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La règle d’or, ou principe de l’éducation européenne (1960-1961)a b

Les deux fins de toute éducation

Quel est le but de l’Éducation pour les Européens du xxe siècle ? Et spécialement pour vous, futurs maîtres de classes du primaire et du secondaire ?

Nous sommes ici dans une Europe en train de s’unir, face à un monde transformé par elle, et disons plus : fait par ses œuvres. Car si l’on peut parler du Monde, de l’unité du « genre humain », comme chacun le fait aujourd’hui, c’est bien à l’Europe qu’on le doit : c’est elle qui a découvert la Terre entière, c’est elle que l’on imite partout, et c’est d’elle enfin que les peuples ont reçu cette idée de la liberté et ces moyens de se libérer qu’ils ont hâte d’appliquer d’abord à ses dépens ! Au moment où elle dépasse ses vieux nationalismes et regroupe ses forces ; au moment où les jeunes nationalismes d’outre-mer s’affirment bruyamment et tendent à se grouper contre elle ; doublement remise en question, l’Europe se voit contrainte de prendre une conscience neuve de ses buts généraux, et de ce qu’elle veut de l’homme. C’est le problème de l’Éducation qui se pose ici dans son ampleur et son urgence.

Depuis des siècles, on a discuté les méthodes de l’Éducation, comme si les fins de cette Éducation allaient de soi. Et en effet, durant des siècles, ces fins n’étaient guère contestées : un accord général existait quant à savoir sur quel modèle il s’agissait de former l’individu. Il n’en va plus de même aujourd’hui. Nous ne sommes plus au Moyen Âge, avec ses idéaux bien encadrés du clerc, du chevalier et de l’artisan. Nous ne sommes plus à l’âge classique, avec son idéal de l’honnête homme. Notre idée de l’homme a changé. Mais quelle est-elle ? Nous continuons à parler de méthode d’éducation et de pédagogie, sans déclarer leurs fins nouvelles.

On l’a dit et on l’a répété : toute politique implique une définition de l’homme. De même, et a fortiori, toute méthode éducative. Qui veut la [p. 2] fin veut les moyens, dit le proverbe. Inversement, qui veut certains moyens sert, consciemment ou non, certaines fins. Derrière l’écran de fumée que constituent les prétextes généralement invoqués pour ne pas reposer la question des fins — objectivité scientifique, routines et règlements, difficultés pratiques à surmonter d’abord, etc. — saurons-nous distinguer les buts humains de l’éducation occidentale au xxe siècle ?

C’est le problème unique que je me pose ici, et je crois qu’il n’est pas impossible d’y répondre. La méthode comparative, dont un Marc-Antoine Jullien se fit l’avocat voici un siècle, pourra nous y aider. Mais avant de l’appliquer aux trois grandes régions qui forment l’Occident moderne — l’Europe, l’URSS et les USA — rappelons en quelques mots ce qu’a signifié l’Éducation dans les grandes sociétés humaines de l’Antiquité, de l’Orient et de l’Europe jusqu’à nos jours.

Éduquer l’homme, dans tous les temps et dans toutes les cultures connues, a toujours consisté en deux efforts conjoints :

transmettre les connaissances acquises par une société déterminée ;

former moralement et socialement le jeune individu.

Dans les sociétés traditionnelles, régies par le Sacré (Antiquité, Asie) la transmission des connaissances prend la forme d’une initiation, tandis que la formation morale et sociale consiste en un dressage de l’individu, toute l’opération ayant pour but de rendre les croyances, conduites et réflexes, conformes aux canons religieux établis et indiscutés.

Dans nos sociétés modernes, pluralistes et profanes, tout change. La transmission des connaissances n’est plus initiation mais instruction publique, c’est-à-dire communication directe, sans préparation religieuse, et à n’importe qui, d’un savoir déclaré objectif. Cette instruction ne vise pas à introduire au mystère, mais au contraire à l’éliminer. Elle distribue, comme au hasard, une certaine « somme de connaissances », d’objets tout faits, avec leur mode d’emploi ; tandis que l’initiation supposait une préparation rituelle, créant une attitude de réceptivité à certaines « révélations » symboliques ou mythiques, — c’est-à-dire psychiques ou psychologiques, comme nous le dirions aujourd’hui.

