent très tôt le pouvoir. Mais l’absence de noblesse autochtone, ou son exclusion des conseils, comme à Bâle, n’entraînèrent pas de différences fondamentales entre les formes de gouvernement de ces républiques et celles des villes aristocratiques : mêmes dispositions restrictives pour l’appartenance aux conseils, mêmes discriminations entre les citoyens (capables de faire partie du Sénat ou Petit Conseil), les bourgeois (admis au Grand Conseil) et les simples habitants (sans droits politiques). Dans ces trois villes, d’ailleurs, un patriciat fermé se constitue dès l’époque de la Réforme. Il intègre, à Genève surtout, plusieurs familles de la [p. 68] noblesse italienne ou française devenues protestantes et chassées de leurs pays.
Enfin, dans le pays de Vaud, démembré du royaume de Bourgogne lui aussi, puis domaine des Savoie, finalement assujetti par « Leurs Excellences de Berne », des familles très anciennes conserveront longtemps leurs châteaux forts flanqués de quatre tours, Grandson, Champvent, Vufflens, Lucens, La Sarraz ou Blonay25.
Mais c’est dans les Grisons que l’on peut voir, de la manière la plus frappante et immédiate, à quel point la noblesse a modelé le visage de l’ancienne Suisse, et marqué ses mœurs et coutumes. Lorsque vous remontez en direction des Alpes la route qui longe le lac de Côme et que vous atteignez l’entrée de la petite ville de Chiavenna, tournez à droite : vous aurez devant vous deux parois hautes et sombres que divise une entaille immense, sans bavure, presque verticale. C’est l’une des portes de la Suisse. Par elle ont pénétré les ancêtres des Rhètes, les légions romaines, et les armées du duc de Rohan pendant la guerre de Trente Ans ; par elle aussi les contingents grisons et suisses dévalaient vers la plaine lombarde, au temps où les Ligues s’acharnaient à conquérir la Valteline et à faire les chiens de garde dans tout le Milanais. Passez cette porte redoutable, entre deux rocs, remontez le Val Bregaglia dans les châtaigneraies échevelées, à la verdure dense et luisante. Arrivés à Castasegna, prenez à gauche une petite route qui grimpe par brefs lacets dans la forêt. Tout au haut de la pente paraît un fin clocher ajouré, puis le bord d’un village aux maisons blanches et toits d’ardoises : Soglio, altitude 1090 m. Engagez-vous dans les rues très étroites. Continuez à monter au plus raide, et subitement s’élèvent devant vous les façades blanches des palais. À gauche, un grand rectangle assez sévère, trois étages, double balcon baroque et lourdes armoiries sur le porche [p. 69] encadré de colonnes. En retrait, les écuries aux vantaux cloutés de masques de bronze. À droite, dans l’alignement, deux autres bâtiments de même hauteur. L’ensemble représente une centaine de mètres de façade. Casa Battista, Casa Max, Casa Antonio : était-ce entre gens de la famille qu’on donnait à chacune le prénom du cousin qui l’avait construite, ou plutôt chez les gens du village ? Grande famille et familiarité vont bien ensemble. À l’intérieur, car vous pouvez y entrer — celle de Battista est devenue un hôtel, celle de Max un musée d’art populaire grison — vous serez saisi par l’atmosphère à la fois fastueuse et rude des hautes salles carrées qui occupent le centre de chaque étage et autour desquelles sont disposées les chambres. Escalier aux marches de granit noir. Panoplies d’armes et têtes d’élans, portes sculptées et grands buffets en bois d’arolle clair à gros nœuds sombres, lourdes ferrures, lits à colonnes, plafonds ornés de stucs bleus et blancs. Hauteur, ampleur, simplicité robuste, et quelque chose encore qui devait fasciner l’auteur des Cahiers de Malte Laurids Brigge26. Désormais, dans toutes les vallées grisonnes, de Sils-Maria jusqu’à Coire, vous retrouverez les armes des Salis au fronton de ces amples demeures qui tiennent toujours un peu de la maison forte paysanne, du palais Renaissance et de la folie baroque.
