[p. 3]

À propos de la crise de l’Unesco (décembre-janvier 1953)a

La démission de M. Trygve Lie a fait parler d’une crise des Nations unies, par conséquent de la politique mondiale. Survenant peu de jours après, la démission de M. Torrès-Bodet, directeur général de l’Unesco, ne révèle certes pas une crise de la culture, mais bien du principe même des organismes culturels dépendants de la politique. À ce titre, elle mérite un examen, que presque toutes les revues ont négligé de faire, en vertu de la curieuse indifférence dont témoignent, à l’endroit de l’Unesco, les milieux proprement culturels. Nous ne voyons, pour notre part, aucune raison d’affecter la pudeur dans ce domaine. Disons que la crise est grave, que le départ de M. Jaime Torrès-Bodet n’a rien eu de diplomatique, que ce poète, ministre, et grand éducateur est parti en claquant la porte, non sans avoir déclaré vertement qu’il avait cessé de croire à ce qu’il dirigeait.

D’où vient le malaise ?

Chacun sait qu’il existe un malaise général à l’endroit de l’Unesco, et cela non seulement dans l’opinion, probablement superficielle dans ses jugements, quand elle en a sur cet objet ; non seulement chez les « hommes de culture », qui savent mieux de quoi il s’agit, tout en doutant parfois qu’il s’agisse vraiment d’eux ; mais aussi chez les fonctionnaires de l’institution elle-même, comme le prouve le départ de leur chef.

Il doit y avoir un vice constitutif dans toute l’affaire. Et peut-être facile à trouver.

Car en somme, qu’est-ce que l’Unesco ? Un organisme qualifié de « culturel », mis sur pied par les gouvernements, composé de fonctionnaires nommés par eux, entièrement financé et contrôlé par eux, et dont le programme général est voté par leurs délégués. Inutile de chercher plus loin.

Il est clair qu’entre l’activité d’un peintre, d’un savant, d’un écrivain, et les intérêts d’un ministre, les rapports, s’il en est, ne sont qu’accidentels. Il s’agit d’ordres différents, dirait Pascal. Mais cette constatation, quoique nécessaire, reste loin d’épuiser la question. Car l’Unesco n’a jamais prétendu faire la culture, ou faire de la culture. L’Unesco veut aider la culture, et plus encore aider [p. 4] les peuples à se cultiver, non point d’ailleurs pour le plaisir de l’art, mais parce qu’on pense qu’ainsi l’on servira la paix.

Or seule une aide toute désintéressée, n’ayant en vue que la qualité des œuvres d’art, de littérature ou de science, et leur diffusion dans les masses, serait vraiment une aide à la culture. Quel est le gouvernement qui peut aider ainsi ?

Servitudes de la culture organisée

Il y eut jadis des princes et dictateurs mécènes. Il y eut Laurent le Magnifique. Temps bien passés. Un gouvernement, aujourd’hui, c’est pratiquement un ministère plus ou moins dépendant d’un autre ministère (celui des Finances, par exemple) et contrôlé par la majorité d’un parlement. Comment un ministère pourrait-il donc (quels que soient les désirs de ses hauts fonctionnaires) obtenir un crédit pour la beauté d’une œuvre, et sur la seule démonstration de son excellence ? Il n’en obtient parfois, avec quelles peines, que s’il peut démontrer aux Finances, au Parlement, aux présidents de ses commissions, que tel ou tel projet « sert le pays », c’est-à-dire sert sa politique ou son tourisme, ses industries du cinéma ou de l’édition, ses laboratoires nationaux, certains groupes d’intérêts privés, et finalement certains partis. Admettons que le projet soit retenu. La délégation nationale votera pour lui à l’Assemblée de l’Unesco. Mais comment voteront tous les autres ? Il y a là le Yémen, le Liban, les Latins, les Hindous et les Américains, chacun dûment pourvu d’instructions de son État, donc de directives politiques. Si le produit qui émerge de leurs débats a par miracle forme humaine et valeur proprement culturelle, ce sera bien grâce aux tours de force de quelques fonctionnaires chargés de l’exécution.