En revanche, au dressage antique, les sociétés modernes ont substitué la promotion de l’esprit critique en vue de l’autonomie individuelle. Le dressage consistait dans un conditionnement des réflexes : il s’agissait de forcer le jeune homme à imiter exactement, et sans discussion, les conduites méticuleusement prescrites par la coutume sacrée. (Seul équivalent moderne : le drill militaire, d’ailleurs en voie de rapide disparition.) La préparation à l’autonomie va dans le sens contraire : idéalement, elle vise à libérer l’individu des conformismes périmés, des vérités toutes faites — même inculquées par l’instruction — afin de le mettre en mesure de réaliser sa propre vocation. Au lieu de le forcer à devenir comme les [p. 3] autres, on veut l’aider à devenir lui-même. Au lieu de le diriger dès sa naissance dans une voie tracée par ses astres, par sa caste, sa classe et sa famille, on le prépare à courir « sa » chance, son aventure particulière. Au lieu d’initiation, on parle d’initiative.

Ces deux termes marquent le début et la fin d’une évolution millénaire allant du sacré au profane, du collectif religieux-social à l’individualisme, de l’autorité indiscutée à la liberté aventureuse.

Un exemple très simple illustrera tout cela. On sait le rôle de la danse dans la culture hindoue. Danser, pour un Indien, c’est « s’inscrire dans le jeu circulaire de la terre et des astres » comme l’écrit Nyota Inyoka. C’est reproduire sans faute de la manière prescrite, à l’extrême de la précision, les gestes qui symbolisent l’action d’un dieu. Toute variation individuelle, trahissant le tempérament ou la personnalité du danseur, devient alors erreur ou impiété : elle frappe de nullité le rite. En Europe au contraire, il est courant que le maître inscrive au bas d’une rédaction d’élève qu’il veut louer : « Bon travail, idées originales et style personnel. »

Le vrai sens de l’action d’éduquer, dans notre ère, devient alors conforme à l’étymologie même de ce verbe : e-ducere, « conduire dehors », conduire l’individu de l’ignorance au savoir, de l’instinct à la raison critique, du royaume du sacré indiscutable et protecteur vers l’aventure personnelle, vers l’autonomie, vers les risques…

J’ai dit que les deux termes d’initiation et d’initiative marquent deux attitudes extrêmes, l’une autoritaire et l’autre libérale. N’allez pas croire, pourtant, que l’humanité devait fatalement passer de l’une de ces attitudes à l’autre en vertu de quelque loi de l’Histoire, devait abandonner l’une pour adopter l’autre, et que par suite l’autorité serait quelque chose de « périmé », de « réactionnaire », et en tout cas, de condamnable, tandis que la liberté serait moderne, progressiste et louable en tous les cas. Car en fait toute éducation digne du nom comporte les deux éléments à doses variables. Autorité et liberté sont aussi nécessaires à la vie de l’Éducation que la diastole et la systole du cœur à la circulation sanguine, ou que l’attraction et la répulsion à l’animation de l’énergie nucléaire, des courants électriques, de la vie amoureuse.

Cependant le dosage des deux attitudes reste variable, et ses variations déterminent les diverses conceptions connues de l’Éducation, selon les divers types d’hommes qu’elle entend former.

Quels sont, dans l’Occident moderne, ces types d’hommes ?

Trois tendances principales en Occident

Du point de vue de la culture au sens large du mot, trois régions bien distinctes se sont dessinées au cours du second tiers du xxe siècle : l’Europe, l’URSS et les USA. Vous allez voir qu’elles se définissent aisément [p. 4] selon le dosage d’autorité et de liberté qu’elles ménagent dans l’Éducation.