Mais les Salis eurent des rivaux puissants dans les trois Ligues des Grisons. Chaque village de l’Engadine semble être né du groupe des grandes demeures portant les armes d’une même famille et qui entourent la place principale : ainsi Zuoz et Samedan sont dominés par les Planta ; La Punt par les Albertini ; Scanfs par les Perini, les Juvalta ; Zernez de nouveau par les Planta : le chevalier Rodolphe — frère de Pompée qui assassina Jürg Jenatsch et fut assassiné lui-même — y a fait construire une vaste église baroque sur la colline qui surplombe son château. Stucs bleu-vert et blancs couvrant la voûte unique, [p. 70] baptistère de marbre noir et rose tenant la place de l’autel, boiseries sculptées ; et par les hautes fenêtres sans vitraux, on voit des pentes d’herbe rase, des pans de forêts, des rochers sur le ciel.
Ces noms mêmes et l’histoire de ces familles — à la fois patriarcales et cosmopolites — révèlent une convergence rare d’influences italiennes, autrichiennes et françaises, dans un petit pays d’une grande violence de mœurs. Et l’admirable est bien qu’il en soit né un style unique d’architecture, commun aux fermes et aux palais, qui n’a rien de composite et ne ressemble à rien, et qui domine toute l’Engadine27.
Mais une fois sensibilisés par la découverte de Soglio et des Grisons, vous retrouverez des phénomènes analogues dans bien d’autres régions de la Suisse : dans le Valais, tout couvert des demeures des Courten, seigneurs locaux, comtes du Saint-Empire et généraux en France, en Espagne, en Sardaigne ; à Schwyz, où toutes les grandes maisons à toits de fermes ornés de pignons baroques sont à coup sûr celles des comtes de Reding, dynastie de Landamman28 de cette commune d’Empire et chefs du peuple au temps de Morgarten comme au temps de la résistance contre l’occupation française ; en Appenzell enfin, où les cinq grandes maisons bourgeoises des Zellweger forment avec l’église baroque la place somptueuse de Trogen, — petit village au cœur d’un haut pays de collines chauves semées de chalets aux toits pointus, aux fenêtres minuscules en rangs serrés, et dont les paysans trapus se fixent à l’oreille un disque plat de cuivre ou d’or.
Quant à nos villes, toutes leurs plus belles demeures et rues — leurs caractères distinctifs — remontent à la période patricienne. Le xixe siècle « fédéral » n’a produit, en architecture, [p. 71] que d’énormes bâtiments de postes et d’administration, d’un uniforme ennui scolaire. Le Palais fédéral, siège du gouvernement et des Chambres à Berne, symbolise, avec Saint-Moritz, ce que la Suisse des temps modernes a sans doute de plus grave à se faire pardonner dans le domaine de l’esthétique. Et cependant, si l’on compare le régime patricien des Ligues à l’actuel régime démocratique, tout l’avantage moral appartient sans conteste au second. La corruption, la tyrannie mesquine, l’esprit de caste allié à la vénalité des familles dirigeantes du xviiie siècle, sont bien connus, tandis que les bienfaits du régime fédéral instauré par les radicaux de 1848 sont indéniables. Faut-il penser que l’art et l’honnêteté civique, le goût et l’efficacité, ne feront jamais bon ménage ? Ou que le style d’une époque dépend moins qu’on ne le pense des circonstances politiques et sociales, et bien plus des écoles, des artistes, qui viennent d’ailleurs et ne se soucient pas d’exprimer l’esprit d’un régime ?
Mais, dira-t-on, que devient dans tout cela cette fameuse « démocratie directe » qui a fait la gloire, tout au moins littéraire, des cantons primitifs de la Suisse, gouvernés par une Landsgemeinde ? Eh bien, durant l’époque dite patricienne de notre histoire — du xvie au xixe siècle — elle coexiste avec les aristocraties le plus naturellement du monde. Nul ne cherche à convertir l’autre à sa pratique car : 1° ce n’est qu’une pratique, précisément, on n’en tire aucune théorie ; 2° le principe même des Ligues est l’autonomie de chacun. Les jacobins n’y ont rien compris : cette absence de système les eût épouvantés. Ils admiraient les Suisses mythiques de Jean-Jacques et de Schiller. Mais un Anglais qui voyageait en Suisse vers la fin de l’époque dont je parle, et qui avait étudié de près la constitution de chaque canton, a cette remarque judicieuse : « Si l’on considérait théoriquement la nature de l’Aristocratie et de la Démocratie, on [p. 72] croirait à peine possible de diviser ces deux formes de gouvernement en autant d’espèces que la Suisse en présente. Car dans ce pays, il n’est pas une seule République qui ne se soit modifiée de manière à ne pouvoir être confondue avec aucune de celles du même genre29. »
Gardons-nous donc de confondre la démocratie des cantons à Landsgemeinde avec aucun autre régime, ou aucune idéologie qui se réclame aujourd’hui du même nom. L’assemblée annuelle de tous les citoyens portant leur épée à la main en signe de l’antique liberté — dans l’autre main, un parapluie —, la présence visible et tangible, et littéralement majestueuse sur la grande place d’une bourgade, de celui qu’on appelle toujours en Suisse « le souverain », voilà bien le seul exemple, depuis la Grèce antique, d’une démocratie véritable — « gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple », selon la formule de Lincoln. Mais la Landsgemeinde est une action sacrée, non moins qu’une pratique raisonnable tant que les dimensions de la commune s’y prêtent. Entre cela et ce qu’on appelle démocratie au xxe siècle, qu’il s’agisse de démocraties populaires — ce mensonge déguisé en pléonasme — ou du système occidental des parlements, partis, presse et groupes de pression, le tout manipulé par la télévision, quoi de commun ?