Puis se pose la question du budget. Il faut faire vivre l’Organisation, et songer aussi à ses tâches. Les activités culturelles n’étant aux yeux de nos gouvernements — et c’est normal — qu’une espèce de mal nécessaire, un de ces irritants problèmes périphériques qui viennent encore s’ajouter aux problèmes harrassants de la lutte des partis, de l’économie, de la défense, et de la politique générale, — il est bien clair qu’on leur donnera toujours le moins possible. Aux yeux du grand public, un budget annuel de 9 millions de dollars, comme celui de l’Unesco, est gigantesque. Au regard des tâches mondiales que l’Unesco s’assigne, il est simplement ridicule ; pire encore si l’on ose le comparer aux dépenses d’armement, ou simplement aux subventions de certains États à leurs industries déficientes. Si l’on croyait à la culture comme on croit au pouvoir électoral des bouilleurs de cru, par exemple, on lui donnerait cent fois ou mille fois plus. Mais le fait est qu’on n’y croit guère [p. 5] dans ces milieux, et tel étant l’état de l’opinion moyenne, 9 millions de dollars font tout de même une grosse somme.

Les hommes de culture, comme on dit, se demandent alors si pour ce prix l’on ne pourrait pas les aider mieux qu’en finançant une grande machine pour les aider. La machine n’absorbe-t-elle pas plus d’énergie qu’elle n’en transmet ? Cela devrait se calculer, semble-t-il. Mais l’a-t-on fait ?

En attendant, rêvons un peu sur ces 9 millions de dollars consentis par les gouvernements. Avec cette somme, on pourrait entretenir 130 centres européens de la culture (un vrai cauchemar) ; ou décerner 3000 grands prix de littérature, d’art et de science ; ou réunir 4000 séminaires de discussions et de recherches ; ou distribuer 5 à 6000 bourses d’études pour professeurs, artistes, étudiants ; ou publier 25 millions de volumes et les distribuer gratuitement ; ou encore 80 millions de grandes reproductions d’œuvres d’art, en couleurs. Mais tout cela, et cent autres choses possibles et imaginables, supposerait que l’on traite la culture comme but en soi, non comme annexe d’une politique. Et nous venons de voir pourquoi c’est impossible : non point à cause d’une mauvaise volonté ou d’une insuffisance quelconque des hommes chargés de la tâche, bien au contraire, mais à cause du système adopté.

Trois vices de construction

C’est le système qu’il faut donc réformer, et c’est encore trop peu dire : il s’agit de refaire à l’inverse, de fond en comble, — et non de comble en fond — ce qu’ont imaginé il y a sept ans les créateurs de l’Unesco.

Le système souffre de trois vices majeurs : il est trop vaste, il est centralisé, et il laisse aux gouvernements l’initiative autant que le contrôle. Reprenons brièvement ces trois points.

 

1. Trop vaste. Une organisation culturelle qui survole toutes les civilisations de la planète ne peut se donner qu’un but très vague, mal défini et presque vide de contenu proprement culturel. (En fait, on se borne à dire qu’on travaille pour la paix.) D’autre part, le cadre national ne correspond pas aux réalités de la culture : celle-ci s’est toujours faite par un jeu de libre-échange qui ne tenait aucun compte de nos récentes divisions administratives et douanières. Le champ d’action optimum d’une œuvre de coopération culturelle correspond concrètement au « champ d’étude historique intelligible » tel que l’a délimité Toynbee : une société, une civilisation bien définie, comme l’Europe, l’islam, l’Asie du Sud, l’Extrême-Orient. Ceci doit [p. 6] se traduire par des organismes régionaux (comme on dit à l’Unesco) et non point mondiaux.

 

2. Centralisé. La réalité de la culture ne se trouve ni dans l’individu isolé, ni dans la nation, ni dans les vastes organisations internationales, mais bien dans les communautés organiques et dans les foyers de création. Nous entendons par là : les écoles de pensée et d’art ; les revues et les groupes d’études ; les festivals de musique ou de théâtre ; les instituts de recherches et d’enseignement ; les laboratoires, etc. C’est là que se forme le langage des créateurs individuels et que leurs œuvres apparaissent. C’est donc de là qu’il faut partir, de cette base-là, non point d’une organisation abstraite parce que mondiale, et condamnée par ses dimensions même à la bureaucratie comme aux interférences politiques.