 

a) Les États-Unis d’Amérique se caractérisent par la prédominance très marquée de la liberté sur l’autorité. Le souci de respecter l’individu y triomphe dans l’enseignement, au point d’y provoquer une crise aiguë, que les observateurs étrangers ne sont pas les seuls ni les premiers à détecter. Un nombre croissant d’Américains, témoins ou victimes du système, le dénoncent sans pitié par le livre et le film.1

La crainte de « créer des complexes » paralyse le maître et ruine la discipline. La crainte d’imposer un effort intellectuel excessif aboutit à ne plus rien imposer du tout. Si un élève déclare qu’il n’a pas envie de faire de l’arithmétique ce matin (et qui en a jamais envie ?) on lui répond en souriant qu’il n’a qu’à faire autre chose. Les méthodes nouvelles d’enseignement tendent régulièrement à économiser pour l’élève l’effort de l’intelligence, de la mémoire et de l’attention. Elles ont formé une génération d’enfants que plus rien ne tient en respect, qu’aucune loi ni règlement n’effraye plus. L’École est devenue leur jouet, et ils ne peuvent comprendre qu’un maître les empêche de jouer avec lui comme il leur plaît. L’idée générale est la suivante : si un texte est trop difficile, qu’on en choisisse un plus facile, un plus « moderne »… Le caractère d’imprimerie devient toujours plus gros, les images plus nombreuses, et l’on peut craindre qu’à la fin elles ne remplacent complètement les mots. Le langage subit une dégradation analogue. Les nuances de pensée tendent à disparaître avec les mots qui les traduisaient… Le niveau éducatif s’abaisse jusqu’au plus bas commun dénominateur, et voici l’ironie : personne n’en tire bénéfice, même pas l’élève le plus ignare, car il voit son ignorance acceptée comme la norme ! Quant aux plus intelligents, ils trouvent de moins en moins d’incitations à se surpasser (challenge) dans l’enseignement qu’on leur offre.

Ces jugements et cette description, je les extrais du livre qu’une institutrice écœurée publiait il y a quelques années aux États-Unis2. Le diagnostic qu’elle porte, et que vingt auteurs confirment, pourrait être résumé de la sorte : on pousse le respect de l’individualité enfantine jusqu’au refus de la former. Mais précisons : si la formation intellectuelle qu’elle offre est de plus en plus médiocre, l’école américaine n’en prétend pas moins préparer des « personnalités complètes et socialement adaptées ». Elle se substitue presque totalement à la famille, prenant l’enfant dès 3 ou 4 ans (nursery, schools), ou au plus tard dès 5 ans (Kindergarten), pour le garder jusqu’à 18 ans, et cela non seulement [p. 5] pendant les leçons mais par le moyen d’innombrables activités « sociales » qui absorbent les heures libres après la classe. Résultat global : baisse du niveau intellectuel, nivellement aux dépens des meilleurs, et toute-puissance des « modes » sociales sur la jeunesse. Le respect excessif de l’individu, la crainte de le déformer en le formant par des disciplines exigeantes, aboutit à un conformisme tyrannique, dont souffre en premier lieu l’élite virtuelle. On voulait faire des individus libres, et les amener à la liberté sans contraintes, on aboutit à faire des individus « ajustés » qui n’offrent plus de résistance aux modes, à la publicité, aux injonctions de la TV.

 

b) À l’autre extrême, prenons le cas de l’URSS, dont la doctrine d’État, marxiste d’étiquette, bien qu’en réalité technocratique, entend éliminer tout individualisme et ne respecter que les droits de la collectivité. Le trait distinctif est ici la spécialisation dirigée par l’État. L’élève qui a réussi ses épreuves de sorties (après dix ans d’école) peut entrer dans un des 800 instituts techniques existant en URSS (pour 33 universités seulement). L’éducation technique se divise en cinq branches principales, qui se subdivisent en 24 sous-branches, comprenant 295 spécialités et 510 sous-spécialisations. Le plan d’étude est rigoureusement prescrit pour chaque spécialité : l’élève n’a aucun droit d’option et il n’existe pas de cours facultatifs, ni de cours de culture générale (studium generale), à moins qu’on ne qualifie ainsi les cours de science politique, c’est-à-dire de marxisme-léninisme et de propagande du Parti, qui n’occupent que 6 % des études, 27 % étant consacré aux sciences et 67 % à la spécialisation. Quelques jours après ses examens finaux, l’étudiant se voit assigner par l’État un poste de travail pratique, et ce stage dure au moins trois ans. Après quoi, quelques-uns des meilleurs sont autorisés à poursuivre des études supérieures et à préparer un doctorat. Au cours des dernières 25 années, trois sur quatre des candidats ont été dirigés vers un doctorat en sciences3.