Landsgemeinde à part, que l’univers acclame30, cette ancienne Suisse a eu très mauvaise presse pendant tout le xixe siècle, dans nos manuels d’histoire notamment : c’est qu’elle controuvait la légende de l’égalitarisme foncier des Suisses, — concept [p. 73] auquel nous revenons après quelques détours, mais nous voici mieux informés.
Résumons-nous. Le refus de se laisser gouverner par autrui est sans doute à la base des Ligues. Nous avons vu qu’il signifiait la volonté de sauvegarder les franchises impériales. Ce réflexe est antiégalitaire. Chacun veut rester comme il est, et c’est bien pour cela qu’on entre en ligue.
Mais voici le paradoxe inévitable : la ligue des autonomes ne peut souffrir que l’un de ses membres devienne trop puissant ou trop voyant, car il en profiterait bientôt pour unifier les conditions de tous, ruinant ainsi la raison d’être de la Ligue. Or ce second réflexe joue dans un sens égalisant.
Les deux tendances fondamentales, contradictoires mais étroitement liées et jumelées, s’observent tout au long de notre histoire. Parfois l’une, parfois l’autre prévaut, mais elles sont toujours là, simultanées.
Pendant les guerres de Souabe et d’Italie, l’individualisme impétueux l’emporte sur le sens des solidarités. Pendant la période patricienne, les inégalités politiques et sociales sont codifiées et respectées avec un sérieux unanime, qui peut sembler ridicule aujourd’hui. Mais il faut voir aussi que, par là même, la société s’efforce de mettre un frein aux ambitions aventurières qui pourraient bouleverser l’équilibre social considéré comme garantie des libertés. Et cela se vérifie aussi bien dans les aristocraties urbaines que dans les petits cantons du centre. J’en donnerai deux exemples typiques, empruntés à des observateurs étrangers, témoins directs et objectifs de l’état de choses qui règne en Suisse à la fin de la période patricienne.
À Bâle, note l’Anglais William Coxe31, « tout citoyen noble et qui, par choix, veut conserver son titre de noblesse, est exclu sans retour du nombre des éligibles au Conseil souverain ». C’est sans doute à ces mesures contre la noblesse prises par le patriciat de Bâle et plus tard par celui de Fribourg que se référait Pascal, [p. 74] généralisant un peu trop, lorsqu’il écrivait : « Les Suisses s’offensent d’être dits gentilshommes, et prouvent leur roture de race pour être jugés dignes des grands emplois. »
De son côté, Ramond, traducteur de Coxe, rapporte le trait suivant, à propos d’une Landsgemeinde :
Rien de plus critique dans ces temps de Comices, que l’état d’un magistrat que l’on soupçonne d’avoir abusé de son autorité ou d’un citoyen dont on craint l’ascendant. Il risque d’être jugé sur l’heure avec toute la précipitation qui caractérise les jugements du peuple irrité, et de succomber aussitôt à la fureur de ses adversaires. On en a des exemples terribles ; mais pour ne point affliger par le récit de quelques aventures tragiques, je ne citerai qu’une procédure singulière de ce genre sommaire. C’est le canton de Zoug qui en a donné le dernier exemple. Un paysan offusquoit ses concitoyens par une richesse disproportionnée, qui sans augmenter le nombre de ses jouissances, pouvoit lui donner sur eux un ascendant funeste à la liberté ; l’assemblée générale lui ordonna d’apporter une déclaration de ses biens ; on les divisa en deux parties, dont l’une lui resta et le rendit encore l’un des plus riches hommes du canton, l’autre partie fut distribuée par têtes.