Le travail culturel est par nature fédéraliste, donc décentralisé. Il se développe par des méthodes de coordination pratique, et non pas à coups de directives émises par un office lointain, soumis lui-même à des pressions d’un ordre différent de celui de la culture. Il suppose certes des liaisons multipliées entre foyers de création. Ces liaisons peuvent et doivent être favorisées quand elle ne s’établissent pas spontanément. Mais on ne saurait les « planifier » sur une échelle qui n’est plus celle du rayonnement normal et sensible des foyers de base.

Fédérer dans le champ d’une région, d’une unité de civilisation, les activités de création et de diffusion de la culture, c’est la méthode du CEC depuis sa naissance. Nous avons bien souvent parlé d’un « centre décentralisé ». En bonne doctrine fédéraliste, il serait plus exact de dire que le CEC veut être un lieu de rencontre et de prise de contact pour les foyers locaux de toute espèce : leur autonomie concrète se trouve ainsi mieux soulignée, en même temps que le rôle catalyseur du Centre.

 

3. Initiative et contrôle gouvernementaux. Ce qui précède suffit à établir que l’initiative véritable, dans le domaine de la culture, appartient en fait aux petits groupes, à de petits exécutifs spécialisés. Il serait donc naturel de calquer les organisations d’aide culturelle sur cette réalité de base. Partir d’en bas — non pas d’un centre trop élevé et trop abstrait —, des conditions concrètes de la culture dans son état naissant. Et ce qui vaut pour les initiatives devrait valoir aussi pour le contrôle des tâches exécutées en collaboration.

Que resterait-il alors à l’organisation constituée par les gouvernements soit à l’échelle des Nations unies, soit comme nous le pensons préférable, à celle du Conseil de l’Europe ? Les tâches normales [p. 7] de l’État en général. Tâches de distribution (comprenant la libération pratique des échanges culturels dans une aire donnée), de subvention (après examen des propositions étudiées et soumises par les intéressés directs) et parfois d’arbitrage (en cas de conflit entre certaines activités culturelles et le bien commun des peuples ou du groupe de nations considéré).

La formule fédéraliste

Nous sera-t-il permis d’ajouter que ces méthodes éminemment fédéralistes sont celles que nous avons adoptées dès le départ au CEC, et que nous n’en parlons pas en doctrinaires, mais sur la base d’une expérience quotidienne, acquise depuis trois ans bientôt. Quoi qu’on pense du succès de nos efforts, le fait certain, c’est que les méthodes que nous suivons répondent aux vœux et besoins exprimés par tous les « foyers » autonomes fédérés sous l’égide du Centre.

Notre organisme n’est pas plus que d’autres à l’abri du sort. Mais si l’on devait parler un jour d’une « crise du CEC », comme on parle aujourd’hui d’une crise de l’Unesco, gageons que cette crise ne proviendrait que d’un manque d’appuis extérieurs, et non pas de la formule même du CEC.

S’il fallait résumer encore ces remarques déjà trop condensées, on soulignerait ces deux points :

1. En matière de culture, les intéressés seuls sont juges de leurs besoins. Qu’on leur laisse donc l’initiative, le contrôle et l’exécution ! Qu’ils s’associent directement entre eux, quand ils le trouvent utile, par-dessus les frontières nationales (comme l’on fait par exemple, au CEC, les directeurs de festivals). Cette méthode s’est montrée la plus économique, la plus rapide et la plus efficace aussi pour préserver les entreprises de culture de toute ingérence politique.

2. Sur la base des initiatives émanant des intéressés, que les gouvernements ou la fédération s’attachent à leur rôle d’arbitrage entre les intérêts spécifiques de la culture et les intérêts généraux des populations. Un régime de consultations directes entre les petits exécutifs spécialisés dont nous parlions et les instances gouvernementales se révèle là encore le plus pratique, ne fût-ce qu’en évitant les retards et les frais des grandes machines bureaucratiques.