Ce sont ainsi les besoins du Plan, c’est-à-dire les besoins de la collectivité interprétés par le Parti et son État, qui déterminent l’éducation. On revient au dressage utilitaire de l’individu comme dans les sociétés sacrées religieuses, où tout est prescrit sans discussions. Nous sommes ici aux antipodes de la pratique américaine. À l’excès de liberté dans le choix s’oppose l’absence totale de choix pour l’individu. Au respect de la personnalité enfantine ou juvénile poussé jusqu’à l’évanouissement de la discipline (intellectuelle ou morale) s’opposent le mépris absolu des goûts individuels et le triomphe absolu du conditionnement social dirigé par l’État. Et cependant le système américain, lui aussi, livre finalement [p. 6] l’élève à une sorte de conditionnement social, non dirigé bien sûr, capricieux comme la mode, mais comme elle, contraignante pour l’esprit.

Ainsi d’une part, la liberté anarchique aboutit au conformisme imposé par la mode ; d’autre part, l’absence de liberté conduit au conformisme imposé par l’État.

 

c) Ces deux repères extrêmes une fois posés, il nous est plus facile de définir ce qu’est la voie européenne. Posons-nous cette question très simple : Pourquoi sommes-nous choqués par les excès américain et soviétique ? Pourquoi les ressentons-nous comme des excès ? Sinon parce que le sentiment demeure en nous, exigeant et actif, d’un équilibre nécessaire, d’une voie médiane, ou comme il me paraît préférable de dire : d’une mise en tension permanente, d’une composition vivante des deux tendances : respect de l’individu, volonté de le former.

Respecter l’individu, c’est voir en lui la personne qu’il peut devenir s’il découvre sa vocation et reçoit les moyens de l’accomplir. Le former, c’est lui communiquer, par le moyen de disciplines souples mais fermes, le sens de la communauté (culturelle, politique et sociale) au sein de laquelle sa vocation s’exercera. Trop de liberté sans effort, trop d’effort imposé sans liberté : les deux excès conduisent à des résultats analogues, qui sont le déclin du sens critique, la non-résistance aux modes ou aux réglementations sociales, la médiocrité du niveau culturel, et la stérilisation des élites futures. L’idéal directeur d’une éducation spécifiquement européenne apparaît alors bien clairement : il est de former et promouvoir des hommes à la fois libres et responsables, c’est-à-dire conscients à la fois de ce qu’ils se doivent en tant qu’individus à la recherche de leur vocation, et de ce qu’ils doivent à la communauté dans laquelle ils se trouvent engagés. C’est ce type d’homme en équilibre dynamique qui mérite le nom de personne, et qui reste le but de toute éducation non seulement en Europe mais pour l’Europe.

J’ai marqué trois tendances pratiquement dominantes dans ces trois régions de l’Occident. Je vous laisse le soin de nuancer le tableau. Je vous accorde qu’il existe aussi des signes d’un retour à l’autorité aux USA, de même que se font jour dans la plus récente littérature soviétique des signes non trompeurs d’une nouvelle faim de liberté. Je vous accorde enfin qu’en Europe même, quel que soit notre idéal, nous souffrons nous aussi, dans la pratique, des excès alternés de la tendance « russe » et de la tendance « américaine ». Mais mon objet, ici et aujourd’hui, n’était que de vous proposer un cadre de références, dessiné à grands traits.

Pour illustrer cette première partie de mon exposé, j’aurai recours à une parabole, que j’appellerai la Parabole des trois colombes.

Vous connaissez tous la colombe de Kant, celle qui s’imagine qu’elle volerait mieux dans le vide, sans la résistance fatigante que l’air oppose [p. 7] au libre jeu de ses ailes. C’est l’utopie de l’éducation trop libre en Amérique.