Exemples curieusement révélateurs des diversités de nos coutumes : chez les démocrates tout purs des petits cantons à Landsgemeinde, c’est la richesse qu’on paraît craindre et non pas la noblesse (des Reding et des Attinghausen très souvent sont élus landamman, et même parfois de père en fils), tandis qu’à Bâle, le régime aristocratique mitigé se méfie de la noblesse mais non des grandes fortunes. C’est qu’à Zoug, à Schwyz, en Uri, on est propriétaire paysan, tandis qu’à Bâle on est bourgeois et commerçant. Bâle, qui a chassé son prince-évêque à la Réforme, ne confère pas de titres de noblesse : ceux-ci viennent donc d’ailleurs, récompenses suspectes décernées à de virtuels agents de l’étranger32. Cette méfiance des bourgeois au pouvoir [p. 75] s’est traduite dans la Constitution de la Suisse actuelle par un article ainsi conçu :
Art. 12. — Les membres des autorités fédérales, les fonctionnaires civils et militaires de la Confédération et les représentants ou les commissaires fédéraux ne peuvent recevoir d’un gouvernement étranger ni pensions, ni traitements, ni titres, présents ou décorations.
S’ils sont déjà en possession de pensions, de titres ou de décorations, ils devront renoncer à jouir de leurs pensions et à porter leurs titres et leurs décorations pendant la durée de leurs fonctions. Toutefois les employés inférieurs peuvent être autorisés par le Conseil fédéral à recevoir leurs pensions.
Si la crainte des influences étrangères fournit un prétexte valable pour interdire les « distinctions », elle ne peut expliquer d’autres traits bien curieux d’égalitarisme social qui se manifestent dès 1848. Jusqu’à nos jours, le commandant d’une brigade, d’une division, d’un corps d’armée, ne porte que le grade de colonel ; celui de général n’étant décerné qu’en cas de guerre, et au seul commandant en chef de l’armée. Si bien que les recrues inspectées par un officier supérieur doivent apprendre à lui répondre : « À vos ordres, mon colonel divisionnaire ! » ou : « Oui, mon colonel commandant de corps ! » ce qui est d’un effet singulier. De même, jusqu’en 1955, nos chefs de mission diplomatique ne portaient que le titre de ministre, qui leur valait partout des places en bout de table. Dans certains cantons, la réaction démocratique a été jusqu’à supprimer la particule nobiliaire dans les registres d’état civil.
Et partout dans nos villes et nos villages, la revendication égalitaire — le devoir pour chacun d’être comme tous — a remplacé l’ancien réflexe confédéral de la défense des « libertés » traditionnelles, — du droit d’être chacun à sa manière. Le péché, désormais, c’est de se distinguer.
Ce renversement radical des coutumes d’une ancienne Suisse toute fourmillante de privilèges, toute colorée des signes extérieurs des dignités consulaires et bourgeoises, corporatives et militaires, — ce n’est pas le produit d’une brusque subversion [p. 76] mais d’une longue évolution interne, accroissement de l’entropie sociale. Au sein de l’État fédéral constitué en 1848, le vieux réflexe antihégémonique devait l’emporter finalement sur le réflexe particulariste, l’esprit des communes urbaines sur l’esprit de la paysannerie, l’hostilité zwinglienne à toutes cérémonies sur l’attachement catholique aux symboles. Ces tendances désormais dominantes vont se composer pour créer un égalitarisme vigilant, voire agressif et tatillon, tout à fait sui generis et que nos visiteurs tiennent pour « typiquement suisse », non sans quelque raison mais il convient de s’entendre. Certes, il plonge des racines profondes dans l’ancienne Confédération, mais il faut bien avouer qu’il l’a couverte d’un badigeon universel gris-vert, couleur de l’uniforme de nos troupes et des bâtiments fédéraux. Il est typique d’une certaine Suisse moderne, celle qu’un de mes instituteurs illustrait on ne peut mieux lorsqu’il commençait sa première leçon d’instruction civique en ces termes : « En Suisse, on est tous égaux. C’est pas parce qu’il y en a qui s’amusent à mettre un de devant leur nom qu’il faut qu’ils se croient plus que les autres ! » Leçon comprise par mes vingt petits camarades et qui me valut au sortir de la classe une mémorable raclée. Je perdis ce jour-là mon innocence sociale33.