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Le dialogue Europe-Amérique (juin-juillet 1952)a

Sous son aspect de tentation intellectuelle, le stalinisme est en recul marqué dans nos pays. À Paris et à Rome, où il avait conquis au lendemain de la guerre d’importantes positions stratégiques dans les lettres, les arts et les sciences, le dernier carré de ses adhérents lutte en retraite, médiocrement soutenu par le parti. Ses vedettes se taisent ou rompent avec lui, ses hebdomadaires périclitent ou meurent, son prestige s’évanouit avec la légende de son efficacité.

Or ce reflux — dont rien n’indique qu’il soit simplement temporaire — découvre une situation nouvelle. Dès l’instant où la menace du stalinisme perd son urgence dans le domaine culturel, un problème d’un autre ordre apparaît, qui se pose lui aussi à l’ensemble de la vie de l’esprit en Europe : c’est le problème de l’influence américaine.

L’Amérique, fille de l’Europe

Lors de la séance de clôture de « L’Œuvre du xxe siècle », à Paris, André Malraux s’est écrié : « L’Amérique n’est qu’une partie de l’Europe ! » L’Amérique n’est-elle pas plutôt la fille de l’Europe ? Ou mieux encore : la fille d’Européens aventuriers et puritains, les « Pères pèlerins », et d’une vaste contrée vierge. Une fille n’est pas une partie de son père. Elle peut tenir de lui mais agir autrement qu’il n’aurait su l’imaginer. Elle ne se définit point par rapport à lui seul, mais aussi par rapport au monde. En fait, l’Amérique du Nord est en train de développer une civilisation certes proche parente de la nôtre, mais autonome ; la plus grande différence entre les [p. 4] deux étant que l’Amérique tend consciemment vers les standards de culture, tandis que l’Europe insiste sur ses diversités enracinées.

Le malaise

Il n’y aurait pas de problème ou plutôt pas de malaise, ou en tout cas, le problème des rapports entre ces deux cultures en filiation n’aurait rien d’irritant ni de grave, si l’Amérique ne disposait — à l’appui de sa culture comme de sa politique — d’une puissance matérielle qui fascine les esprits de la plupart des Européens. Toute fascination, comme on sait, résulte de l’action de deux motifs apparemment contradictoires : la peur et l’attrait combinés.

Il est clair qu’une partie sans cesse croissante de l’intelligentsia européenne redoute (ou affecte de redouter) ce qu’elle nomme l’américanisme, ou même (selon le vocabulaire des staliniens) la marshallisation de nos cultures. À l’en croire, l’invasion de l’américanisme représenterait pour nous un aussi grand danger que l’invasion du stalinisme russe.

On sait les motifs invoqués : richesse des USA, conformisme souriant mais implacable, matérialisme, dollar-dieu, vie simplifiée jusqu’à l’anonymat, règne de la culture de masse, rapports humains durs et purement utilitaires. Tout cela corsé de griefs politiques, tels que « l’impérialisme de Wall Street » et le danger d’une guerre menée sur notre sol contre les Russes. (Mais l’attitude antiaméricaine est plus ancienne que ces griefs, et très souvent ne leur doit rien.) Quant aux motifs d’attrait, ce sont parfois les mêmes, plus chez beaucoup l’idée que là-bas, la démocratie marche mieux, l’avenir est plus ouvert, et les rapports humains plus francs et plus cordiaux que chez nous.

Politiquement, on sait ce que donne cette attitude ambivalente : aidez-nous avec vos dollars, mais si vous exigez que votre aide soit efficace, nous crierons à l’impérialisme ; puis décampez, go home, laissez-nous à nos combats de coqs et nous crierons à l’isolationnisme.

Quant à la culture, la cause est entendue, vous n’êtes que des barbares : digests, Collier’s, Coca-Cola, Hollywood, comics et whisky. Il est vrai que nous copions vos romans et vos danses. Mais vous n’avez même pas le sens de la lutte des classes !

On sait ce que pense de son côté l’Américain, rentrant d’un voyage en Europe : des Balkaniques, inefficaces, bons cuisiniers, affreusement compliqués et susceptibles, esquivant les réponses à nos questions directes, occupés à se ruiner par des guerres nationales qu’on nous demande ensuite de payer, parlant de métaphysique mais prenant nos dollars.

[p. 5] Je force à peine les traits, pour aller vite. Je rappelle des jugements grossiers, mais très courants1.

Responsabilités

Que les Américains deviennent impérialistes, ou deviennent isolationnistes, ce sera bien notre faute dans les deux cas. Car il faut faire l’Europe, ou il faudra subir soit leur intervention, soit leur retrait.