L’utopie russe, c’est une colombe mécanisée, ou tout au moins conditionnée selon les théories de Pavlov : elle n’a pas à se poser à chaque instant la question : que faire ? où aller ? Tout a été réglé d’avance par le Régime.

La colombe européenne, elle, sait qu’elle a besoin pour voler de la résistance de l’air, mais elle n’a pas reçu de « programme » invariable. Elle doit choisir sans cesse, résister aux courants, prendre ses risques. On ne l’a préparée qu’à « voler de ses propres ailes ».

La Règle d’or

Permettez-moi, maintenant, cinq minutes de philosophie.

J’ai dit qu’à mon sens, le but de l’éducation européenne est la personne, c’est-à-dire l’homme à la fois libre et responsable, libre pour accomplir sa vocation, et engagé par cette vocation dans une communauté humaine devant laquelle il se voit responsable.

À partir de cette idée de l’homme, il devient possible d’interpréter d’une manière cohérente les principaux domaines de notre civilisation. Ainsi notre idéal civique comporte à la fois la vocation personnelle et l’amour du prochain : la tendance axiale, normative, de notre politique est l’unité dans la diversité (que nous appelons en Suisse fédéralisme) ; et enfin l’éducation comporte à la fois le dressage et la préparation à l’autonomie. Le principe est toujours le même : équilibre entre deux antagonismes, tension maintenue entre deux pôles.

Remarquez que la personne, telle que je la définis, est une réalité dialectique par définition : elle est la résultante de deux tendances antinomiques, la liberté et la responsabilité, qui ne doivent jamais être séparées, jamais être sacrifiées l’une à l’autre, mais maintenues ensemble, et c’est cette tension, sans cesse renouvelée et restaurée, cet équilibre dynamique, qui définit l’Europe et qui caractérise toute conduite méritant d’être qualifiée vraiment d’européenne.

La règle d’or de la culture européenne et de l’éducation qui lui correspond, c’est cela : l’équilibre en tension entre l’autorité et le risque individuel, l’unité et la diversité, la vocation unique et le service communautaire, et d’abord l’amour du prochain comme de soi-même.

Quel est le but de la discipline ?

Prenez n’importe lequel de nos problèmes traditionnels ou modernes, sociaux, éthiques ou même économiques, et vous verrez qu’ils se [p. 8] rattachent tous, en Europe, à des problèmes de dosage, d’équilibre vivant entre ces éléments.

Le problème de la discipline scolaire par exemple.

En faut‑il plus ou moins ? Faut‑il rétablir les punitions corporelles, comme on le discute à la Chambre des communes ? Faut‑il laisser plus de place à la spontanéité anarchique de l’enfant ? Ou au contraire renforcer les exigences d’exactitude et de ponctualité formelles, la propreté dans la tenue des cahiers, etc. ? Faut‑il plus de dressage, ou plus de développement du sens critique ? Les avis diffèrent sur des questions de degré, mais tout le monde admet tacitement qu’il ne peut s’agir que d’un dosage des exigences contraires de liberté et de contrainte. Les Russes disent contrainte seule, les Américains liberté seule ; nous disons : les deux ensemble, bien plus, nous pensons que l’un ne va pas sans l’autre. En fait la règle d’or veut que les contraintes soient conçues comme une préparation à la liberté, la discipline comme un apprentissage de l’autonomie, et non point comme une restriction de la liberté et de l’autonomie. Et quand nous critiquons telle conception de la discipline, c’est toujours au nom de cet idéal, de ce sens inné de l’équilibre des contraires.

Une journaliste américaine interrogeait récemment des pères de famille français sur l’éducation de leurs enfants, et l’un d’eux répondit que sa méthode était de les dresser « comme des chiots ». Indignation de l’Américaine ! Or ce Français à l’ancienne mode entendait dire qu’il faut au jeune enfant un dressage suffisant pour lui permettre, un jour, de se débrouiller seul, de chasser pour son compte. Un Soviétique russe ou chinois eût invoqué le rendement technique dans le cadre du plan.

Notre conception la plus saine du dressage se situerait, me semble-t-il, à mi-chemin entre l’entraînement (au sens sportif) et l’hygiène mentale.

Quand vous exigerez de vos élèves une certaine immobilité pendant les leçons, que ce soit donc non pas en vertu de je ne sais quelle idée de « correction » formaliste et vexante, et non pas pour avoir la paix vous-même, mais pour favoriser la paix de leur esprit et les moyens d’abord physiques de concentrer leur attention.

Je me permettrai de vous signaler à ce propos deux déviations du sens de la discipline scolaire, que j’ai observées à mes dépens quand j’étais sur les bancs de l’école primaire, en Suisse.

1° La discipline extérieure — tenue en classe, tenue des cahiers, pas de bavardages — était conçue sur le modèle militaire (celui du drill, des alignements au cordeau, du silence dans les rangs, des poils de la brosse à dents tournés à gauche dans les chambrées, et surtout que rien ne dépasse !), plutôt qu’en fonction du but à atteindre, la concentration intellectuelle. En revanche, on n’exigeait pas assez quant à la discipline intellectuelle : rapidité des réflexes, du raisonnement, élégance et [p. 9] précision de l’expression. Je suis un fervent partisan du rétablissement de la classe de rhétorique avant le bachot, et d’une extrême exigence quant aux bonnes manières à l’école primaire, les mauvaises manières (ou la gaucherie gouailleuse) étant moins pénalisées que ridiculisées. C’est le contraire qu’on observe en général. (De celui qui parle bien, les autres élèves disent : « Il raffine ! »)

2° La plupart des instituteurs suisses sont victimes d’un goût dangereux de l’égalité intellectuelle et de l’homogénéité des esprits. Dans nos classes règnent la haine du cancre, la méfiance envers les meilleurs, le respect des médiocres et l’honneur aux moyens. Si j’avais quoi que ce soit à vous recommander, ce serait d’exiger des médiocres une extrême discipline, politesse, tenue morale et respect des meilleurs comme des cancres — Einstein fut un cancre à l’école, renvoyé pour indiscipline — et en revanche, de favoriser les meilleurs, de les pousser, de tolérer leurs écarts de discipline, et d’exiger d’eux, intellectuellement, plus encore qu’ils ne donnent, relativement au reste de la classe.

Formation générale et formation technique

Un autre problème, plus nouveau, se pose à l’éducateur européen de notre temps : c’est celui du dosage entre la préparation générale et la formation technique.

Les Russes sacrifient tout à la spécialisation professionnelle, dans le cadre du Plan de production : ils veulent des techniciens efficaces. Les Américains au contraire sacrifient tout à la préparation à la vie sociale : ils veulent des citoyens bien adaptés. Nous voulons plus : nous voulons les deux choses à la fois et une troisième en plus. Nous voulons à la fois préparer de bons citoyens, de bons professionnels, et des hommes complets, des personnes autonomes. C’est dire que votre rôle d’éducateurs est beaucoup plus difficile et complexe que celui de vos collègues de l’Est et de l’Ouest. Mais avouez qu’il est aussi plus passionnant.

Là encore, l’Europe va se voir amenée à assouplir et à diversifier ses méthodes, à admettre une mesure beaucoup plus large d’inégalité — disons de diversité — dans la préparation des élèves. Mais elle ne doit pas perdre de vue, pour autant, la nécessité fondamentale de maintenir un équilibre entre la spécialisation et la culture générale. Car une fois de plus, de cet équilibre en tension, dépend la fécondité de notre civilisation. Une civilisation trop purement classique, humaniste, libérale, au sens ancien, risque de se voir écrasée physiquement par les civilisations techniciennes. En revanche, une civilisation purement technicienne, après quelques triomphes spectaculaires, quelques Spoutnik et Lunik, [p. 10] risque de voir tarir les sources mêmes de sa créativité. Car il est bien connu que la science et la technique se nourrissent d’autre chose que de recettes techniques et d’équations : les plus grands savants novateurs de notre temps sont tous d’accord sur ce point. La poésie, la philosophie, l’imagination, l’inquiétude spirituelle sont plus créatrices, pour les sciences mêmes, que les cours de sciences et de technologie, indispensables certes, mais insuffisants lorsqu’il s’agit de créer, d’innover librement.