Et si la « civilisation du digest » prévaut chez nous, ce sera notre faute encore, autant que celle des USA. Les digests, que nous lisons par millions, ne sont tout de même pas distribués par M. Acheson, ni leur lecture imposée par Ridgway. Quand on s’écrase aux films de Hollywood, quand toute une jeunesse s’intoxique de jazz hot, il faut bien constater que c’est notre public européen qui, librement, propage ces succès américains et leurs contrefaçons multipliées chez nous. Notre élite s’en plaint, il est vrai. Mais l’élite des USA aussi. Personne encore n’a proposé de remède au mauvais goût, ni au goût des lectures faciles. (Le réalisme socialiste s’est borné à les rendre obligatoires.)

Les subventions à la culture

Prenons un exemple précis.

Dès qu’il s’agit de créer un institut de recherches, d’enseignement ou de culture, en Europe, quelqu’un propose de faire appel, pour les finances, « à l’Amérique ». (On entend : des mécènes, une fondation, un comité, une organisation plus ou moins officielle ou privée.) Ceci dans une Europe qui proclame sans relâche sa méfiance ou son hostilité à l’endroit de la culture américaine, à tel point que tout institut que l’on croit à tort ou raison « soutenu par les Américains » en tire d’une part un prestige suspect, d’autre [p. 6] part se voit accusé de n’être rien qu’un « instrument de la guerre froide ».

Devant l’ambiguïté d’une pareille situation, l’Américain se met sur ses gardes et commet des fautes méthodiques. Il multiplie les enquêtes minutieuses pour savoir qui fait quoi, et où, et comment aider tel ou tel sans avoir l’air de faire pression, tout en gardant un contrôle raisonnable. Puis s’étant assuré d’une documentation dont l’ampleur bien souvent dépasse son objet, il fait ses comptes et son rapport au comité, qui se décide objectivement, et qui se trompe une fois sur deux.

Il en résulte un gaspillage d’efforts et de capitaux qui d’une part compromet l’efficacité de l’aide américaine, et d’autre part donne à certains Européens des habitudes de parasites. On veut bien faire état d’une culture supérieure et de ses antiques traditions, mais on refuse d’en payer les frais courants ; l’Américain se demande si l’on y croit vraiment… (J’écris on à dessein : car ce ne sont pas les mêmes qui, en Europe, font la culture et ont l’argent. Mais globalement, la situation se présente ainsi aux yeux des Américains.) J’ai vu des comités, placés devant le choix de plusieurs thèmes d’activité, retenir celui qui semblait avoir des chances d’intéresser l’argent américain, et renoncer à ceux qui intéresseraient l’Europe et les vrais moyens de l’unir. Inversement, les donneurs virtuels proposent à des instituts de culture de s’occuper de la « productivité », à des économistes d’établir des plans politiques, à des politiciens d’inspirer des entreprises d’éducation, et d’une manière générale à n’importe qui de se prononcer sur n’importe quoi qui n’est pas dans la situation concrète de l’Europe, mais dans le programme d’une enquête « scientifiquement établie » outre-mer.

Comment sortir de cette broussaille de malentendus ? La bonne volonté n’y suffit pas ; elle est là, très souvent, elle n’a rien empêché.

Nécessité d’un dialogue juste

Depuis un certain temps, le CEC prépare le plan d’une rencontre de travail qui aura pour objet principal d’éclaircir les malentendus entre l’Europe et l’Amérique. Pour qu’un dialogue de cette nature soit juste, et pour qu’il puisse créer une atmosphère plus saine, quelques conditions simples nous ont paru requises :

a) La première rencontre doit être restreinte et non spectaculaire ; il ne s’agit pas d’un congrès, mais d’un séminaire de recherches.

[p. 7] b) Les représentants de l’Amérique et ceux de l’Europe doivent être choisis au même niveau de culture et de responsabilité : cessons de comparer, comme on le fait couramment, ce qu’il y a de pire d’un côté à ce qu’il y a de meilleur de l’autre, et Pascal aux digests ou les gratte-ciel à nos pittoresques taudis ; parlons en égaux différents. Alors, entre les meilleurs Européens, voués aux perpétuelles révolutions de la pensée, et les meilleurs Américains, techniciens idéalistes de l’évolution permanente, il y aura vraiment rencontre créatrice.

c) Nos griefs et critiques réciproques doivent être considérés comme justifiés, dès le départ, et la question ne sera pas d’échanger de mauvaises notes, mais de trouver, après une analyse des erreurs, les principes et les modes d’une collaboration meilleure.

Diminuer la méfiance, augmenter non pas le montant mais le rendement de l’aide américaine, réduire les préjugés, et sauvegarder l’autonomie européenne non seulement en paroles mais en actes, — voilà des objectifs concrets. Ils sont vitaux. Car si l’Europe et l’Amérique n’arrivent pas à s’entendre effectivement, comment rêver une entente mondiale, comment penser la paix ?