La vision du But

Vous l’aurez remarqué : je n’ai guère parlé de méthodes. J’ai plutôt insisté sur le But — la personne — car à mon sens, c’est la vision du But qui peut seule nous dicter les méthodes adéquates pour le rejoindre.

« En toutes choses, il faut considérer la fin », dit le proverbe. Je dirais : « Avant toute chose, considérez la fin. » La fin seule de l’Éducation doit et peut dicter les moyens, les méthodes de l’Éducation.

Oserai-je vous confesser ici que je ne crois plus guère aux méthodes pédagogiques, qu’elles soient autoritaires ou libérales, actives ou fonctionnelles, traditionnelles ou révolutionnaires, existantes ou à inventer ? En effet, une méthode appliquée à tous ne peut préparer au mieux, si elle réussit, qu’un type humain uniforme, une classe, un genre, une espèce d’hommes homogène : le technicien, le citoyen ajusté. Mais comment passer d’une méthode, par définition générale, au But particulier, unique, de l’éducation européenne, éducation pour la personne ? Il y a un saut à opérer. Le général ne conduit pas au particulier. Dans la mesure où nous décidons de créer une certaine classe d’hommes, d’inculquer un certain bagage de connaissances, alors bon, discutons méthodes. Il n’y en a pas de bonne, mais il y en a de pires que d’autres. Aucune n’est capable de conduire assurément au But, mais n’importe laquelle, appliquée avec liberté et mise de côté quand il faut, peut y conduire, à la seule condition qu’elle soit maniée par une personne qui a vu le But et qui se laisse guider et fasciner par lui. Vous serez de bons éducateurs dans la mesure où vous serez vous-mêmes sensibles à la réalité spirituelle, dialectique, antinomique, dynamique de la personne. Ces termes sont abstraits s’ils ne sont pas sentis. En voici une autre version plus à la mode. L’homme personnel, l’homme de sa vocation, c’est celui qui incarne le paradoxe formulé par Victor Hugo il y a un siècle, et repris récemment par Albert Camus : c’est un homme à la fois solitaire et solidaire.

Le But étant donc la personne, c’est la réalité sentie de la personne qui doit nous inspirer les moyens de le rejoindre.

Je terminerai par une seconde parabole, que je nomme la Parabole du But.

[p. 11] J’étais recrue dans l’armée suisse. J’apprenais à tirer. On m’avait enseigné tous les gestes à faire, en grand détail, selon la méthode la plus sûre, la plus littéralement conforme au règlement : prendre la crosse en tournant avec la main droite, prendre le cran d’arrêt, mettre en ligne le viseur, le point de mire et la cible après avoir assuré la hausse, bloquer le souffle, enfin tirer. Je faisais tout cela et ratais tout. La veille du grand concours de tir — nommé tir au galon, car la récompense des meilleurs était un petit bout de galon d’or sur la manche — on me négligeait dans mon coin, j’étais un cas désespéré. Un jeune lieutenant, cependant, vint m’observer. « Vous tirez mal, dit-il, voulez-vous apprendre ? » — « Oh oui, mon lieutenant ! » — « C’est très simple, ça tient en trois mots : pensez au noir. » J’avais compris ! Mais comme je ne bougeais pas, il ajouta : « Ne pensez plus à ce que vous faites de vos mains, aux mouvements que vous avez appris. Regardez le noir de la cible, laissez-vous fasciner par lui, et le coup partira tout seul. » Le lendemain, je gagnais le galon d’or.

Ce jeune lieutenant avait le sens du But, il a donc pu me le communiquer en quelques mots, et cette initiation a réussi, où l’instruction avait échoué. J’ignore son nom, mais j’ai tiré de sa leçon toute une morale, et même tout un livre que je compte publier bientôt, et dans lequel je dirai tout au long ce que je n’ai pu, ici, qu’esquisser devant vous.